-->
No hate. No violence
Races? Only one Human race
United We Stand, Divided We Fall
Know Your enemy!
-No time to waste. Act now!
Tomorrow it will be too late
You are what you know and what you do with what you know -¤- Freedom of Speech - Use it or lose it!

 

 

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LE PASSE ARABO-ISLAMIQUE

 

-Monsieur le Président, je vous propose que notre entretien, comme vous l'avez suggeré dans votre propos Qu'apporte l'Islam au monde moderne ?,fasse état de questions théoriques mais aussi pratiques afin d'éviter à la fois le piège de l'abstraction, de façon à être utile aux causes et aux combats arabes et islamiques.

Permettez-moi d'abord de brosser brièvement un tableau rétrospectif de notre histoire arabo-islamique, depuis la fin de l'ordre islamique mondial, il y a plus de cinq siècles, à l'avènement de l'ordre mondial actuel, et d'exposer la dialectique ayant provoqué ce passage.

Je vais davantage insister sur l'époque de la renaissance moderne, car il faut être très attentif au fait de dater notre renaissance et notre présent des premiers contacts avec l'Occident.

En effet, certains prétendent que la nation arabe et le monde islamique ont été "réveillés" par les coups assourdissants des

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canons napoléoniens au Machrek, tandis que le Maghreb l'a été, lui, bien avant, grâce aux canonnières ibériques.

Vivions-nous vraiment, alors, sous l'emprise d'un profond sommeil d'où nous auraient tirés les canonnières napoléoniennes et ibériques ? Etions-nous vraiment au bord d'une agonie générale, comme le soutiennent certains ?

Ce sont là des préjugés dangereux et malheureusement très courants, et ils continuent de polluer gravement les consciences. Ils visent d'abord à accréditer la thèse d'une prétendue stagnation de fIslarn, puis des musulmans, dont les Arabes.

A mon avis, l'Islam n'a jamais connu de stagnation et son élan n'a pas été brisé parce qu'il aurait été contenu géographiquement: on peut vérifier cela à trois niveaux d'analyse.

Premièrement, l'Islam en tant que religion n'a été contenu à aucun moment. Jetons , par exemple, un regard rétrospectif sur les cinq derniers siècles, dits de déclin .

Force est de constater que l'Islam, loin d'être contenu, a continué sa progression, notamment au coeur du continent africain qui est aujourd'hui à moitié musulman et le sera peutêtre totalement demain.

Dans le même temps, l'Islam a pénétré l'est de l'Asie, dans les pays comme la Corée, les Philippines, la Thaïlande, l'Indonésie etc. d'où il était totalement absent. Aujourd'hui, on constate que l'Islam apparaît au coeur même de la civilisation occidentale moderne, j'entends aux Etats-Unis. L'Islam, animé d'une dynamique interne, poursuit son élan avec la même vigueur et la même fraicheur originelles.

Deuxièmement, au niveau politique, notamment celui de l'instauration de l'Etat islamique, l'Islam n'a pas décliné avec la chute du califat de Bagdad en 1263.

L'Egypte, depuis et après les guerres des Croisades, a continué de s'imposer comme centre politique de l'Islam. Par la suite, les Ottomans ont repris avec succès le flambeau en Asie centrale et l'ont porté haut jusqu'aux portes de Vienne.

Est-il besoin de le rappeler , ils ont failli occuper l'Europe toute entière et l'Autriche en 1683, et ainsi réintroduire par le Nord, l'Islam en Espagne. Les Ottomans sont demeurés une grande puissance et se sont partagés la domination du monde avec les Espagnols jusqu'au XVIIIe siècle, pour continuer ensuite à

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représenter le monde islamique jusqu'à la première guerre mondiale. Autre victime de la conspiration du silence observée par les historiens occidentaux - conspiration à laquelle nous participons inconsciemment - est la grande civilisation que fut l'Empire islamique mogol dans le sous-continent indien. Civilisation brillante qui a duré jusqu'au XVIIe siècle, avant de tomber sous les coups successifs du colonialisme anglais.

Troisièmement, au niveau socio-culturel, l'Islam a toujours su trouver les conditions favorables pour un nouvel essor.

On peut le constater, par exemple, en Inde où dans la vie quotidienne des gens et leurs comportements au-delà des bannières religieuses, son empreinte reste assez vive, ainsi que par exemple sur les plans vestimentaire et alimentaire.

Par ailleurs, en Andalousie, les musulmans se sont perpétués culturellement, même après la chute de Grenade en 1492, et cela jusqu'au XVIIe siècle.

Dans sa récente percée aux Etats-Unis, l'Islam se déploie au coeur même de l'enfer. En effet, l'Islam y constitue un véritable refuge face aux effets pervers de la société américaine. Et ce sont ceux qui sont incarcérés, les laissés-pour-compte du système qui viennent en masse à l'Islam. C'est là le vrai miracle de l'Islam, j'entends son aspect social. C'est une fleur qui pousse sur un marécage, porteuse de tous les espoirs.

Comment parvenir à comprendre les raisons de notre renaissance contemporaine alors que nous nous efforçons de saisir et de suivre ses affluents ?

Ceux qui veulent en attribuer le mérite exclusif à l'impact de l'Europe se trompent. Celui-ci n'est qu'un élément parmi d'autres. A mon avis, les facteurs de notre renaissance peuvent s'expliquer à partir d'un élément principal autour duquel s'ordonne une série de facteurs qui lui sont récurrents.

L'élément principal est Ibn Taymiyya. Il constitue la source où a puisé la Renaissance arabe puis ensuite islamique. Les autres éléments sont nombreux mais l'un des plus importants est sans doute le mouvement wahabite qui est apparu et s'est répandu avant même la campagne d'Egypte de Napoléon, où l'on a voulu voir, à tort, le point de départ de la Renaissance. La mort de Mohammed Ben Abdelwahab a coïncidé avec la Révolution française alors que Napoléon n'était qu'un général d'armée. Ben

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Abd el-Wahab mourra en 1791, c'est-à-dire deux ans après le déclenchement de la révolution française.

Le mouvement wahabite a représenté le premier signal important et décisif de la Renaissance. Il fut suivi par Mohammed Ali en Egypte après la campagne française en Egypte. Rendons à César ce qui appartient à César, en cernant les événements et en examinant les faits de l'histoire, force est de constater qu'il faut rendre à Mohammed Ben Abdelwahab ce qui lui revient de droit, et à Napoléon ce qui est à lui.

L'Occident veut croire et nous faire croire qu'il est à l'origine de la Renaissance arabo-islamique. Vision ethnocentriste que nous combattons. Notre propre vision doit être celle d'une histoire sans discontinuité, même si elle comporte des latences.


- Vous ne pensez pas que l'Occident et l'Orient, dont l'histoire est faite de contacts et de frictions constants, se sont influencés mutuellement ?

L'Occident moderne qui a entamé la conquête de la planète avec les Espagnols et les Portugais, avec d'ailleurs la bénédiction d'un pape qui leur avait concédé le partage du monde, cet Occident donc, qui veut se poser comme le centre du monde, a commencé par "découvrir" l'Amérique... Il est aussi un prolongement des Croisades, j'entends par là les débuts de la constitution de l'esprit et de la pratique colonialiste. Mais qui songerait à nier les influences réciproques. L'histoire des cultures est une histoire de vases communicants. C'est à partir de cette réalité que se constituent des créations originales, que se forment également des génies puissants. Celui de la civilisation musulmane le fut ô combien, il constitue l'un des grands moments de l'histoire des hommes.


- Le colonialisme moderne, au sens économique et impérialiste, était le produit historique de la révolution bourgeoise et capitaliste. Comment peut-on le considérer comme le prolongement des Croisades ? L'élément économique était-il la motivation principale ou seulement secondaire dans les invasions des croisés, et le colonialisme n'est-il qu'un prolongement d'une guerre religieuse avec l'Orient ?

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Je pense qu'à l'origine ces guerres n'avaient pas des motivations économiques, cela dit, les germes de l'ordre mondial étaient déjà véhiculés par ces guerres. Il y avait sans doute, au début, d'incontestables motivations religieuses - ce qui révoque sans doute par ailleurs le concept marxiste du matérialisme historique. Mais en peu de temps se sont précisées des visées économiques et matérielles. La preuve en est, c'est que les expéditions dirigées contre al-Qods (Jérusalem) occupaient au passage - et pourrait-on dire dans la foulée - Byzance la chrétienne! Et l'histoire de Byzance avec les croisés est une histoire noire.

C'est dès la première campagne, et non pas lors de la cinquième ou la septième, que les choses commencèrent à se préciser.

Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, l'Orient était le symbole de la civilisation et de la prospérité matérielle et culturelle, du rayonnement de la science et de l'abondance des épices ; toutes choses qui éblouissaient et faisaient rêver le monde. A mon avis, la Renaissance occidentale remonte en réalité aux Croisades. C'est à ce moment que se situent les prolégomènes de ce qui devint plus tard "la Renaissance".

C'est après ces contacts avec l'Orient, qu'en Occident - en France, en Italie - commencèrent à se constituer des royautés où l'on mangeait et où l'on s'habillait, en imitant en tout les Arabes. Cette influence fut marquante sur certains, ainsi le roi Roger II de Sicile qui finit par se faire excommunier par le pape.

Si des impératifs religieux extrémistes et rétrogrades ont prédominé au début des Croisades, ils ont cédé rapidement la place à des impératifs purement matériels. C'est au cours de ces croisades que s'est constituée une première accumulation. Celleci a permis au circuit commercial de se développer et de passer du mercantile à l'ère industrielle.

Vous n'êtes pas sans savoir que les villes les plus prospères de l'époque, comme Venise, Gênes et quelques ports français, ne devaient cette prospérité qu'à leurs relations avec l'Orient, notamment grâce aux navires qui transportaient les croisés en terre sainte.

Ainsi commença l'accumulation avec les Croisades - bien que dans de modestes proportions.

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  • 1492: début du capitalisme



- M. le Président, vous avez évoqué la découverte de l'Amérique, nombre d'historiens tombent d'accord pour dire que l'ordre mondial actuel date de cette époque, ainsi que le début du capitalisme. Ce qui est frappant, c'est qu'elle a coïncidé avec un événement lié organiquement au destin des Arabes, d savoir la chute de Grenade.

La découverte de l'Amérique est un événement capital, tant pour l'ordre capitaliste que pour les Arabes, elle mérite donc que l'on s'y arrête ! 1492, date cruciale. Elle a annoncé la fin de toute une époque et la naissance d'une autre, la fin de l'Islam politique dans le monde arabe et le déplacement de son centre politique à d'autres régions : l'Inde, la Turquie. Cette date a été aussi décisive pour les Arabes, en ce sens qu'elle annonçait l'avènement d'un nouvel ordre mondial.

1492 : c'est pratiquement le coup d'envoi du capitalisme dont la véritable naissance remonte cependant aux Croisades. C'est aussi le début d'une nouvelle "aventure" pour l'humanité tout entière.

En Amérique, on découvrit beaucoup d'or et d'argent. L'or au Mexique, l'argent en Amérique du Sud est lié au nom de Potosi. Les Amérindiens n'utilisaient pas ces métaux comme valeur d'échange mais seulement comme valeur d'usage, comme ornement ; l'arrivée fracassante des conquistadores va bouleverser toute leur vie. Depuis lors, jamais l'humanité n'aura été autant endeuillée et frappée d'incommensurables malheurs. Les écrits du dominicain Las Casas, contemporain de la conquête du "Nouveau Monde", dénoncent le caractère sanguinaire et barbare de leurs expéditions. C'est une race entière, la race rouge, qui a été anéantie. Le terme de génocide n'est pas encore assez fort pour dépeindre la barbarie de ce système.

L'Occident n'a cessé jusqu'à nos jours, de gommer, de refouler cette période de son histoire qui dérange trop la bonne

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conscience qu'il veut se donner aujourd'hui. Plus de vingt cinq millions de vies humaines fauchées en trente ans dans le seul Mexique. Au moment de la conquête, Mexico était une grande ville peuplée d'un demi million d'habitants. Elle était peut-être la plus grande ville dans le monde à cette époque.

Quelque temps plus tard, un second grand crime contre l'humanité sera perpétré : la traite des Noirs arrachés à l'Afrique. Un roman, Roots (Racines) de l'Afro-américain Alex Haley, en donne une peinture très réaliste. Mais nous parlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien. Je préfère m'en tenir tout d'abord à la question du génocide des Amérindiens. De nos jours encore, se poursuit le processus d'anéantissement. Au Brésil, de nos jours, les Blancs organisent de véritables safaris pour traquer et assassiner les survivants. Ce problème m'a depuis longtemps préoccupé et j'entretiens toujours de bonnes relations avec des Amérindiens de différentes origines. Je possède sur ce sujet une bonne documentation qui s'enrichit avec le temps.

On me demande pourquoi j'évoque toujours le problème des Amérindiens. Si je le fais, c'est que leur génocide constitue une perversion gravissime, liée ultérieurement avec un ordre mondial impitoyable, avec l'exploitation, la traite des Noirs, la colonisation, les guerres et la pollution de l'environnement. II faut toujours rappeler que c'est la politique de l'homme qui a déterminé la pollution de la nature. L'émergence et la nature véritable du capitalisme ne peuvent être vraiment compris que lorsque l'on sait que son acte de naissance est souillé du sang de la race rouge.

Le second grand crime de cet ordre mondial est la traite des Noirs qui n'est certes pas cette traite dont l'Occident essaie de nous faire porter, à nous Arabes, la responsabilité. Platon luimême a participé à l'institutionnalisation de l'esclavagisme, qui était l'un des fondements du système grec antique, notamment dans sa République où trois esclaves travaillent pour un citoyen athénien. Chez nous, l'esclavagisme était de caractère domestique. Assimiler l'esclavage domestique à la traite du capitalisme relève d'une volonté de confusion délibérée, de malveillance.

Oussama Ben Zyad Ibn Haritha, promu par le Prophète, puis par le premier calife Abou Bakr à la tête d'une armée qui

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comptait dans ses rangs des hommes comme Omar Ibn Khattab et Othman Ibn Affan, était le fils d'un ancien esclave.

Le véritable esclavagisme est l'esclavage capitaliste, celui qui a été pratiqué systématiquement par l'Occident et qui a saigné tout un continent : l'Afrique. Cette sinistre entreprise, dont les historiens s'accordent à dire qu'elle a coûté la vie, entre 1492 et 1800, à plus de cent millions d'Africains.

Si l'on sait qu'à l'époque, l'Angleterre ne comptait que trois millions d'habitants, et l'Espagne - véritable grande puissance - onze millions, on peut estimer que les cent millions de victimes africaines équivaudraient aujourd'hui à presque un milliard d'hommes. L'Afrique sans cette ponction serait de nos jours un géant démographique.

Ces deux opérations sanglantes menées de concert - l'extermination des Amérindiens et la traite des Noirs - ont signé l'acte de naissance du capitalisme qui engendra un rejeton terrible, à son image : le colonialisme. Prenons l'exemple de l'Algérie : avant l'arrivée des colonialistes français, notre pays comptait quatre millions d'habitants. Depuis le début de la résistance contre l'envahisseur jusqu'à la reddition de l'émir Abd el-Kader, c'est-à-dire en dix-sept ans, deux millions de victimes, soit la moitié de la population, ont été massacrées.

Par la suite, à chaque soulèvement, en moyenne un par décade, ponctuant la longue marche du peuple algérien vers la libération, ce sont des centaines de milliers de Moudjahidines qui périront.

Pour moi, depuis que Christophe Colomb a poussé le cri

"terre !... terre l...", et depuis le génocide des Indiens, l'image de l'Amérique actuelle avait déjà commencé à se dessiner. L'Amérique de l'impérialisme mondial, l'Amérique infernale !

Colomb était à la recherche de la route des Indes, la route des épices. C'est une chose que l'on ne doit pas oublier: l'Amérique a été découverte lors d'un voyage entrepris pour des raisons commerciales... et elle reste de nos jours encore le symbole par excellence du négoce, des affaires, de l'Argent déifié.

Entre le génocide des Amérindiens, la traite des Noirs et les crimes de Mussolini, de Hitler et de Staline, en passant par Napoléon et Bugeaud, jusqu'à nos jours, il y a un enchaînement logique. Sans oublier les bombes atomiques et les guerres mondiales, dont la dernière qui a inauguré la première

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"expérimentation" de la bombe atomique. Je me suis toujours demandé, pourquoi le Japon ? Pourquoi pas un autre pays ? Le critère qui a déterminé le choix des Américains n'est-il pas qu'ils avaient affaire à une race jaune ?

Je reviens encore à cet enchaînement : la seconde guerre mondiale a fait plus de soixante deux millions de victimes. Des chambres à gaz et des horreurs du stalinisme, jusqu'aux atrocités commises à Beyrouth et aux Super-Etendards qui sèment la mort dans le Golfe. Tout cet enchaînement suit la logique d'une même culture, d'une même civilisation, d'une chaîne soudée anneau après anneau et le dernier annonce le suivant.

De l'assassinat du premier Amérindien aux défoliants déversés par milliers de tonnes sur le Vietnam, à la bombe raciste d'Hiroshima, le colonialisme héritier de la traite, le fascisme, le nazisme, le stalinisme... une logique implacable a souverainement ordonné un monde tenu en coupe réglée.


- Si on revenait, M. le Président, à notre tentative de saisir et de cerner dans ses diverses étapes la Renaissance arabe et islamique, et notamment le parallélisme entre l'impact respectif du mouvement wahabite sur la Renaissance arabe et celui de la Révolution française et son influence sur l'Europe. Et puis après, à l'expérience de Mohammed Ali en Egypte ?

Au mouvement wahabite, nous devons reconnaître un grand mérite. Il a représenté un sursaut salutaire et, en dépit de tout, il demeure un acquis pour nous. Nous devons lui rendre justice. La méthode correcte d'analyse de l'histoire ne doit pas succomber à la tentation des préoccupations de circonstances immédiates. Le grand mérite du wahabisme est qu'il fut le premier à secouer un monde arabe et islamique en léthargie. Pour la première fois depuis longtemps, dans ce monde que l'on désignait sous le nom d'Islam ottoman, l'Inde mise à part, quelque chose de nouveau et de créateur émerge sur la scène.

Le mouvement de réforme et d'unification entrepris par le wahabisme recevra un écho favorable au sein des forces saines arabes et musulmanes. Deux étapes ont marqué l'évolution du wahabisme : la première avec l'impulsion du mouvement sous la conduite de Mohammed Abdelwahab ; la seconde, avec l'avènement de Mohammed Ali en Egypte qui a coïncidé avec la

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décision de cheikh A1 Saoud d'embrasser la nouvelle doctrine et de la soutenir.

Pendant la seconde période, le wahabisme s'est trouvé confronté à la Sublime-Porte. Le sultan Ottoman qui commençait à craindre Mohammed Ali autant que les wahabites a cru pouvoir neutraliser ces deux forces en les opposant l'une à l'autre. Et elles se sont effectivement affrontées. Les armées de Mohammed Ali furent défaites plusieurs fois, et les nombreuses tentatives de liquidation du wahabisme ont finalement eu raison de sa résistance. Il n'en reste pas moins qu'il laissa derrière lui des traces et des influences ineffaçables. On ne tue pas facilement une idée.

La lutte de Mohammed Ali contre le wahabisme lui servit également de tremplin pour partir à la conquête .du califat en tentant d'occuper Istanbul.

S'il réussit effectivement à atteindre les portes d'Istanbul, il fut cependant brisé dans son élan, victime de la conspiration des pays européens qui préféraient avoir affaire à ce pouvoir malade qu'était le califat ottoman plutôt qu'au jeune et vivace pouvoir gorgé de sève nouvelle de Mohammed Ali. Un pouvoir qui, par ailleurs, était porteur de réels facteurs de modernité.

A ce propos, nous voici amenés à évoquer la problématique de la modernisation, puisque nous parlons de la Renaissance arabe. Il est clair qu'à cette époque, il était possible, voire probable, que l'Egypte poursuive son effort de modernisation, semblable en cela au Japon, car Mohammed Ali, en même temps que l'empire des Meiji, avait entrepris de grandes réformes politiques, administratives et sociales.

Il était tout à fait possible aussi que les Arabes manifestent leur solidarité avec lui car il oeuvrait pour construire une Egypte moderne et pour un Etat arabe moderne.


- Je crois que cela est encore plus vrai, et l'aspect arabe plus évident, pour Ibrahim, le fils de Mohammed Ali.

Je crois même que c'est lui qui a été à l'origine de l'orientation arabe de l'Egypte de Mohammed Ali. Il a pris conscience de son arabité au cours des batailles qu'il a menées en Syrie et auparavant dans la presqu'île arabique en combattant les wahabites. C'est pourquoi, je le considère comme le premier

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leader des Arabes. Cela peut peut-être paraître paradoxal à certains mais c'est mon opinion !


- Donc, le wahabisme s'est limité d un rôle religieux et n'a pas constitué une expérience politique aussi éminente que celle de Mohammed Ali en Egypte ?

Non. Le wahabisme a joué, mais bien après, un rôle politique à travers les confréries tidjaniya et idrissiya au Maghreb, ce qui peut paraître un peu étrange étant donné que le wahabisme s'était élevé à l'origine contre les confréries qu'il considérait comme des hérésies. Les confréries tidjaniya et idrissiya ont constitué des zaouias au Maghreb qui ont joué un rôle éminent dans l'expansion de l'Islam en Afrique noire, notamment en Afrique de l'Ouest, au Sahel...

Tout le mérite en revient à Mohammed Ali al-Sanoussi, ouléma (savant) algérien qui, en accomplissant son pélerinage à La Mecque, fut marqué par la pensée wahabite. A son retour en Algérie, il fonda une confrérie d'inspiration wahabite.

En vérité, le wahabisme au Maghreb était à l'origine un ordre militaire, mais il se transforma en confrérie, ce qui est paradoxal puisque les confréries avaient été combattues d'abord par Ibn Taymiyya, puis par les wahabites. Mais je répète que ces deux confréries ont joué un rôle essentiel dans la progression de l'Islam en Afrique de l'Ouest, même si par la suite leur politique sur le plan interne est condamnable.


- Peut -on déduire de ce que vous venez de dire que, depuis l'époque de la Renaissance, il y a eu comme une bi-partition entre l'Egypte et le Hedjaz* des rôles idéologiques : au premier l'idéologie du nationalisme arabe comme source des réformes et de la Renaissance, et au second, l'idéologie religieuse comme source des réformes et comme moyen de revivifier le patrimoine islamique ? Cette bi-partition ne s'applique-t-elle pas encore aujourd'hui ?

Je pense qu'une telle comparaison nécessite une meilleure analyse. A l'époque de laNahda (Renaissance), il n'y avait pas ce phénomène que l'on nomme le nationalisme arabe. A l'époque,


* Nouvellement Arabie Saoudite.
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l'arabisme équivalait à l'islamisme. Il ne s'agissait pas d'un arabisme comme celui que Michel Aflaq a voulu transposer chez nous, en le puisant dans la pensée politique française du nationalisme, idéologie intimement liée à l'histoire nationale de la France et étrangère à notre culture. Cette idée du nationalisme était même assez nouvelle en Europe et n'avait donc pas des racines profondes. Elle remonte à la Révolution française où elle fut utilisée pour combattre le régime féodal fondé sur le privilège de la naissance, ainsi que les monarchies d'Europe qui soutenaient l'aristocratie française.

L'idée de Nation et de nationalisme est née dans le but de combattre les monarchies et les empires monarchiques, de même qu'est née l'idée du laïcisme, liée à l'histoire des avatars des pouvoirs politiques avec les pouvoirs de l'Eglise.

Nous, nous n'avons pas connu ces situations historiques. C'est la raison pour laquelle quiconque parle de laïcisme, parle simultanément de l'histoire de l'Eglise ! Ce n'est pas notre histoire, et tout discours sur le laïcisme équivaut en fait à greffer quelque chose d'étranger sur l'histoire arabe et la culture arabe.


- La laïcité n'a-t-elle donc aucun sens en dehors de son propre sillage historique, social et culturel ?

Celui qui parle de laïcité ne s'exprime pas comme un Arabe. Il ne tient compte ni de sa propre histoire, ni de sa civilisation. Ses références ne se situent point là, elles trouvent des ancrages ailleurs, dans un ailleurs qui ne nous concerne pas.


- Dans le sillage de la Nahda et de ses réformes, comment situer la révolution d'Orabi, comment apprécier ses idées et ses penseurs : Tahtawi, al-Nadhim, al-Afghani, et évidemment Mohammed Abdou ?

Tahtawi n'est pas al-Nadhim, ils diffèrent beaucoup. Pour moi, al-Nadhim représente le modèle du révolutionnaire arabe qui a su allier la pensée à l'action. En quelque sorte, al-Nadhim aurait pu être le révolutionnaire algérien qui aurait déclenché la révolution de Novembre. Mon jugement sur Al Nadhim est valable pour al-Afghani, ce n'est pas par hasard s'ils étaient très liés. Tahtawi pour sa part, s'il peut se prévaloir d'apports positifs, a cependant été à l'origine de la notion préjudiciable de

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la "modernisation", source d'innombrables malentendus et sousentendus, notamment de la notion implicite d'un retard à rattraper et de la nécessité d'emprunter les mêmes cheminements que l'Occident. Idée dont nous avons vu les dangereuses déviations. C'est là une erreur, car il existe toujours un lien organique entre la forme et le contenu. C'est un réel problème qui se pose encore avec acuité dans nos pays.

L'arabisation est une nécessité et la langue est essentielle, cependant nous devons lier la langue et la méthode, la langue et le contenu, sinon la modernisation restera dangereusement inachevée. Nous faisons un usage abusif des éléments d'une forme de pensée, d'un mode d'être, étrangers à notre génie propre, à notre identité. A mon avis, Tahtawi y a une grande part de responsabilité. On comprend aisément alors pourquoi les marxistes l'ont récupéré. S'il a été, en ce qui concerne l'effort de traduction, un initiateur de la Nahda, en ce qui concerne la méthode, je crois qu'il fut le précurseur d'une déviation qui se poursuit de nos jours encore et dont nous mesurons mieux le danger.


  • Le phénomène d'al-Afghani et de Abdou



- Sur le plan de la pensée et de la culture, où trouve-t-on ù cette étape, celle de la révolution d'Orabi et ce qui l'a suivie, les éléments de la pensée de Ibn Taymiyya ? Je pense personnellement que l'échec de la révolution d'Orabi et la dispersion de ses penseurs ont beaucoup retardé l'action de réforme de la Nahda.

Notre histoire contemporaine est influencée par deux faits marquants

1. Le phénomène de Mohammed Ben Abdelwahab et le wahabisme, avec ses développements puis ce qu'il est finalement devenu théologiquement et politiquement.

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2. Le phénomène de la modernisation quia pris corps, pratiquement et politiquement avec Mohammed Abdou et plus généralement avec le mouvement salafi.

I1 serait intéressant de s'arrêter sur la disjonction qui est apparue entre deux voies : celle de Mohammed Abdou et celle d'al Afghani.

Le courant de Mohammed Abdou - qui représente le courant salafi - est le prolongement du courant d'Ibn Taymiyya dans sa version contemporaine. Ce courant s'est trouvé, je ne sais pourquoi, influencé politiquement par Abdou et non pas par Al Afghani. Cette influence se retrouve chez cheikh Rachid Reda au Machrek et dans l'Association des oulémas en Algérie.

Ce courant a joué un rôle politique négatif. Pourquoi ?

D'abord et avant tout parce qu'il a dissocié la pratique de la théorie, alors qu'elles sont unies dans un rapport dialectique et il s'est préoccupé surtout de la formation. Obnubilé par l'idée de "formation" et de "préparation", il a oublié que la meilleure formation est dans l'action elle-même et que toute formation qui s'inscrit hors du cadre de l'action est une mutilation.

C'est la traduction politique de ce courant qui a engendré la "modernisation". Voyons maintenant les comportements politiques de ses porte-drapeaux : l'imam Mohammed Abdou, après la révolution d'Orabi, après les écrits de la revue Al-Orwa al-Wothqa, accepte finalement le poste de mufti d'Egypte sous la botte de Cromer, c'est-à-dire sous l'occupation anglaise... On retrouve les mêmes thèses et les mêmes alibis à travers les discussions et les luttes en Algérie entre l'Association des oulémas et le mouvement politique le plus porteur de promesses, le PPA (Parti du peuple algérien). Ce sont d'ailleurs exclusivement des militants de ce parti qui feront le ler Novembre 1954.


- Cela s'explique peut-être par l'esprit de l'époque et surtout les liens très étroits qui unissaient Mohammed Abdou et Ben Badis ?

Nullement, le lien qui les unit est d'abord une méthode commune. L'influence d'Abdou sur Ben Badis lors de sa visite en Tunisie et en Algérie, n'est pas très importante. L'influence se situe d'abord dans la voie choisie. L'Association des oulémas

Itinéraire 57

fondée en Algérie par Ben Badis est le prolongement de la voie tracée par Mohammed Abdou.

A l'époque cela se traduisait par une orientation politique négative. En réalité, l'homme du destin était al-Afghani. Il était l'anti-thèse même d'Abdou, c'était un véritable révolutionnaire, un penseur certes, mais avant tout un homme d'action, ce qui explique qu'il n'ait pas laissé beaucoup d'écrits, sinon un livre où il réfute la philosophie matérialiste. Ce qui est étrange, c'est que le salafisme ait suivi la voie de Abdou et non pas celle d'alAfghani.


- Est-ce dû au fait qu'il n était pas Arabe ?

J'ignore les causes réelles de ce choix historique entre les deux voies, dont la traduction politique sur le plan arabe a été négative, en Egypte comme en Algérie.

L'Association des oulémas a constamment soutenu la démarche politique des partis réformistes, dont certains - tel le parti de Ferhat Abbas - furent longtemps assimilationnistes. Je ne veux pas polémiquer avec cette association et ses partisans, surtout au Machrek, mais par respect pour la vérité historique, il faut dire que leur ligne politique n'a pas été souvent positive pour leurs peuples et qu'en Algérie, elle a été, du moins au début de la révolution armée, deux années durant, franchement négative. Hostile même face à cet événement décisif de notre histoire récente que fut le ler Novembre 1954 et qui entama le processus de la libération.

Cela est clair et indiscutable; on peut se référer aux mémoires de Fathi al-Dib, si besoin est, pour s'en convaincre totalement.

Deux ans durant, après le déclenchement de la révolution, l'Association des oulémas s'opposa publiquement à la lutte de libération. Tous les Algériens s'en souviennent encore...

Même attitude en Egypte avec Abdou qui, au début, n'était guère favorable à la révolte d'Orabi... même s'il la rejoignit par la suite... pour finalement s'en démarquer quand la révolte échouera, acceptant même de devenir grand mufti d'Egypte, sous l'autorité de Cromer. La traduction politique de cet héritage donne le Wafd et consorts.

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- Est-ce que l'on peut connaître les principales idées de ce courant ?

Ses principales idées se trouvent dans ce qu'a écrit Abdou et dans ses propositions à al-Afghani.

Il disait : "Tout d'abord, il nous faut former des hommes et il nous faut du temps pour former une nouvelle génération."

En Algérie, face au courant révolutionnaire, on retrouvera le même slogan chez les oulémas. A tel point qu'en 1954, deux des principaux oulémas algériens, cheikh Tebessi et cheikh Wartilani, se rendant à La Mecque, s'arrêtèrent au Caire et furent reçus par Nasser qui évoqua leur attitude face à la révolution. Ils lui répondirent : "Nous ne pouvons combattre et vaincre la France avec un peuple ignorant! Il nous faut former d'abord une génération de jeunes instruits et conscients avant de penser d déclencher une révolution." Nasser leur répliqua

"Comment attendre alors que l'incendie de la révolte embrase le Maroc et la Tunisie ; il est inévitable qu'elle se déclenche également en Algérie. Les peuples n'attendent que cela."

L'histoire s'est chargée de montrer à ces oulémas que le peuple n'était pas aussi ignorant qu'ils le croyaient. Notre peuple était bien conscient, mais selon des critères qu'ignorait l'association des oulémas. Reste que cette confusion pernicieuse est entretenue jusqu'à nos jours par leurs rejetons. Et pourtant ! Il est tellement évident que seule l'action permet de penser correctement.


- La révolution d'Orabi est venue après l'expérience de Mohammed Ali et dans le cours de la Nahda et la réforme. Nous l'étudions, quant d nous, en la considérant comme un événement d'une très grande importance et comme étant une des sources de la révolution nassérienne.

Je considère, moi aussi, la révolution d'Orabi comme initiatrice de la révolution nassérienne. Je ne vois pas de différences fondamentales entre les deux révolutions car, si l'on considère les idées comme fondement, on voit que les idées étaient les mêmes, particulièrement en ce qui concerne l'aspiration à la libération et la volonté de renaissance. On peut dire que la révolution d'Orabi a engendré la révolution nassérienne. Peut-être me poserez-vous la question de savoir

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pourquoi elle a échoué ? Je pense pour ma part que, hormis quelques erreurs, cette révolution est venue bien avant son temps. Elle a été desservie par le contexte et des forces multiples se sont liguées contre elle.


- Une question à propos dal-Afghani, ce grand révolutionnaire n'a-t-il pas lui aussi, vers la fin de sa vie, 'fait trêve" avec les forces ennemies, n â-t-il pas également "négocié" avec le pouvoir ottoman décadent ?

Il y eut des faiblesses chez al-Afghani, personne n'est parfait, par exemple, les aspects que vous venez de citer. Mais l'explication se situe dans le choix qu'il avait fait de ses priorités, de ce qu'il tenait pour l'essentiel et il voyait à un moment donné que tout l'Occident s'était ligué contre le califat.


- De quoi s'agit-il au juste, du califat comme forme politique ou de la Jamaa al-Islamia comme entité réunissant tout le monde islamique, avec en son sein le monde arabe ?

Oui, pour lui, il s'agissait de la défense de la Jamaa al-lclamia et Afghani a essayé de pousser le pouvoir ottoman à accorder plus de crédit aux appels des réformistes et à corriger la situation avant que les coups de l'Occident ne provoquent la chute de l'Empire. Il s'est beaucoup dépensé dans ce sens. L'on peut peutêtre mal interpréter ses "ouvertures" vers le pouvoir mais il était en tout état de cause poussé par ce seul souci et cela est tout à fait normal, vu le contexte dans lequel il vivait. Honnêtement, on ne peut considérer autrement son comportement.

C'était un homme d'un courage remarquable, il ne craignait personne. II se présenta un jour à la cour du sultan en égrenant distraitement un chapelet. Le chef du diwàn du sultan l'apostropha : "Comment oses-tu jouer avec ton chapelet devant le sultan ?" Afghani lui répondit : "Il joue avec les âmes humaines, et tu te permets de me reprocher de jouer avec mon chapelet !"

On peut reprocher à al-Afghani certaines choses, cependant pour ce qui est de la faiblesse face au pouvoir, cela n'est pas vrai.

On peut juger, a contrario, qu'il s'est montré trop conciliant avec Renan sur précisément la question de la "modernisation", mais c'est une question de détail. Nous portons un jugement

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global sur Afghani, pour l'ensemble de son oeuvre, de son action et de sa vie. C'est un homme admirable.


- Dernièrement, la vie et le comportement d'al-Afghani ont été l'objet de polémiques ; on l'a accusé de franc-maçonnerie et d'une pensée sans envergure. Avez-vous eu connaissance de ce qu'a écrit Louis Awadh, ainsi que des remous que cela a suscités?

J'en ai pris en partie connaissance. Cela dit, je mets toutes ces allégations sur le compte des démesures propres à une certaine presse friande de sensationnel. Quant à la franc-maçonnerie, elle pourrait peut-être s'expliquer par des motifs de sécurité ; mais de là à mettre en doute sa foi islamique, il n'y a qu'un pas que je me refuse de franchir.

Seule la définition de critères précis, prenant en compte les réalités historiques de l'époque permettra de juger équitablement cet homme souvent calomnié. Alors on lui rendra justice et on reconnaîtra sa grandeur, vu le contexte où il a dû vivre.


- A ce propos, pourquoi ne considère-t-on pas al-Afghani comme Arabe ? Les théories scientifiques modernes nous disent que quiconque utilise une langue comme outil de réflexion, moyen de pensée, support culturel - comme c'est le cas pour notre penseur - ne peut que se réclamer de la culture véhiculée par cette langue. Nous visons ici moins à rouvrir le débat sur l'arabité ou l'iranité d'al-Afghani, qu'à rappeler que des centaines et des milliers d'autres personnes dans son cas, fruit de la civilisation arabo-islamique, bien qu'elles ne soient pas ethniquement arabe, le sont selon un point de vue de base de cette explication scientifique.

Il faut trancher une fois pour toutes, la question de l'arabité. Qu'est-ce que l'arabité ? Qui es-tu, qu'es-tu ?

Pour moi, l'arabité ne se définit pas par l'origine ethnique. Si à l'origine, les Arabes ont constitué la base de l'Islam, l'arabité s'est étendue à d'autres territoires et d'autres cultures. Le Maghreb, par exemple, n'est pas ethniquement arabe mais berbère, alors que, culturellement, il est fondamentalement arabe. De même, le Soudanais, bien que d'ethnie africaine, est arabe. L'arabité est donc bien une notion culturelle et non pas

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ethnique. On trouve le même processus d'arabisation aujourd'hui dans des pays comme le Mali, le Tchad et la Guinée qui seront sans nul doute arabes dans un proche avenir. L'étude de la langue arabe est intégrée aux différentes étapes de l'enseignement, notamment dans les universités. Avec le temps, elle y deviendra la première langue, puisqu'elle est, pour les musulmans, le meilleur outil pour exprimer leur sensibilité, pour assimiler et traduire les réalités de notre temps. A ce propos, se pose la question des langues régionales comme le Berbère au Maghreb ou le Kurde au Machrek.

Je ne considère pas, comme certain, qu'elles posent un problème à l'unité arabe. Au contraire, elles sont u n enrichissement. Cela dit, je ne crois pas que ces langues puissent, avant longtemps, servir d'outil efficace à une culture moderne en devenir. Le rejet de la langue arabe par certains milieux s'érigeant en défenseurs des langues régionales ne saurait dissimuler leurs véritables desseins : préparer le retour triomphal des langues française et anglaise... c'est d'ailleurs déjà fait en partie.

Pour revenir à notre question, je pense qu'al-Afghani, qui est en effet iranien et non afghan, est un arabe du point de vue culturel. C'est parce qu'il désirait avant tout servir un Islam dans sa globalité qu'il a dissimulé son origine iranienne, afin d'éviter que la question chiite ne soit un obstacle à la réalisation de ses objectifs. AI-Afghani est un arabe qui a plus apporté à l'arabité qu'un Mohammed Abdou, plus que tous les chrétiens qui ont participé à la révolution arabe. II a été d'une très grande lucidité lorsqu'il a suggéré au calife turc d'instaurer la langue arabe comme langue officielle. Nul doute que cette décision aurait considérablement renforcé l'unité du monde islamique.


- Pensez-vous que le choix de Mohammed Abdou et celui d'alAfghani soient le fait du hasard ou bien qu'ils soient motivés par des facteurs d'ordre extérieur ?

Je crains fort que le facteur personnel n'ait été déterminant. La formation de l'individu est importante ; et en vérité, la personnalité de Mohammed Abdou était très différente de celle d'al-Afghani. Ce dernier a très peu écrit, il est mort empoisonné et a été victime d'une conspiration du silence après sa mort, alors

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que le destin de Abdou fut tout autre. Il devint mufti d'Egytpe, donc un personnage en vue, écrivit beaucoup de livres et fonda une école qui fut l'instrument de diffusion de sa pensée, avec cheikh Reda d'abord, puis d'autres ensuite. A mon avis, la racine de ce phénomène se ramène uniquement à une question d'ordre politique : chez l'iman Abdou, existe incontestablement une volonté réformiste, mais il n'est pas révolutionnaire ...et à la fin de sa vie, il s'oppose même à la révolution. Cet archétype se retrouve d'ailleurs dans la Révolution française et dans la majorité des expériences révolutionnaires. Le seul point de convergence de Abdou avec la révolution a été l'idée de la nécessité d'une réforme politique. Pour le reste, il s'est opposé à la révolution en tant que telle. Des circonstances particulières ont fait que l'iman a été propulsé sur le devant de la scène, alors que son maître al-Afghani est resté ignoré et même déprécié. C'est ainsi que le salafisme, représenté par Abdou, s'est propagé et imposé en occupant tout le terrain.


- A la même époque, celle de la Nahda, comment appréciezvous les écoles islamiques qu'elle a vu naître, ainsi que le mouvement salafi au Maghreb, au Soudan et en Libye depuis, avant et après la révolution de l'émir Abd el-Kader à la lumière de votre position envers le salafisme en général ?

Tout d'abord, il convient de préciser que l'émir Abd el-Kader n'était pas un salafi mais un soufi inspiré par el-Ghazali et Ibn Arabi. I1 était un homme de Zaouia Son père, Mahieddine dirigeait la zaouia de la petite ville de Tobna. Ce sont les raisons pour lesquelles on ne peut pas considérer l'émir Abd el-Kader comme un partisan du salafisme ; ses travaux d'ailleurs ne s'inscrivent pas dans cette tradition. Avant tout homme d'action, il devint soufi vers la fin d'une vie consacrée à lutter pour sa foi.

Les zaouias ont joué un rôle éminent dans certaines périodes de notre histoire, notamment en Algérie. Alors que tout notre édifice politique et social s'était écroulé sous les coups du colonialisme, seules les zaouias ont continué à enseigner, éduquer, défendre le Coran et sauvegarder le système de la zakat. C'est de ces zaouias que sont sortis les hamalat al Coran. A cette époque où la Nation avait vu ses fondements disloqués, les hamalats al Coran représentaient le rempart sacré de la tradition,

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la pérennité de la foi et des certitudes. Et ils étaient nombreux ces hamalat al Coran qui connaissaient le Livre Sacré par coeur, même s'ils n'en comprenaient pas toujours le sens. La tribu Ouled Ziri que je connais personnellement est célèbre pour le nombre de ses "gardiens de la foi". Cette tribu qui avait participé à la résistance aux côtés de l'émir Abd el-Kader, infligeant une magistrale défaite à 650 soldats français lors de la célèbre bataille de Sidi Brahim, fut réprimée sauvagement. Les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards de cette tribu furent massacrés par les troupes coloniales qui rasèrent le village.. Les survivants, obligés d'abandonner leurs terres, se réfugièrent dans des montagnes arides et y firent souche. Leurs descendants sont aujourd'hui diplômés d'études supérieures. C'est en réaction au génocide qui décima leur tribu, qu'ils s'attachèrent à l'étude du Coran, tous, petits et grands ; et c'était là leur cri de révolte, une manière de combattre la barbarie colonialiste. Tous les membres de la tribu devinrent des hamalat al-Coran et ils le sont restés.


- Qu'en est-il de la confrèrie des senoussis en Libye et des tidjanis en Algérie ?

Alors qu'à l'origine ces deux confréries étaient toutes deux des ordres militaires, elles se sont transformées en zaouias. Elles existent encore de nos jours. Précisons encore que la zaouia des Idriss (Al Idriss), appelés aussi Senoussi, est originaire de l'Algérie et non pas de la Libye. Elle se trouve dans les environs de Mostaganem.


- Revenons au Machreck, à la même époque, ou juste après, on trouve Rachid Reda, puis Chakib Arslan et avant eux alKawakibi, où situeriez-vous chacun d'eux ?

Chacun d'entre eux a joué un rôle important. Cependant, il faut noter qu'avec eux, l'idée de modernité prend des contours plus précis.


- Al Kawakibi fut un opposant de l'Etat ottoman et il s'est enfui en Egypte à l'époque même où une partie de l'intelligentsia égyptienne s'opposait à la pénétration occidentale et brandissait les slogans de l'unité panislamique.

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Oui, al-Kawakibi s'opposa à l'administration ottomane. Il est vrai que l'Empire ottoman a eu sa propre histoire et qu'il a connu le cycle habituel de tous les empires : la naissance, l'apogée, le déclin, puis la disparition. Il est cependant nécessaire de ne pas tomber dans un certain amalgame de conceptions. Nous utilisons souvent un langage qui n'est pas le nôtre ; le concept de colonisation ne s'applique en aucune façon aux Ottomans. Le colonialisme est synonyme de pillage et d'exploitation. Or, l'arrivée des Ottomans en terre arabe n'avait pas les mêmes motivations, ce qui ne les a pas empêchés de commettre des fautes, comme tout pouvoir. Même les grandes révolutions ne sont pas à l'abri des erreurs. Voyez Mohammed Ali en Egypte, n'a-t-il pas commis des erreurs ? Ces erreurs justifient-elles qu'on parle de colonialisme ou d'impérialisme ? Non, cela irait à l'encontre de la vérité historique.


- Pour ces mêmes raisons, je ne traiterai pas les Ottomans de colonialistes, mais il reste des points à expliciter.

J'admets que le pouvoir Ottoman a parfois été despotique mais diffère-t-il en cela de tous les régimes arabes ? Nous ne pouvons pas le qualifier pour cela de colonialiste.


- Mais pourquoi, au coeur de l'époque ottomane, avons-nous connu le déclin de l'agriculture, de l'artisanat et de la culture en général ?

Il y avait un déclin, cela est incontestable. C'était une conséquence logique du mouvement cyclique de l'histoire. La décadence s'est généralisée corrélativement au déclin de l'Etat ottoman. Mais toute comparaison avec le colonialisme occulterait, sciemment ou non, leur nature fondamentalement différente.


- Personnellement, je crois que la différence de jugement porté sur les Ottomans vient du fait que l'éloignement géographique du Maghreb et la proximité du Machrek, par rapport à Istanbul ont eu pour conséquence une relative autonomie pour le premier et une politique répressive pour le second.

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Je ne crois pas. La géographie a peut-être été un facteur mais je pense que l'histoire en est la cause principale. Rappelons que le Maghreb, dès le XVe siècle jusqu'au XVIIIe siècle, fut l'objet de convoitise des Espagnols qui sont parvenus à occuper - aujourd'hui encore - certains territoires côtiers ; ils ont même failli prendre Tlemcen qui était la capitale à l'époque. Alors qu'au Machrek, le danger n'est devenu réel qu'à partir du XXe siècle. Je soupçonne fort nos frères chrétiens du Machrek d'avoir joué un rôle non négligeable pour imposer cette vision déformée de la présence ottomane. C'est parce que pour l'Occident, jusqu'à la première guerre mondiale, l'ennemi numéro un était l'Islam sous les traits du grand Turc à abattre. C'est la raison pour laquelle l'Etat ottoman constituait la cible principale de la hargne guerrière de l'Occident. La hargne dure toujours, la croisade aussi, l'homme à abattre a changé de visage, il emprunte les traits d'un vénérable vieillard à la barbe blanche: Khomeiny.

Et pourtant, le christianisme est arabe, il fait partie de notre patrimoine culturel. Mais l'Occident l'a intégré, altérant son contenu culturel originel. N'en déplaise aux Occidentaux , le Christ - A i'ssa - est bien de chez nous, Moïse et Abraham aussi. Le christianisme a été détourné par l'Occident, phagocyté, pour devenir un prêt-à-porter, une création culturelle occidentale, symbolisée par la papauté et le pouvoir de Rome. C'est là qu'est née la norme d'un nouveau christianisme, celle qui a été depuis vulgarisée à travers le monde. Les Croisades, dont l'esprit perdure de nos jours encore, sont le produit vénéneux de ce subterfuge. L'Occident chrétien et ceux des Arabes qui ont subi son influence ont inventé cette idée de colonialisme ottoman. En terre d'Islam, nos frères chrétiens arabes se sont fait l'écho de cette contre-vérité à l'époque même où l'Etat ottoman en déliquescence prenait de moins en moins ses responsabilités, non seulement vis-à-vis des chrétiens, mais aussi envers tous les musulmans.


- Il est vrai que les minorités religieuses ne peuvent rien reprocher d la politique ottomane d leur égard. En revanche, la majorité, quant d elle, a énormement souffert de l'oligarchie des minorités sur lesquelles les ottomans se sont appuyés pour mettre sur pied les armées et les dispositifs militaires.

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En ce qui concerne la question des minorités, je défie quiconque de donner un exemple d'une politique plus juste à l'époque, voire même aujourd'hui. Considérons l'histoire de l'Occident. Quelle a été la position des juifs à l'apparition du nationalisme, de l'idée de nation et de constitution des nationalismes grec, hongrois et bulgare au sein de l'Etat ottoman? Eh bien, les juifs ont pris position pour l'Etat ottoman et l'histoire, par la suite, leur a donné raison sur ce point. Dès l'indépendance de ces pays, ce sont en effet les juifs qui en furent les premières victimes. Fuyant les persécutions de la très catholique Espagne, ces juifs avaient trouvé refuge auprès de l'Etat ottoman où certains d'ailleurs vivent encore, notamment à Istanbul. Ceux d'entre eux qui en font partie, alors que l'Empire ottoman était devenu un "homme malade", ont émigré vers l'Autriche où ils ont donné des génies comme Freud ou Musil en littérature... ne sont autres que les descendants lointains de ces juifs andalous qui, par la grâce de l'Islam, vécurent en symbiose avec les Arabes durant l'âge d'or de l'Andalousie. Après la reconquista, fuyant les affres de l'inquisition, certains d'entre eux accompagnérent l'exil des musulmans vers le Maghreb, d'autres s'installèrent en Turquie. Nous n'inventons rien, les faits historiques sont là, irrécusables. La vérité est que les Ottomans ont pratiqué la politique la moins discriminatoire qui fut envers les minorités.

Quand on pense, qu'il y a si peu de temps, en 1940, l'Occident pouvait sécréter des calamités ' comme Hitler! Mais, avant l'inventeur des fours crématoires, les Français eux, chaque fois que lés épidémies de choléra faisaient leur apparition, chassaient les juifs de leur pays. Ils en étaient venus à croire ni plus ni moins que l'éradication du choléra passait par l'extermination des juifs!

Le livre de René Girard, Le bouc-émissaire, est on ne peut plus clair là-dessus. La plus grande erreur des juifs est d'entretenir une haine, les faits historiques ne la justifient pourtant pas, envers les Arabes et les musulmans. Ils ont pourtant, alors que tous les autres pays les rejetaient, bénéficié de la protection des Arabes, durant une longue période de l'histoire et d'un statut, en tant que minorité, dont l'équivalent n'existait nulle part ailleurs. Il suffit de lire le traité de Najrân passé entre le Prophète et les chrétiens, ou celui de Médine après l'Hégire qui

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codifiaient déjà à l'époque le statut des minorités en terre d'Islam.

Entendons-nous bien : le racisme et l'ostracisme sous leurs diverses formes sont les choses les mieux partagées. Il n'y a pas d'hommes, musulmans compris, qui puissent prétendre ni avoir jamais succombé d'une manière ou d'une autre. Mais tout est relatif. Ce qui est sûr et généralement reconnu par la majorité des historiens, c'est que l'Islam, historiquement, fut une religion de tolérance. En matière de racisme, notre dossier est incomparablement moins lourd que celui des autres.

Un jour, au cours d'une discussion avec des juifs algériens, l'un d'eux me dit : "Ahmed, vous parlez sans cesse de l'Islam, quel serait notre statut au sein d'une Algérie islamique ?" A quoi je répondis : '7l ne serait pas différent de celui dans lequel vous avez vécu plus de mille ans." Pourquoi, l'Algérie a-t-elle été occupée ? Deux juifs en sont la cause. Commerçants en grains, ils avaient vendu du blé à la France lors de la disette qui suivit la Révolution française de 1789, et celle-ci refusa de les rembourser. Le gouvernement musulman de l'Algérie prit fait et cause pour ses deux sujets juifs et pressa le gouvernement français d'honorer sa dette. La petite histoire raconte que le dey d'Alger, excédé par l'attitude arrogante du représentant français, lui donna un coup avec son éventail. Fameux prétexte, en vérité, pour faire main basse sur le "grand grenier" de l'Algérie !.. Si mes souvenirs sont exacts, ces deux juifs s'appelaient Bakri et Bouchnak. Faut-il rappeler encore que le gouvernement de l'émir Abd el-Kader comptait des ministres juifs !

L'histoire arabe n'a pas non plus produit ni un Mussolini ni un Hitler. Pour nous, les juifs sont les fils arabes de Sarah alors que nous sommes les fils de Hagar. Nous sommes sémites et cousins par la race et la langue. Nous sommes les deux branches d'un même tronc : l'araméen. De même le judaïsme et l'Islam sont les deux branches d'un tronc unique : le Prophète Ibrahim. Et leurs prophètes sont nôtres. Cela fait pas mal de choses en commun.

Bien entendu, cela n'a rien à voir avec le problème d'Israël. Nous n'acceptons pas Israël et nous ne l'accepterons jamais, car c'est une question vitale d'être ou de non-être pour nous. Israël, c'est l'Occident. Il doit disparaître de la région, tout le reste n'est que parole creuse.

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- A sa manière, le salafisme a certes joué un rôle très positif dans la préservation et la protection de notre patrimoine et dans la sauvegarde de la personnalité islamique à une époque des plus critiques de notre histoire. De ce point de vue, c'est tout à l'actif du salafisme.

Incontestablement, il faut lui reconnaître ce rôle positif. Cela dit, et pour être juste, il faut aussi évoquer sa problématique politique. L'aspect négatif l'emporte de loin sur l'aspect positif. Et si j'insiste sur l'aspect négatif plutôt que sur l'aspect positif, c'est que nous sommes historiquement en pleine période de reconstitution et que le salafisme ne peut nous être d'un grand secours. Quelle conception, quel projet le salafisme a-t-il apporté, jusqu'à nos jours, en passant par les Frères musulmans qui est l'une de ses composantes les plus importantes. Les Frères musulmans se distinguent du salafisme classique par le fait que l'action n'est pas toujours reléguée au second plan ; c'est ainsi qu'ils ont participé et combattu pendant la guerre du canal de Suez.

La question reste posée : le salafisme - y compris les Frères musulmans - a-t-il jamais proposé une perspective de programme, depuis l'indépendance jusqu'à nos jours ?

Je pose ainsi la question : pourquoi les Frères musulmans n'ont-ils pas réussi à prendre le pouvoir et à instaurer un régime selon leurs voeux ?

C'est parce que tout simplement ils n'offrent aucune perspective. Aujourd'hui encore, à part le programme présenté par les Frères musulmans syriens, ils n'ont abordé aucune des questions vitales qui intéressent la nation arabe. Et même le programme syrien reste très insuffisant et incomplet ; c'est plus un simple projet qu'un véritable programme.


- Apparemment, vous avez pris connaissance des 'frères" syriens, pouvez-vous nous en parler ?

Ce programme indique que les "frères" ont fait des efforts louables. Fait sans précédent dans leur histoire, ils abordent enfin quelques problématiques économiques et sociales de nos pays. En ce qui concerne la "direction des usines", ils préconisent un modèle très proche de l'autogestion. J'ai été très intéressé par les

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idées contenues dans ce programme qui révèle une bonne perception des problèmes socio-économiques. Cependant, cette tentative ne doit être considérée que comme un préliminaire, un appel à un effort d'ijtihad dans tous les domaines. C'est pour cela que le mouvement gagnerait aussi s'il consentait à cesser de répéter, sur le mode de l'incantation, que Dieu a dit :" Nous n'avons rien négligé dans le Livre."

Certes, tout est dit dans le Coran. Cependant, il faut savoir réemprunter les chemins que l'Islam nous indique ; à savoir ceux de l'ijtihad. Ceux de l'effort sans cesse renouveler pour penser, dans le cadre islamique, les problématiques de la vie contemporaine, afin de pouvoir formuler un authentique projet culturel et civilisationnel.

Il faut aussi que nous trouvions à ce projet une traduction politique qui puisse être applicable aussi bien en Algérie, en Irak, en Egypte ou ailleurs en terre d'Islam. En d'autres termes, proposer une seule ligne de conduite commune qui cependant, se distinguerait selon les données dans son application ici ou là. Nous ressentons le besoin urgent d'un nouvel ordre mondial puisque nous nous accordons tous à dire que nous n'avons pas notre place dans le système actuel. Il s'agit donc de sortir de ce système; ce que nous ne pouvons pas faire dans la division - la loi du chacun pour soi - mais seulement dans l'unité et en formant un bloc homogène. A ma connaissance, on ne s'est pas suffisamment penché sur ce problème capital.


- Ce qui m'apparaît encore plus négatif chez certains mouvements salafi contemporains, c'est un dangereux manque de réalisme. Ils refusent purement et simplement de regarder la réalité en face et incitent les masses d les suivre dans leur refuge historique, celui du passé.

Plutôt que d'adhérer au' noyau de l'Islam, ils s'attachent à l'écorce. Il faut regarder les réalités de la vie moderne bien en face : nous souffrons de problèmes de logement, de transport, de bureaucratie, de corruption...


- Mais nous .souffrons d'abord de l'absence de démocratie ou de choura ?

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Absolument, et il serait bon que le courant religieux se penche et réfléchisse sur ces problèmes pour leur trouver une solution, plutôt que de concentrer toute son énergie à édicter de longues listes d'interdits, recommandant aux gens de boycotter la télévision, de ne pas porter tel ou tel vêtement, ou encore le port de la barbe, etc. alors qu'ils se heurtent quotidiennement aux interdits des régimes en place et de leurs méfaits.


- Nous devons méditer le hadith qui dit : "Facilitez au lieu de rendre difficile et, ayez des paroles pleines d'espoir et d'encouragement plutôt que de repousser et de décourager."

Oui, on repousse et éloigne les gens plutôt que d'apporter les réponses capables de colmater les inombrables brèches de notre vie. C'est de bâtir des fondements dont nous avons besoin, et non pas d'illusions où nous emprisonne l'autosatisfaction.


- L'essentiel, c'est que le facteur culturel prime sur toute autre chose ?

Oui, la clé de toute solution réside dans la culture. Tout effort qui ne la prendrait pas en compte resterait sans lendemain.


- Prendre la culture comme fondement primordial de notre projet nous amène automatiquement d la rencontre de l'Islam.

Le facteur culturel est capital. S'impose aussi une révision radicale de notre discours et de notre lexique, à la lumière de la percée des sciences modernes du langage - notamment la linguistique - que certains n'ont pas hésité à appeler la science des sciences. Par exemple, nous utilisons souvent des notions comme "développement" ou "revenu national" qui sont des notions occidentales véhiculant des contenus culturels qui vont à l'encontre de notre culture et dq nos intérêts.

La notion de revenu national, par exemple, s'inscrit dans la ligne la plus directe de la philosophie rationaliste cartésienne... Et c'est justement là que réside le danger.

Nous devons rester vigilants sur le chapitre du développement. Quel développement pour nous ? Nous voulons un développement différent, bien ancré dans notre espace culturel. Le vrai développement est celui qui met l'homme au centre de ses préoccupations. Or, quelle est la vision de développement offerte

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par l'Occident ? Le développement du produit national brut ? Il est loin d'être synonyme de développement de l'homme, de l'accomplissement de l'homme. Il n'est que de voir dans quelles conditions misérables vit la majeure partie de la population mondiale, pour s'en convaincre. De voir les vastes zones d'ombre inquiétantes, et qui ne font que s'accroître, relativement aux maux sociaux, au sein même des sociétés qui affichent les plus hauts PNB. Non, ce développement là, nous n'en voulons pas.


- Excusez-moi de revenir au salafisme. Avez-vous lu le livre récent de Mohammed Amara où il est question du rôle positif' qu'aurait joué le salafisme dans l'histoire de la Nahda ?

Je dois reconnaître que je ne connais que très peu les écrits de Mohammed Amara. Cependant, ma position reste claire et catégorique au sujet du salafisme et je regrette qu'il soit resté si peu approfondi et étudié d'une manière insuffisamment critique. Je n'ai aucun compte à régler avec lui, mais je souhaite que l'on parle du passé aussi clairement et honnêtement que possible.

Au cours de mon expérience et de ma pratique révolutionnaire, j'ai eu longtemps affaire au salafisme, c'est donc en connaissance de cause que je porte un jugement et que je formule les réserves les plus expresses à son égard, tout en constatant qu'une certaine ambiguïté entoure certains des rôles qu'il a joués. Par exemple, le rôle joué par le cheikh Ben Badis en Algérie en général, et la préparation du 1 er novembre en particulier...

Si vous me le permettez, je parlerai de cet homme - ce sera la première fois - auquel je voue un grand respect en tant que personne connue pour son intégrité et les efforts louables qu'il a déployés dans le domaine de l'arabisation et de l'enseignement, mais dont l'action politique, il faut être honnête, n'a rien de positif, contrairement à ce que vous pensez au Machrek !

En 1937, Ben Badis demanda la nationalité française au cours de la réunion islamo-française où étaient représentés trois courants politiques : l'Association des oulémas et les "élus indigènes", représentants algériens au parlement français qui eux aussi réclamaient la nationalité française.

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On comprend pourquoi les prises de positions des oulémas ne pouvaient pas aboutir à la revendication de l'indépendance.

C'est ainsi que la presse de l'Association des oulémas prit ouvertement une position hostile au lendemain du déclenchement de la révolution du ler novembre. Les oulémas allèrent même jusqu'à pactiser avec Nouri Saïd pour tenter de contrebalancer notre alliance avec Nasser ! C'est cette félonie qui.détermina le FLN à arrêter ceux d'entre eux qui se trouvaient au Caire.

Cette hostilité n'était pas chose nouvelle d'ailleurs. Dans les années 40 déjà, ils avaient été les alliés, avec une constance qui ne se démentira pas, du parti de Ferhat Abbas, partisan irréductible d'une intégration organique à la France. Ferhat Abbas qui écrivait : "J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les morts et les vivants, j'ai visité les cimetières ; personne ne m'a parlé de la nation algérienne." L'Association des oulémas et le parti de Ferhat Abbas (l'UDMA) s'opposaient donc, dans une "SainteAlliance", au Parti du peuple algérien qui revendiquait l'indépendance.


- Ces positions hostiles étaient-elles circonscrites d une période historique donnée, ou bien marquent-elles toute l'histoire de l'Association ?

Cette hostilité n'a pas été un fait isolé; au cours de toute l'histoire de l'Association elle ne s'est jamais démentie, épousant directement ou indirectement les positions politiques de Ferhat Abbas.

Dès la première année de la révolution, face au déchaînement de virulence et d'hostilité, nous avons été amenés à condamner à mort trois illustres membres de l'Association. C'est là une révélation que je vous fais.

Des trois, un seul, Allawa, a été exécuté. Il était originaire de Constantine, il était très lié à Ferhat Abbas, je crois même qu'ils étaient parents...

Le deuxième, Tawfik al-Madani, a préféré disparaître dès qu'il a eu vent de notre condamnation. Il fit parvenir un message disant qu'il se ralliait à la révoluti :)n. Je lui demandai de nous rejoindre au Caire et de déclarer publiquement son adhésion. Ce qu'il fit. Après l'indépendance, il occupa une fonction de ministre de mon gouvernement. Il est décédé aujourd'hui.

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Cheikh Khaïreddine est le troisième, il n'a pas été exécuté ; il est d'ailleurs toujours vivant.

Il était déjà difficile de comprendre comment une association se réclamant de l'Islam puisse rester neutre dans un débat qui engageait l'avenir de notre peuple, et donc l'Islam ; comment alors supporter qu'elle lui soit hostile et combattre la révolution de Novembre, nous ne pouvions l'accepter.

Cela, c'est une toute petite partie de notre histoire. Je pourrais vous en racontrer d'autres. Et après cela, venez donc nous dire (en riant) que le père spirituel de la révolution, c'est Ben Badis. Quelle fable !

Voyez l'Algérie d'aujourd'hui, on dirait que l'histoire se répète. Savez-vous qui élabore le projet politique du régime actuel ? Eh bien, c'est la même Association des oulémas. Voyez les positions et les missions d'Ahmed Taleb al-Ibrahimi, ministre des affaires étrangères, artisan de l'ouverture sur l'Arabie Saoudite, de la conciliation avec la réaction marocaine et de la consolidation des liens avec l'Occident. Il n'est autre que le fils du cheikh Bachir al-Ibrahimi qui était président de l'Association des oulémas... On peut citer aussi Chibane, autre cas, aujourd'hui ministre des Affaires religieuses et qui préside aux séminaires dits islamiques.

On comprendra alors aisément pourquoi la politique algérienne s'est détournée de ses solidarités arabes et révolutionnaires.


- On dit que A.T. Ibrahimi n'est que le fils adoptif du cheikh al-Ibrahimi ?

Je l'ai entendu aussi, mais je n'en sais absolument rien, ce n'est pas important. Ce qui importe, c'est qu'il est bien son fils sur le plan des idées. Pour revenir à un chapitre plus secret, assez compromettant pour ces oulémas, je vais vous révéler que lorsque nous avons décidé au Caire d'arrêter le cheikh alIbrahimi et la délégation d'oulémas qui l'accompagnait, il était en route pour Bagdad afin de concrétiser avec Nouri Saïd une alliance contre la révolution.

Par respect pour son grand âge, nous n'avons finalement arrêté que les membres de la délégation qui l'accompagnaient. En ce qui concerne son fils Ahmed Taleb, je me souviens que je le

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reçus un jour à Tripoli (Libye) alors qu'il m'avait été envoyé par l'Association des étudiants algériens pour régler un problème concernant la résistance. A la fin de la journée de travail, avant de partir, il me dit un peu gêné : "Je désire vous parler d'un sujet personnel". Je l'invitais à le faire, assez surpris, car j'ignorais sa véritable identité. Il me dit alors : "Je suis Ahmed Taleb, le fils du cheikh al-Ibrahimi,je vous prie de lui épargner une arrestation par égard pour son âge avancé qui explique sans doute ses positions hostiles à la révolution." Je le lui promis sur le champ en lui disant : "Partez tranquille de ce côté, il ne sera pas inquiété. Il continuera d percevoir sa pension mensuelle (500 guinées versées par la Ligue arabe) et à vivre dans son palais au Caire."


- Mais ne peut-on pas considérer l'action de l'Association des oulémas, dans les domaines de l'arabisation et de l'enseignement, comme une percée décisive sur le plan culturel et idéologique qui a préparé le terrain à la révolution de Novembre ? Et où peut-on situer le discours de Ben Badis sur l'arabisme ?

Avant de parler de l'idéologie de l'Association sur l'arabisme, et si on veut comprendre son action et son expérience, il faut revenir au salafisme, à Mohammed Abdou particulièrement, le premier modèle, et à ses prolongements intellectuels et politiques. Nous trouverons alors que le ler Novembre ne doit rien aux oulémas.

En revanche, on peut affilier le ler Novembre, historiquement en tant qu'idée et appareil, au Parti du peuple algérien. Parti du peuple (surtout au temps de Messali Hadj) qui revendiquait l'indépendance alors que les oulémas, nous l'avons déjà dit, lui étaient hostiles. Ce Parti du peuple était lui-même une émanation de l'Etoile nord africaine, parti constitué à Paris en 1926 par des Algériens, des Tunisiens et Marocains. Messali Hadj déclarait que l'Algérie n'était pas une terre à vendre, au moment même où Ben Badis, de concert avec des communistes et des députés francophiles, réclamait dans une réunion à Alger la nationalité française.

A propos de Messali Hadj, je dois reconnaître qu'à un moment donné nous avons eu avec lui des différends d'une certaine gravité. Mais nous devons reconnaître aussi que nous avons été injustes avec lui. C'est pourquoi, je dis aujourd'hui, qu'il faut lui

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rendre justice, en rétablissant de simples vérités historiques. Cet homme a été très grand. Il a commis des erreurs à la mesure même de sa grandeur, dans une phase décisive de l'histoire de notre pays. Soit. Mais de 1926 à 1954, durant de longues années, souvent alors que tout semblait perdu, il éleva sa voix haut et clair au-dessus des murmures défaitistes, galvanisant ceux qui se décourageaient. A lui seul, il préserva et entretint la flamme purificatrice qui finalement embrasa l'Algérie le ler Novembre. Cela, nous nous devons de le dire. Ce grand homme était un génie véritable, marchand ambulant, manoeuvre analphabète, soufi, tribun incomparable, il a été tout cela et plus encore.

Il fut influencé par la révolution bolchévique et son idéologie fondée sur l'internationalisme et l'aide aux mouvements de libération nationale dans le monde - notamment la révolution d'Abd el-Krim - ce qui a sans doute eu un écho chez lui et l'a incité à adhérer au Parti communiste des années durant. II abandonna le Parti communiste à la suite de sa rencontre avec Chakib Arslan, en Suisse. Rencontre au cours de laquelle ils eurent des discussions passionnées sur la culture, la civilisation et la politique, qui finirent par avoir raison de son communisme et le persuada de chercher d'autres formules, mieux adaptées à exprimer l'idée de l'indépendance et à préparer le terrain à la révolution.

Messali Hadj resta inconnu du peuple algérien jusqu'à ce fameux jour où se déroula le congrès islamo-français au stade municipal. Ce jour-là, alors que les éminents représentants des oulémas, des communistes et des élus indigènes ne voulaient pas qu'il prenne la parole, il sauta sur la tribune, arracha le micro et, brandissant une poignée de terre, il s'écria : "Cette terre n'est pas à vendre !"


- Quelle a été la réaction du public ?

Cà les a touchés en plein coeur. Ils envahirent le stade et le portèrent en triomphe sur leurs épaules à travers les rues de la capitale. Oubliés, le congrès, les oulémas, Ben Badis et sa revendication de la nationalité française. Tout était balayé par la vague populaire, donnant ainsi le coup d'envoi à la création du Parti du peuple algérien (PPA).

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J'aurais espéré pouvoir vous décrire plus en détail le génie de cet homme, ce qu'il a fait, notamment comment il fonda son Parti, son appareil militaire clandestin, sur lesquels il veilla jusqu'à l'aube de la révolution de Novembre.

Ce qui importe ici, c'est de comparer au cours de la période 1926-1954 les lignes suivies respectivement par Messali Hadj et le Parti du peuple algérien et par Ben Badis et l'Association des oulémas. Pour mémoire, je rappelle que si personne ne peut nier l'action positive des oulémas dans le domaine de l'enseignement, le Parti du peuple n'a pas été sans apporter sa contribution à ce combat !


- Comment s'est constituée l'idéologie de Messali Hadj, cet homme au génie impressionnant ?

Elle s'est constituée à travers son contact avec la vie. Il perçut très tôt que du plus profond de lui-même il refusait l'injustice et la répression du colonialisme. Deux événements le marquèrent profondément : la révolution bolchévique et la révolution d'Abd el-Krim au Rif. Enthousiasmé par le climat révolutionnaire de l'époque, il adhéra au Parti communiste, qu'il quittera ensuite en raison de différends idéologiques. Il poursuivra son action dans le cadre de l'Etoile nord-africaine qu'il créera avec des frères marocains et tunisiens. Comme on le constate, la lutte du Maghreb était déjà unifiée et la foi en un Maghreb uni était une évidence pour tous.


- Pour revenir, si vous le permettez, à la pensée de la Nahda, quel jugement portez-vous sur un homme comme Chaklb Arslan, qui a joué un rôle important en Algérie, en Syrie, au Yémen et en Palestine. Voilà aussi un penseur qui, malgré un contact avec l'Occident, peut-être plus profond que celui de beaucoup d'autres, n'en fut pas moins le plus lucide et le moins fasciné par l'Occident ?

Il joua un rôle important en Algérie. C'était un homme possédant une vaste culture. Il a eu des traits de génie qui, par la suite, ont éclairé nos lanternes de révolutionnaires... Il est de la même trempe qu'un al-Afghani.

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- Et si l'on parlait aussi de la révolution dAbd el-Krim dans le Rif, dans le sillage des manifestations de la Nahda... Il y a eu une explication marxiste et une autre islamique ?

Je dois préciser d'abord que Abd el-Krim n'a rien à voir avec le salafisme. Son cas est particulier et ressemble à celui de l'émir Abd el-Kader. Ce fut un génie unique en son genre, à cette époque, si l'on considère ses exploits. Il était en avance sur son temps. Sur un territoire assez réduit, il affronta les armées espagnoles et françaises et faillit bien les vaincre. A Maghnia (qui se trouve à 14 km de la frontière marocaine), j'avais à cette époque à peine sept ans, mais je me souviens de l'impact émotionnel et de l'influence qu'eurent sur moi les exploits de Abd el-Krim.

Quand il remporta certaines batailles, l'espoir grandit en nous qu'une victoire décisive le mènerait jusqu'à Oujda. Mais les Français commencèrent alors à enrôler des goumiers pour renforcer leurs forces défaillantes. Certains membres de ma famille, un cousin et un beau-frère, furent enrôlés. Mais cela ne m'empêchait nullement d'aller chaque jour, avec les autres enfants du village, à la gare voir les trains qui revenaient du front et compter le nombre de morts et de blessés.

Autant l'avouer franchement, soixante ans ont passé et je reste ce petit enfant de six ans. A chaque fois que le colonialisme occidental subit des revers, j'éprouve une joie proportionnelle à l'ampleur de ses défaites. L'expérience révolutionnaire d'Abd elKrim fut un avertissement et une leçon sur tous les plans, pour les patriotes et les générations ultérieures de tous les peuples de la région. Rappelons aussi qu'à cette époque, nous étions au-dessus des idées de régionalisme, séparatisme, etc. Nous nous sentions Maghrébins et il y avait naturellement des Algériens parmi les combattants héroïques du Rif. Par exemple, dans ma propre famille, un de mes beaux-frères - mort depuis - enrôlé dans l'armée française, combattait les révolutionnaires du Rif, mais un de ses cousins (Ben Aïssa) s'était porté volontaire et avait rejoint les rangs de Abd el-Krim... A la fin de la guerre, il s'installa d'ailleurs définitivement dans le Rif et s'y maria. Le grand-père de ce Ben Aïssa qui avait combattu aux côtés de l'émir Abd elKader avait été guillotiné par les Français.

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- Vous avez rencontré l'émir Abd el-Krim quelque temps avant sa mort au Caire, comment s'est déroulée la rencontre ? Quelles sont vos impressions ?

Je l'ai connu au Caire. A mon premier séjour en Egypte, je ne connaissais encore aucun responsable et je me trouvais dans une situation pécuniaire difficile. Je devais aller rejoindre les frères en Suisse pour assister à la réunion qui devait décider du déclenchement de la révolution et je n'avais pas d'argent pour payer mon voyage. C'est dans ce contexte que je suis allé voir l'émir Abd el-Krim. Il était absolument furieux contre toute la clique des partis politiques et leur incurie. Aussi, lorsque je lui révélai l'imminence du déclenchement de la révolution, il me donna une aide de cent mille francs. De lui, je garde le souvenir d'un homme bon, cordial, qui débordait d'intelligence, de foi et pétri de culture arabo-islamique. Il avait d'ailleurs été cadi (juge islamique). C'était un homme de la trempe de l'émir Abd elKader.


- Et ils avaient les mêmes idées. J'ai lu les pourparlers qui se sont déroulés entre l'émir Abd el-Kader et le général Bugeaud. L'une des principales questions que l'Emir posa,concernait les projets de la France dans les pays voisins, le Maroc et la Tunisie. Alors que Bugeaud lui demandait: "En quoi vous concerne ce qui se passe d l'extérieur de l'Algérie ?", l'émir lui répliqua : "Nous sommes un seul pays". "La même chose s'est répétée avec l'expérience de l'Etoile nord africaine et celle de la révolution du Rif d laquelle des combattants des trois pays participèrent.

Oui, je me demande d'où viennent ces frontières ? Cette création occidentale dure jusqu'à nos jours, nous. empoisonne l'existence, alors qu'elle nous est complètement étrangère. C'est une véritable calamité pour nos peuples.

Ecoutez cette anecdote

Après ma dernière libération, alors que j'avais été voir ma famille à Maghnia, j'ai eu l'opportunité de rendre visite à un frère, moudjahid de la première heure, qui vivait dans un petit village frontalier de la région, en compagnie de nombreux amis. Au cours de la discussion, je lui demandai : "Hassan, que pensestu de la guerre entre l'Algérie et le Maroc?" Il me répondit qu'il m'en parlerait après le repas. Effectivement, après le repas, il

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m'invita à faire quelques pas dehors avec lui. Nous sortîmes accompagnés de nos amis, puis, s'arrêtant sur une colline proche de sa maison, il déclara : "Tu vois cette ferme là-bas, et cette maison un peu plus loin ?" - "Certes, je les vois très bien", répondis-je. "Eh bien, poursuit-il, mes trois soeurs y habitent avec leurs maris, marocains, en territoire marocain. Je leur rends visite presque tous les jours, et elles aussi, malgré l'intervention des soldats des deux côtés. C'est cela les frontières, et c'est cela la position de notre peuple."


- Pour en finir avec ce sujet, puis-je vous demander de nous dire comment vous voyez, d'une part les manifestations et les prolongements actuels du salafsme, d'autre part, ceux du courant d âl-Afghani et de la révolution ?

Le salafisme a, jusqu'à nos jours, de nombreuses ramifications dans tous les pays arabo-islamiques. En Tunisie, ses prolongements se sont étendus depuis le vieux parti destourien de alThaâlibi jusqu'au Néo-Destour et Bourguiba dont le régime est l'incarnation du salafisme. Au Maroc, le Parti de l'Istiqlal et Allal al-Fassi, représentent la version politique du salafisme. Mais, au Maroc il a eu la particularité d'engendrer un courant de gauche, ouvert au laïcisme. Plus généralement, la démarche du salafisme est caractérisée par sa quête d'une modernité en mal de modernisme. Nous n'avons, hélas, pas encore tranché le problème de cette modernité, de ce qu'elle véhicule, et de son rapport avec la langue arabe.


- Est-ce qu'elle existe, ou bien faut-il l'inventer ?

Dès le début, cette question s'imposa, mais le débat prit une tournure politique, se fourvoyant, éludant l'essentiel pour devenir très vite partiel et simpliste, alors qu'il exigeait une réponse globale, embrassant tous ses aspects.

Par exemple, comment affronter la violence, si ce n'est avec la violence. Une autre violence, plus intelligente et plus efficiente. Ce point, pourtant essentiel, n'a pas été soulevé.

Avec le recul, je pense que le Parti du peuple avait, plus que tout autre parti, une meilleure vision des choses. Par là. même, il proposait la solution la plus conforme aux valeurs véhiculées par l'Islam. La révolution algérienne est une des expressions de ces

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critères islamiques. Et, si finalement la France fut contrainte de renoncer à l'Algérie, c'est à l'Islam que nous le devons. Celui qui ne comprend pas cela, ne sait rien de la révolution algérienne.

La révolution a été une réaction violente à la violence de la barbarie coloniale. Les colonialistes ne visaient pas seulement l'occupation de notre pays. Ils voulaient, en nous mettant en somme entre parenthèses de l'histoire, tourner définitivement une page, la page de l'Algérie arabe et islamique. La page qu'ils voulaient commencer devait être celle d'un département français (comme les autres, mais d'outre-mer, comme ils disent pudiquement aujourd'hui), en muselant notre religion et notre identité culturelle.

C'est pour cette raison que l'Islam constitua, pour nous, le seul véritable rempart contre le génocide de nos âmes. La confrontation fut terrible mais, par la grâce de Dieu, l'Islam en sortit vainqueur. Mais la victoire n'a pas été totale puisque le salafisme resurgit des limbes et étendit son hégémonie tentaculaire sur tout le pays. Aujourd'hui, c'est le salafisme qui représente, à travers le courant de l'Association des oulémas, le projet politique de l'Algérie des colonels. Quant au courant d'alAfghani, celui de la révolution, il est représenté glorieusement par la révolution iranienne, par la révolution afghane, par les courants les plus actifs sur la scène libanaise, et en Egypte par ceux qui ont exécuté le traître Sadate. Ce courant très actif a cependant, à mon avis, besoin de maturation. Et l'action quotidienne sur le terrain peut les aider à y parvenir et à corriger leurs insuffisances. La suprême grandeur de ces hommes qui savent aller jusqu'aux confins d'eux-mêmes, qui, au service de leur foi, ne ménagent ni leur peine ni leur sang, qui convolent avec la mort en gardant le sourire, ouvre aux musulmans les portes de l'espoir. Nous assistons aujourd'hui à la naissance de l'homme musulman nouveau, enfin en étroite symbiose avec la Tradition dans ce qu'elle a de meilleur et de plus pur.

Des courants similaires commencent à faire leur apparition en Algérie.

 

 


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