-->
No hate. No violence
Races? Only one Human race
United We Stand, Divided We Fall
Know Your enemy!
-No time to waste. Act now!
Tomorrow it will be too late
You are what you know and what you do with what you know -¤- Freedom of Speech - Use it or lose it!

 

 

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LES MOUVEMENTS ISLAMIQUES

 

- Permettez-moi, Monsieur le Président, de passer à un autre sujet proche du précédent, à savoir le rôle de certains mouvements islamiques et de certaines expériences islamiques au pouvoir ou en révolution, que ce soit sur la scène arabe ou la scène islamique ?

Tout d'abord, les Frères musulmans, en leur qualité du plus grand et du plus ancien mouvement islamique dans nos pays. Comment considérer les étapes de leur histoire, l'évolution de leur pensée à travers le temps ? Quelle appréciation portez-vous sur leurs méthodes de travail et de pensée, leurs positions sur les principales questions qui ont marqué l'histoire arabe durant les dernières décennies ?

Je tiens à préciser d'abord que j'espère ne pas provoquer de polémiques, de luttes entre ce mouvement et d'autres ! Je souhaite simplement ouvrir un dialogue avec toutes les forces et tendances du courant islamique. J'insiste pour dire qu'il n'y a pas d'autres voies pour nous que celle du dialogue. Puisse le passé nous servir de leçon à ce sujet !

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Par exemple, le dialogue entre les nassériens et les Frères musulmans est d'une importance capitale. Je trouve injuste de voir que jusqu'à nos jours les Frères jettent l'anathème sur Nasser. Il suffit à cet homme d'avoir fait ce qu'il a fait, d'avoir représenté ce qu'il a représenté pour les masses arabes qui lui restent fidèles. Sans doute son expérience a-t-elle été jalonnée de fautes, nul n'est parfait, mais une juste appréciation de son expérience devrait prendre en compte aussi bien les bienfaits que les méfaits de son action. On constaterait alors qu'objectivement, l'image de Nasser, loin d'en être ternie, apparaîtrait intacte, fidèle à elle même, dans toute sa majesté.

Avec Nasser, ce qu'il y a de plus grand, de plus fécond sur la scène arabe s'est réveillé après des siècles de léthargie. En s'attaquant à Nasser de cette façon, en des termes inadmissibles, les Frères musulmans ne font que se replier encore plus sur euxmêmes, accentuent leur intolérance et leur discours réducteur. Dans le même temps, il faut que nous aussi reconnaissions nos fautes. Le nassérisme doit porter sur lui un regard sans complaisance. Cela faciliterait une appréciation plus juste des données à intégrer dans une vision plus complète et plus exacte de la réalité.

Dans l'étape précédente, le nationalisme arabe a été un facteur fondamental, suffisant pour affronter l'impérialisme. Cependant, de nos jours, l'impérialisme n'a plus une forme essentiellement militaire, il a revêtu d'autres oripeaux. Le temps des Cromer, des Allenby, des Gouraud, des Lyautey, des Bugeaud, Massu, Salan et autres de sinistre mémoire, est révolu. Le système mondial qui perpétue son ancienne domination et annihile notre volonté n'a que faire désormais de tels personnages. Il a fait peau neuve et utilise des moyens moins tonitruants mais d'autant plus efficaces parce que plus perfides et insidieux, nous pénétrant en profondeur. Auparavant, l'ordre colonial nous broyait tel un bulldozer, ne laissant que cendres et poussière, mais du moins, les survivants demeuraient-ils presque intacts dans leurs profondeurs, portant encore l'étincelle de vie qui allait faire renaître le feu caché sous la cendre. Ces multitudes d'hommes et de femmes, d'enfants et de vieillards assassinés, réduits au néant, voilà qu'ils reviennent plus nombreux, se multiplient; ils sont les pousses gorgées de sève et de vie ressurgissant de la forêt

Itinéraire 121

humaine saccagée par les Cromer, Allenby, Gouraud, Lyautey, Massu, Salan et consorts. Ainsi, perdant son premier combat, l'ordre mondial, contraint d'abandonner la forme brutale, le colonialisme, qui fut longtemps la sienne, endossa de nouveaux oripeaux, recourut à des moyens différents. Impuissant désormais devant la multitude infinie de nos corps féconds, c'est à nos âmes qu'il va s'en prendre, portant tous ses efforts sur nos fondements intellectuels, nos valeurs. Nous voulons être ! Soit, soyez, dit-il, mais soyez tel que je le souhaite, selon l'image que je décide pour vous, avec le profil que je choisis pour vous, en jouant le rôle que j'ecris pour vous, dans mon scénario à moi qui perpétue votre condition mineure et votre statut de nains ad eternum.

Le brouillard entretenu par les instruments de domination que sont ses sciences dites exactes, ses sciences dites humaines, son épistémologie, concourt à entretenir cette condition mineure. Et le flot de mots inventés : progrès, développement, croissance, productivité, ne sont là que pour renforcer cet effet; brouillard stratégique où nous avons foncé tête baissée. Pour y échapper, il nous faut à nouveau prendre le maquis, mener une nouvelle guérilla. Non pas celle des mitraillettes, encore que comme au Liban elle demeure encore nécessaire, mais celle des concepts nouveaux, supportés par des mots nouveaux, un vocabulaire nouveau. Nous avons devant nous un immense champ à défricher dans un combat capital. Le combat de l'initiative intellectuelle qui accompagne l'initiative historique. Le combat de la créativité qui nous permettra de devenir nous-mêmes, réellement.

Le combat culturel qui dominera l'avenir va peser un poids irrésistible sur nos destinées. Devant l'immensité d'un tel combat, les considèrations de clans, de partis, de mouvements - fussent-ils culturels tel celui des Frères musulmans - doivent ne pas s'effacer totalement mais passer au second plan. Camper sur ses positions et revendiquer comme un primat le droit de préemption à mener le combat, est une attitude stérile et condamnable. Seul un effort collectif bâtissant pierre après pierre garantira des fondations solides au futur édifice.

Ils devront avant tout se pencher sur les questions de civilisation qui nous préoccupent ici : comment concevoir le projet de notre vie ? Comment affronter la nouvelle hégémonie

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culturelle ? Comment faire face à l'ordre mondial ? Ce que je dis du nassérisme est valable aussi pour ma propre expérience. Nous avons mené une révolution à la victoire, nous avons refusé beaucoup de choses, tout comme nous avons réalisé des choses importantes, mais nous n'avions pas un nouveau projet de civilisation. Nous étions sur le point de le faire en juin 1965 avec le frère Gamal et les autres leaders de monde afro-asiatique, mais l'ordre mondial ne nous en a pas laissé le temps. Cette tâche reste à accomplir.

J'ai la certitude que si le frère Gamal était encore vivant de nos jours et assis parmi nous, il dirait la même chose, il serait arrivé aux mêmes conclusions car les données et les circonstances ont changé. L'impérialisme et l'ordre mondial qu'il a engendré ont été au centre du combat du nassérisme. Ce combat fut le plus fécond que connu la scène arabe depuis longtemps. Il s'agissait alors de libérer un patrimoine capital : la terre spoliée. Voilà qui est fait à l'exception de cette partie de notre chair vive qu'est la Palestine. Il nous faut désormais édifier le cadre de notre vie, bâtir notre cité sur terre. C'est là un sujet capital auquel les Frères musulmans et tous les musulmans doivent réfléchir. La situation requiert un immense effort d'approfondissement culturel, social, économique, épistémologique, et politique du message islamique. Un effort semblable interdit l'usage de formules incantatoires du style : "rien n'a été omis dans le livre..." si souvent invoquées lorsque la réflexion simpliste est trop pauvre. Moi-même, je crois profondément que tout est dans le Livre Sacré, quant à l'esprit, non la lettre. Tout est dans le Livre, oui, à condition d'effectuer l'effort nécessaire pour le découvrir - l'effort intellectuel s'entend. Nous sommes confrontés à un problème central, incontournable : le .système mondial, l'ordre mondial qui n'est pas seulement un ordre économique ou militaire, mais aussi et surtout civilisationnel. A l'exception de quelques timides tentatives de Sayyed Kotb, je n'ai rien lu d'important à ce sujet dans les écrits des Frères musulmans, à l'exception d'un effort méritoire certes mais bien insuffisant chez les Frères musulmans syriens. Leur réflexion est concentrée essentiellement sur les problèmes locaux, négligeant les problèmes à caractère universel.

Itinéraire 123

Les Frères musulmans n'ont pas à ce jour élaboré de projet, ni fourni de réponses à caractère universel, pas plus qu'ils n'ont éclairci les moyens propres à réaliser les objectifs. D'où les clivages qui se font jour en leur sein entre les partisans de Sayyed Kotb, de Mawdoudi, et ceux de Omar Tlemçani, pour ne citer que ces exemples. Clivages et diversité caractérisent le courant islamique, telles les couleurs d'un arc-en-ciel. Peut-être cela est-il un bien, traduisant un bouillonnement d'idées fécondes et préludant à l'élaboration de ce projet ?


- Je pense aussi que le dialogue est nécessaire entre le courant nationaliste arabe unitaire et le courant islamique, sans que ce soient nécessairement les Frères musulmans qui représentent ce dernier ?

Absolument, nous devons dialoguer avec le courant islamique en toute sérénité et reconnaître que les appareils de l'Etat ont outrepassé et outrepassent leur rôle et leur mission - ce qui n'entame en rien l'intégrité personnelle et la valeur de Nasser - qu'il existait quelques points négatifs... Mon passage à la tête de la République algérienne a aussi été jalonné de pareilles lacunes et erreurs; les reconnaître, c'est servir la vérité et nous aider ainsi, à les éviter dans l'avenir.

Aujourd'hui, nous devons unir nos efforts en vue d'élaborer et d'approfondir un nouveau projet culturel.


- Le mouvement des Frères musulmans a connu plus d'une étape dans son évolution et son histoire ainsi qu'une orientation intellectuelle très sinueuse quant à son idéologie islamique. Mais il est une chose sur laquelle ils n'ont jamais varié leur position, c'est leur refus de la choura ou de la démocratie, que ce soit dans leurs relations avec les partis, les mouvements politiques et même les individus et ils recourent à la violence pour signifier leurs positions aux autres, qu'ils soient dans le gouvernement ou dans l'opposition.

Je ne crois pas qu'ils aient toujours adopté une attitude de renfermement. Il y a des périodes où ils ont participé à des actions importantes aux côtés d'autres mouvements politiques, tant dans les alliances que dans les fronts ici et là. Par exemple leur accord actuel avec le Wafd, ou encore celui avec le même

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Wafd et le Parti communiste contre Nasser, sans juger de la nature de ce front, au début des années cinquante. Mais voulezvous parler de l'emploi de la violence contre le pouvoir ou contre les partis d'opposition aussi ?


- Par violence, j'entends le terrorisme qu'ils pratiquaient parfois contre l'opposition en même temps que contre le pouvoir. Ce que je veux dire par là, c'est que la démocratie n'est pas le fond principal de leur formation et de leur structure organisationnelle et idéologique.

Ils doivent évoluer. c'est une question capitale. Ce courant doit engager le dialogue avec les autres forces et non pas les rejeter et tomber dans le manichéisme systématique. Ils doivent aussi dépasser la dichotomie de type halal - haam (licite - illicite), kafir - mou'mîn (athée - croyant). S'ils continuaient à s'y tenir, cela serait la preuve qu'ils n'ont pas encore mûri suffisamment pour assimiler les données historiques et les nécessités imposées par la réalité contemporaine. J'ai parlé, par exemple, du dialogue avec le courant nassérien, c'est-à-dire le dialogue entre le courant unitaire et celui qui refuse l'idée de "nation arabe". A mon avis il y a un grand malentendu sur ce point précis et, seul le dialogue peut en venir à bout et nous permettre de concevoir une formule qui régirait nos rapports de manière conforme à la choura, à la démocratie.


- Chez nous, au Machrek, par exemple, l'une des principales causes qui font que le mouvement des Frères musulmans n'a pas eu beaucoup de succès est qu'il s'est fait le porte-parole des Sunnites d'où l'absence d'écho auprès des masses.

Je ne crois pas que l'objectif des Frères musulmans a été de s'adresser uniquement aux sunnites. II y a des tentatives et des écrits dans ce sens chez Hassan al-Banna sur l'unité des musulmans. J'ai aussi entendu des choses très intéressantes, dans le même esprit, de la part du cheikh Ezzeddine (Egypte) qui réside dans le Golfe, ainsi que d'autres représentants éminents des Frères qui tous appellent à dépasser la pensée doctrinaire et les clivages entre musulmans.

Itinéraire 125

- Que pensez-vous de l'idée d'un régime religieux pour laquelle ils militent ?

J'ai refusé l'idée d'un Etat sur lequel régneraient les religieux, ceci afin d'éviter que la religion soit le monopole de fait d'une seule catégorie et qu'ils ne glissent vers l'idée de " mandat " wakala, le pouvoir et les affaires politiques devenant ainsi à leur tour le domaine réservé à la même catégorie détentrice d'une "science" inaccessible au commun des mortels. Dieu a évoqué les questions touchant au pouvoir et à la politique en ces termes

"Consulte les" et "Les affaires de leur vie sont objet de choura entre eux". Je crois que le Prophète s'est prononcé aussi pour l'éloignement des religieux de l'exercice du pouvoir quand il a dit relativement à l'accouplement des palmiers El Tabir : "Ce qui relève de la religion est mon affaire, ce qui relève de la vie est votre affaire (...) Vous êtes plus au fait des questions de votre vie." Bien sûr, cela ne veut pas dire que le gouvernement doit se tenir loin des questions de la religion et dufiqh, au contraire, il doit posséder une profonde connaissance dufiqh et de l'Islam.


- Enfin, comment apprécier le mouvement des Frères musulmans aujourd'hui et quelles sont les perspectives d'évolution ?

Il faut reconnaître à ce mouvement le mérite de s'être penché le premier sur les aspects culturels et d'avoir beaucoup fait pour la conscientisation des gens.

Reste l'aspect négatif non moins important : l'absence de tout projet homogène ou de tout programme, voire même de toute stratégie de prise de pouvoir. Ils ne possèdent aucune analyse ni conception de l'Etat de l'Islam et des musulmans, encore moins de l'ordre mondial actuel, de ses objectifs et visées, de sa nature et ses influences sur nous ou de sa structure; aucune appréhension scientifique de cet ordre pas plus que la recherche des moyens qui nous permettraient de nous en sortir... Même les considérables écrits de feu Sayyed Kotb n'évoquent point la question de l'ordre mondial. Il n'y a pas de traduction politique de l'étape contemporaine, et il semble même qu'un interdit frappe tout ce qui est politique alors que l'Islam l'est profondément.

Cette impuissance les conduit à un intérêt excessif pour les questions superficielles limitant leur horizon politique et les

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poussant au repli sur eux-mêmes, à la bigoterie et à la dispersion... Le résultat est qu'ils se trouvent déconnectés des réalités quotidiennes et incapables de traduire leur pensée en actes-pensée qui ne peut se clarifier que par la pratique.


- Sur quelle base, d votre avis, un dialogue entre le courant unioniste et le courant islamique doit-il être engagé ?

Ce dialogue n'est pas seulement un voeu pieux, il est déjà une réalité, bien que de manière non organisée. Il convient de le poursuivre, de l'organiser d'une façon plus sérieuse. Je citerai un exemple de ce dialogue : le contact entre les nassériens et les Frères musulmans au cours du colloque tenu à Chypre l'année dernière (en 1984, Nd1R) sur la crise de la démocratie dans le monde arabe. J'ai entendu dire que le frère Mohammed Faek (ancien ministre de l'Information de Nasser, emprisonné par Sadate pendant dix ans) a reconnu à cette occasion certaines erreurs dans l'expérience nassérienne. C'est très important, car nous qui leur demandons de revenir sur leurs jugements et appréciations, avons-nous fait ,la même chose ? Avons-nous fait notre autocritique ? En tant que nassériens, nous devons faire le premier pas, car c'est aussi ce que les gens attendent de nous. Nous devons reconnaître nos erreurs et prendre la responsabilité du dialogue avec les autres. Mais les autres aussi doivent avoir le courage de reconnaître leurs erreurs et d'y remédier; cela n'entamera ni leur honneur, ni leur dignité, bien au contraire, ils ne pourraient qu'en sortir grandis.


- A côté des Frères musulmans, sont apparus ces dernières années des groupes islamiques en Egypte, en Tunisie, dans le Golfe ou au Liban, comment les considérer dans une perspective culturelle et civilisationnelle ? Qu'expriment-ils ? Comment expliquer leur rejet catégorique de la civilisation moderne, en même temps qu'ils s'en tiennent d des faits résiduels ? Que signifie leur éparpillement extrême et constant ?

Premièrement nous devons constater que le phénomène des groupes islamiques ces dernières années, et leur multiplication, est une chose naturelle par réaction à un ordre mondial nocif, source, entre autres, de l'acculturation qui atteint des formes avancées dans nos pays arabes et islamiques. Ils se sont créés pour

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répondre par la violence à cette violence de l'Occident. Leur violence a des effets positifs que l'on doit considérer comme des signes de bonne santé physique et psychique, intellectuelle et spirituelle. Ensuite, nous pouvons les considérer de l'intérieur, en tant que phénomènes positifs contenant beaucoup d'aspects négatifs.

D'abord, ils portent en eux des lacunes qu'ils dénoncent chez les autres. Ils se cantonnent dans des positions défensives et réactionnelles, ce qui explique le peu de portée de leurs actions, alors qu'ils devraient innover dans les questions fondamentales et non pas tout rejeter en bloc car cela ne résoud rien.

Cette impuissance remonte à Mohammed Abdou et même alAfghani. D'une certaine façon, depuis ce temps là, nous restons dans une position défensive : l'Islam, n'est pas ceci ou cela, tel ou tel orientaliste a tort... ainsi les autres nous accusent et nous nous défendons, comme si nous étions assiégés. Jusqu'à nos jours, c'est dans le miroir occidental que nous avons recherché notre image. Nous devons impérativement abandonner cette attitude et surtout briser ce miroir.

Ce phénomène, ce courant ne cessera de se renforcer tant que sévira chez nous l'oppression culturelle des autres. Aussi longtemps que leur offensive, en plus des Awacs, des marines et des Super-Etendards, s'étendra aussi aux domaines technologiques et culturels avec force cassettes vidéo, satellites, informatique... nous continuerons à nous défendre. Mais il nous faut abandonner cette attitude de retrait et de rejet passif pour passer à l'innovation. Ce courant doit être conscient que le problème n'est pas seulement et uniquement un problème vestimentaire ou culinaire et que cela ne sert à rien d'allonger plus encore la liste des interdits à des masses qui vivent déjà dans un dénuement total alors que nos peuples souffrent déjà quotidiennement de tant de maux !

Il y a par exemple, un million d'Algériens qui vivent dans des bidonvilles autour de la capitale, que les autorités ont évacués manu militari pour les jeter dans les campagnes après avoir rasé leurs baraques au bulldozer. Y a-t-il pire calamité ? Ils sont les victimes de l'exploitation. A ces gens en détresse, peut-on avoir l'outrecuidance de leur faire la morale à propos de leurs habitudes vestimentaires, culinaires ou autres ? Pourquoi

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l'Islam à l'image d'une liste interminable d'interdits alors qu'il contient un inépuisable potentiel de réponses aux problèmes que pose la vie dans tous les domaines ? L'Islam ne se réduit pas à un chapelet, une barbe et un voile. Ce courant qui existe en Afrique, notamment dans les universités, s'il a des aspects positifs et féconds, n'en reste pas moins isolé des masses et de la vie quotidienne.

Cette vision restrictive de l'Islam qui a conduit à une focalisation sur les quisas ou sanctions au détriment du reste, confine dans l'ombre ce qu'il y a de plus fécond en Islam. Cette démarche recoupe d'ailleurs celle des détracteurs de l'Islam en Occident. Les griefs de ces derniers se résument d'ailleurs à deux ou trois lieux communs devenus une antienne: les mains des voleurs que l'on coupe, le système d'héritage, le voile ou tchador, les font baver. Pour eux l'Islam c'est cela. Oubliés Ibn Khaldoun, Ibn al-Haïtem, Jaber al-Khawarizmi, al-Kindi, A1 Farabi, Ibn Toufayl, al-Ghazali, Ibn Rochd, Ibn Csina, al-Razi et bien d'autres encore qui ont tant apporté à la civilisation universelle.

Il est certes écrit que " Al quisas hayat " qui signifie littéralement : les sanctions sont la vie, mais se serait avoir une vision simpliste de l'Islam que de traduire cela à la lettre. Penser que cela signifie une main coupée ou une lapidation ainsi que certains veulent le faire croire, témoignerait d'une méconnaissance de l'esprit de l'islam. Ici, le mot qulsas doit être traduit par justice. Ce qui est la vie c'est la justice, comprise dans son sens le plus profond. Cela étant de même valable pour la compréhension des ayat : "Et ceux qui jugent autrement que par le jugement de Dieu, ceux-là sont des impies, des associateurs à Dieu, des oppresseurs". Les jugements dont on parle ici se refèrent clairement à la justice avec un grand J. Toute autre démarche conduit à des perversions comme celle qui conduit à observer une attitude bienveillante à l'égard de régimes tels ceux de Nemeiry ou d'Arabie Saoudite parce qu'on y coupe les mains des voleurs, sans tenir compte de la nature réellement rétrograde de ces régimes.

Il est vrai que le culturel est au centre de toute notre réflexion future. Toute démarche économique, sociale ou politique est dominée par la réflexion culturelle. C'est en ce sens que la révolution culturelle précède tout le reste. Elle seule permet

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d'élucider les autres problèmes, apporte l'éclairage qui conduira notre marche en avant. Une telle action doit descendre dans la rue, être assumée par tout un peuple, par tous les peuples arabes et musulmans se réclamant d'une seule oumma arabe et islamique.


- Ne pensez-vous pas que ces mouvements se caractérisent par beaucoup d'aspects négatifs et d'incertitudes ? C'est pourquoi il y a des gens qui parlent, d propos de ce réveil, de simple phénomène négatif, appelé d disparaître sans laisser de traces.

Que pensez-vous de ce qu'on appelle le réveil de l'Islam... Et peut-il être porteur d'une alternative à la réalité actuelle ?

Ce qui me préoccupe le plus, c'est cette vision pessimiste parce que défaitiste. Si nous doutons de la capacité de ce courant à créer un quelconque projet réussi, cela signifie que nous doutons des capacités de l'Islam lui-même à résoudre nos problèmes.

Revenons maintenant à la question principale: l'Islam est-il ou non capable de relever les défis ? Je pense que le mouvement islamique ne se réduit pas à des groupuscules et que le réveil islamique ne se ramène pas aux phénomènes qui ont marqué la dernière décennie, mais qu'il est plus ancien et plus profond.

Il a commencé chronologiquement avec le wahabisme, s'est poursuivi avec la Nahda et continue de se manifester de nos jours encore, même si parfois il a connu des échecs. La révolution algérienne, la période nassérienne et celle de Khomeiny sont aussi des moments, des étapes de ce réveil, de même que la révolution palestinienne, le Liban.

La vision étroite et pessimiste qui conduit à certaines allégations sur la stérilité de l'Islam et la nécessité de lui substituer d'autres idéologies, a fait son temps. L'Islam est bien vivant alors que ces idéologies, elles, sont devenues cadavres. Nous les avons définitivement enterrées avec le massacre de Sabra et Chatila. Je le dis avec tout le respect que je dois à tous ceux qui ont combattu et se sont sacrifiés pour ces idées qui ne sont plus opératoires, ne sont plus porteuses de vie pour nous. C'est l'Islam, l'Islam seul, qui a vaincu la France en Algérie. Celui qui n'a pas compris cela n'a rien compris à la révolution algérienne. Même la libération de la Tunisie et du Maroc, dont je connaissais les leaders au sein du Commandement maghrébin unifié, s'est faite sous la bannière de l'Islam. C'est l'Islam qui a

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armé le bras qui a châtié le traitre Sadate, et encore l'Islam et ses "camions de la Foi" bourrés de dynamite qui a réduit les quartiers généraux américains, français et israélien au Liban. Et après tout cela, on demande encore si l'Islam est porteur d'avenir, d'alternative! Certes, ô combien ! Il l'est à un suprême degré au Liban, en Iran, chez les Noirs d'Amérique, à Mindanao aux Philippines, sublimant les hommes et les femmes en des actes fantastiques. L'avenir n'est-il pas pour nous, au point où nous en sommes, d'abord et avant tout affaire de dignité, de courage et de sacrifice ? Et supérieurement, l'Islam nous y prépare.


- Si nous examinons certaines expériences islamiques au pouvoir, et tout d'abord l'expérience iranienne, où la situez-vous dans le cours de la pensée islamique visant à l'édification d'un monde meilleur ?

Ensuite, comment appréciez-vous ses succès, ses échecs, tant d'un point de vue théorique que pratique ?

Avant d'aborder le fond du sujet , force est de constater que cette révolution est l'événement le plus important que la scène islamique ait connu depuis des décennies. Pour la première fois, une révolution culturelle se produit, faisant face, dès son avènement à l'ordre mondial sous ses deux visages : capitaliste - américain et communiste - soviétique et n'a cessé de les affronter.

Selon les dires mêmes de certains de ses leaders, la révolution iranienne s'est inspirée de la révolution algérienne, du temps de son déclenchement. Mais j'avoue que cette révolution a apporté plus que ce que nous avions pu faire ou réaliser. Ils ont chassé un régime corrompu au service de l'ordre mondial, puis ils se sont attaqués aux véritables problèmes : ceux de la révolution culturelle. Ils ont utilisé avec succès un style révolutionnaire qui nous invite à la méditation, puis surtout, il y a cette surprenante capacité à mobiliser les masses et à unifier leurs forces.

On peut aussi apprécier la grandeur de cette révolution au fait qu'elle affronte seule cette alliance de toutes les forces du mal réunies, de l'Est comme de l'Ouest, sans oublier les régimes réactionnaires arabes de la région. Après sa victoire contre le régime du shah, la révolution iranienne aurait pu apporter un élargissement stratégique à la révolution arabe et à la libération de la Palestine; mais on ne lui en a pas laissé le temps ni

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l'opportunité. Et de nos jours, menacée et attaquée de toutes parts, elle doit se défendre pour poursuivre et faire face aux armées arabes qui mènent une guerre " jahilienne " contre elle, dépensant ainsi inutilement nos énergies et notre sang.

Parler des aspects positifs de cette révolution, n'exclut pas de lui adresser des critiques et de signaler ses erreurs, tant il est vrai qu'aucune révolution n'y échappe.

Premièrement: une révolution qui se replie sur elle-même est vouée à l'échec. Par conséquent, la question est de savoir

comment pourra-t-elle s'étendre ? Cette révolution a rencontré un grand écho dans le monde arabe mais comment va-t-elle entrer en rapport avec ce monde arabe. C'est à discuter. Mais nous leur disons : nous connaissons mieux que quiconque nos propres problèmes !

Deuxièmement: si la révolution iranienne tentait de s'emparer de l'Irak ou d'y installer un pouvoir allié sans prendre en considération les forces vives du peuple irakien, chiite ou pas, elle commettrait une grave erreur et nous espérons vivement qu'elle saura s'en garder. Elle ne ferait, dans ce cas, qu'imiter l'Union soviétique qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, transportait dans ses camions militaires des " gouvernements " pour les installer dans les pays de l'Europe de l'Est sous sa domination.

Si la révolution iranienne réitérait cette erreur fatale, elle ne s'en relèverait pas et disparaîtrait à tout jamais du monde arabe. En ce sens, l'Irak constitue un test pour le monde arabe.

Nous n'acceptons pas que sous quelque forme que ce soit l'Irak soit sous la domination iranienne. Il faut cependant qu'émerge en Irak un gouvernement reflétant les aspirations des masses populaires à la démocratie, permettant ainsi à ce pays de reprendre ses forces et d'établir des liens de bons voisinage avec l'Iran. Si la révolution iranienne échoue là, elle aura échoué définitivement, et nous avec elle. Elle doit le savoir.

Troisièmement: pour ce qui est de la tolérance de ses rapports avec les minorités, la situation de guerre, malgré ses servitudes, ne doit pas faire oublier ce problème.

J'ai écrit plusieurs fois sur cette question, notamment alors que j'étais encore en prison pour la revue iranienne Itilaât pour dire que la révolution ne doit pas se trouver en confrontation

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avec les minorités. La question des minorités représente un autre test pour la révolution. Ce n'est pas en dénonçant la manipulation des minorités par les satans de l'impérialisme qu'on règlera leurs problèmes. Je ne dis pas que Satan n'existe pas, mais plus on en parle de cette manière à propos des minorités, plus on entre dans son jeu.

Quatrièmement : la révolution iranienne doit se départir de son caractère confessionnel (chiite), privant ainsi ses ennemis de cet argument. D'autre part, ses partisans potentiels qui se réduisent à quatre-vingt millions d'individus pourraient passer à un milliard. Ce choix se posera aussi en Irak.

Cinquièmement : je suis contre l'exercice du pouvoir par les religieux. Sur ce point, j'ai mis en garde mes frères de l'opposition irakienne pour qu'ils évitent de tomber dans la même erreur.

Sixièmement : pour ce qui est de la question cruciale de la violation des droits de l'homme: aucune circonstance ne peut les justifier. La révolution est une opération chirurgicale, une opération naturellement violente, mais les véritables révolutions sont celles qui, autant que possible, font l'économie de sang.

Septièmement : les autres forces politiques doivent pouvoir s'exprimer librement, comme le parti Toudeh par exemple. Je ne me fais pas le défenseur de ce parti en particulier, je ne suis pas marxiste, mais la position du pouvoir à son égard peut être révélatrice de ses positions futures à l'égard des autres partis. Et la position actuelle du pouvoir peut aboutir à un régime politique clos et intolérant.

Je suis contre l'usage de la violence à l'intérieur du pays envers ceux qui ne partagent pas les même idées, et je tiens à saluer les dernières décisions intervenues en faveur d'intellectuels et de détenus politiques et, notamment, les recommandations de l'imam Khomeiny concernant les droits de l'homme et l'arrêt de l'emploi de la torture.

Huitièmement : il est nécessaire de nouer des liens organiques avec les forces vives de l'opposition sur la scène arabe et islamique, à travers un dialogue équilibré, ouvert et dénué d'arrogance.

Neuvièmement : il est de mon devoir d'attirer aussi l'attention sur un autre point capital que la révolution se doit d'éviter : celui

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de succomber à la raison d'Etat. Je réprouve, par exemple, que le ministre des Affaires étrangères, en visite dans un pays étranger, attaque un courant islamique opposant au régime de ce pays sous prétexte que ce dernier apporte un soutien au régime de l'Iran. Cela est justifiable. Je comprends fort bien que l'Iran ait besoin de ce soutien, Qu'il s'agit là de tactique. Mais je n'accepte pas que la stratégie soit sacrifiée à la tactique parce que c'est ainsi que les révolutions sont anéanties.

Dixièmement : je déplore le fait que jusqu'ici ils n'ont pas élaboré un projet global. La guerre à elle seule ne justifie pas ce retard. Je considère cependant, que l'élaboration de ce projet islamique n'incombe pas à la seule révolution iranienne et que nous devons adjoindre nos efforts aux révolutionnaires iraniens.

Je me suis permis, en ami de cette révolution, de lui adresser ces critiques, tout en espérant qu'elle saura dépasser ses faiblesses contingentes et non structurelles et, surtout, qu'elle saura renforcer ses liens avec la révolution arabe.


- Ne croyez-vous pas qu'une partie de ces erreurs et de ces faiblesses est due aux maux qui paralysent le corps arabe et qu'elles auraient été surmontées si la ferveur et la fraîcheur révolutionnaire de l'Egypte de Nasser et de l'Algérie du 1 er Novembre étaient là pour accueillir la révolution iranienne qui, par conséquent, aurait trouvé de notre part un soutien et appui enthousiaste ?

Ce que vous dites est absolument vrai. D'ailleurs, l'imam Khomeiny, d'après ce que j'ai entendu, a dit la même chose. Je cite: "Malheureusement, nous sommes gravement handicapés par une chose : d savoir que la révolution s'est produite tardivement (...) Elle ne s'est pas faite au temps de Nasser, de Ben Bella..." C'est vrai qu'aujourd'hui nous les accablons de nos propres maux. Nous critiquons beaucoup cette révolution et nous nous montrons très exigeants vis-à-vis d'elle mais qu'avons-nous fait pour servir sa cause et la nôtre ? Nous vivons le moment le plus critique de notre longue histoire et ce, à tel point que le phénomène le plus noble, le plus pur qui soit apparu sur notre scène, à savoir la résistance palestinienne, en a été sérieusement affecté. Voyez ce que sont devenues les relations entre les révolutions palestinienne et iranienne !

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Notre scène est polluée, c'est pourquoi nous devons réaliser notre révolution puis en faire le lien et s'entendre avec les autres. Que certains de nos concitoyens un peu rêveurs ne s'attendent pas à ce que les Iraniens viennent les délivrer du joug de leurs gouvernements ! Les hommes existent chez nous qui ont les capacités de mener la révolution à la victoire.


- Un article de la Constitution de la République islamique insiste sur l'aspect chiite de l'Etat et la législation du pays stipule clairement le caractère confessionnel de la révolution.. Croyezvous que cela soit compatible avec la dénomination de "révolution islamique" ?

Il faut dire tout d'abord que cet article a été imposé à l'Imam par des religieux à l'esprit borné, car cela ne correspond nullement à sa pensée. Je pense que cela ne constitue qu'une étape provisoire appelée à être dépassée. Mais votre question devrait être posée autrement, vous auriez dû me demander : "Pourquoi, nous, ne referions-nous pas une révolution sans coloration confessionnelle ou doctrinale ?" Pourquoi nous en prenons-nous toujours à leur révolution ?

Cette révolution a d'abord été appelée à prendre en charge une réalité chiite existante et non pas toute la réalité des musulmans. Nous sommes majoritaires ? Alors faisons une révolution plus vaste !

La révolution iranienne affronte actuellement, en plus de la guerre avec l'Irak, des problèmes réels, des problèmes engendrés par des erreurs commises à l'intérieur du pays, en particulier les forces qui ont participé activement à la révolution et qui ont donc versé leur sang pour combattre le régime du shah. Je veux parler de l'Organisation des Moujahidin Khalk et du courant des intellectuels représenté par Bani Sadr... Je n'approuve pas non plus cela. Je respecte les sacrifices faits par les Moujahidin et leur militantisme, mais ils ont commis de graves erreurs. Tout d'abord, la confusion de leurs thèses : jusqu'à présent, on ne sait toujours pas s'ils sont musulmans ou marxistes. Leur seconde erreur est d'ordre stratégique. Massoud Radjavi s'est toujours laissé influencé par la gauche des Fedayin Khalk. Enfin, le plus grave, est leur alliance conclue rapidement avec le régime de

Itinéraire 135

Bagdad. Cela, le peuple iranien et nous-mêmes ne pouvons le leur pardonner.


- Dès le début, Khomeiny avait déclaré que s'il le pouvait, il édifierait une "muraille de Chine" autour de son pays pour lui épargner les effets nocifs de la civilisation occidentale. Pensezvous qu'il soit possible, pratiquement, pour nous, de nous isoler définitivement de l'Occident et de sa civilisation ?

Sans aller jusqu'à édifier une nouvelle muraille de Chine, je pense qu'il est absolument nécessaire, pour nous prémunir de ses maux, de prendre une certaine distance avec l'Occident et surtout de circonscrire très précisément les relations que nous pourrions, éventuellement, entretenir avec lui. Oui, nous devons rompre avec cet ordre mondial et sa rationalité mercantile. Nous devons le refuser, refuser sa morale immorale, sa logique, son exploitation. Oui, il nous faut l'affronter et c'est pour cela que nous devons forger nos instruments, affûter notre pensée, édifier notre stratégie et élaborer un projet de civilisation qui nous permette de lui faire rendre gorge. Qui permette aux hommes qui plient sous son joug de se redresser et de vivre debout.


- Il est clair que la situation critique actuelle du monde arabe se répercute négativement sur la révolution iranienne. Ne croyez-vous pas, M. le Président, que cela reflète une réalité très importante de l'histoire islamique, d savoir qu'il n'y a pas de possibilité de réussir un changement et d'édifier un cadre collectif dans l'espace islamique sans la condition que les Arabes y jouent le rôle central et qu'une révolution arabe se réalise ?

C'est là un sujet à la fois important et dangereux qui requiert de notre part un maximum de vigilance et d'intérêt. II est bien vrai que les Arabes sont la substance de l'Islam et que le Prophète et ses compagnons qui ont propagé la foi et la langue du Coran sont arabes. Mais il faut se garder soigneusement de l'idée selon laquelle sans les Arabes il n'y a point de salut pour la oumma ! C'est là une attitude dangereuse, similaire à l'attitude européanocentriste. C'est aussi ce que disent Saddam Hussein et sa presse ! Je pense que peut-être l'Afrique deviendra un continent totalement islamisé et avec le temps, arabisé, que l'Inde, dans un avenir plus ou moins proche, embrassera l'Islam et qu'elle sera

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peut-être arabisée ; que même aux Etats-Unis où il y a aujourd'hui deux millions de musulmans noirs, la vague de l'Islam englobera les trente cinq millions de leurs frères qui les rejoindront. Sans oublier d'autres régions du globe comme en Union soviétique. Mais je crains plus que tout autre chose la tentation ethno-centriste, et notamment celle qui voudrait confondre l'Islam et les Arabes.

Certes, d'un point de vue scientifique-historique, les Arabes ont joué un rôle primordial dans l'histoire de l'Islam et que sur la scène arabe se joue actuellement une partie capitale pour les Arabes et aussi pour les musulmans avec la question palestinienne. Quand je parle de Palestine, il s'agit évidemment de la Palestine dans son intégrité, et non pas celle mutilée et réduite à Gaza et à une partie de la Cisjordanie ; je parle de la Palestine en tant que combat global de civilisation. C'est d'ailleurs pourquoi le combat autour duquel toutes les forces musulmanes s'uniront est celui de la Palestine qui est une terre arabe ; d'où la nécessité et l'importance, encore une fois, de l'unité des Arabes. D'autre part, grâce à l'émergence du nassérisme et de la révolution palestinienne, il s'est transformé en base centrale pour tous les mouvements et révolutions, aussi bien sur la scène arabe et islamique que mondiale.


- Ce que j'ai voulu dire, c'est que les Arabes ont été les porteurs de l'Islam dans le monde, ce qui est un rôle fonctionnel ou une charge et non pas un ennoblissement ; une épreuve et non pas un privilège... et cela apparaît clairement d travers toutes les étapes de l'histoire islamique.

Mais cela ne signifie pas non plus que ce rôle qui est et a été le leur, soit éternel et les institue comme ce centre dont vous parlez. Cela ressemble à l'affaire de la "Sakifa" durant le califat d'Abou Bakr. Beaucoup de gens disaient alors que le califat doit revenir en priorité à Koraych... Or Koraych, elle-même, a été sujette à des désaccords internes et il y avait les Omayyades -descendance d'Abou Sofiane- qui soutenaient que le califat devait leur revenir de droit. Or, il ne faut pas oublier que Abou Sofiane a été le pire ennemi de l'Islam et que c'est du temps de son fils Moawiya que date la grandefitna, la grande crise de l'Islam !

Itinéraire 737

Le Prophète avait refusé de léguer le califat à sa, descendance. Qu'est-ce que cela signifie ?


- Je passe maintenant d'une expérience éclairante, librement choisie, comme vous dites, d une expérience enracinée, ancienne, dans le monde arabe. J'entends : le royaume dArabie saoudite, du fait qu'il se réclame de l'Islam et se targue d'être le gardien des Lieux saints. Comment voyez-vous cette expérience qui dure depuis plus d'un demi-siècle, d'un point de vue idéologique et modernité

Nous ne devons pas apprécier cette expérience uniquement à partir des années vingt, c'est-à-dire depuis le règne du roi Abd el-Aziz. Il faut remonter au wahabisme et à Mohamed Ibn Abd el-Wahab. Le mouvement de réforme en Islam, celui que nous vivons encore, a commencé avec Mohammed Ibn Abd el-Wahad, bien avant la Révolution française de 1789, puisque celle-ci coïncide à peu près avec la mort de ce dernier. Ce mouvement s'est perpétué, sous une forme plus moderne, avec al-Afghani et Mohammed Abdou. Mais les deux mouvements s'inspirent de la même source: celle de la pensée d'Ibn Taïmiyya.

Le wahabisme, un moment triomphant, sera contenu par l'action militaire de Mohammed Ali et ses troupes égyptiennes dirigées par son frère Ibrahim, sur l'ordre du gouvernement de la Porte d'Istanbul. Cela ne se fera pas sans mal puisque les troupes de Mohammed Ali devront essuyer deux échecs avant que les Ikhouans wahabites ne s'inclinent finalement. Mais l'on ne tue pas une idée avec des balles et des fusils. Le mouvement wahabite réapparaîtra et remportera finalement la victoire avec le roi Abd el-Aziz. Ainsi se constitua le royaume d'Arabie saoudite. Mais auparavant, le Wahabisme aura inspiré deux mouvements religieux en Afrique du Nord : la Senoussiya et la Tidjaniya. Ces deux mouvements qui prirent la forme de tariqa ou zaouia (ordres religieux) agiront, non sans succès, en faveur de l'islamisation de l'Afrique au sud du Sahara, notamment en Afrique de l'Ouest.

II faut porter au crédit du wahabisme d'avoir assuré la sécurité des routes menant aux Lieux saints de l'Islam ainsi que dans tout le Royaume. Et cela demeure vrai de nos jours encore. Mais le Wahabisme a échoué dans l'essentiel de sa mission : renouveler

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l'Islam, le vivifier, le raccorder aux nécessités d'un monde implacable en transformation constante. On peut dire que l'échec sera totalement consommé quand finalement le wahabisme deviendra synonyme de royaume d'Arabie saoudite et que le glaive y prendra la place du verbe. Nous voyons ce qu'il en est advenu : un système politique pervers.

Face à un peuple resté fidèle à sa foi, on voit les dirigeants et les innombrables émirs se complaire dans la dépravation et susciter de nombreux scandales. Sur le plan politique, le régime wahabite conforte toutes les forces rétrogrades dans le monde arabe et musulman. Après la chute du shah en Iran, il est devenu le relais le plus sûr des U.S.A. et de leur politique d'hégémonie. A coup de pétro-dollars, il se trouve derrière tous les mauvais coups perpétués contre nos causes et notamment contre la plus sacrée d'entre elles : la cause palestinienne.

Mohammed Ibn Abd el-Wahab et le wahabisme des débuts méritent tout notre respect car ils constituèrent un grand moment de ferveur islamique. Mais Mohammed Ibn Abd el-Wahab fut effacé par Séoud et l'ordre politique finalement malfaisant qu'il lui substitua. Sur le plan moral, cette infamie est à la mesure des "exploits" des princesses et émirs en rupture de bans, aux quatre coins du monde, avec les enseignements de Mohammed Ibn Abd el-Wahab dont ils se réclament, et ceux du Coran.


- Paradoxalement, alors que le wahabisme a été l'instrument de la propagation de l7slam en Afrique, la famille saoudienne, à cause de ses moeurs et comportements, y suscite un rejet de la part des Africains arabes et musulmans.

Absolument, leur rôle en Afrique dessert la cause de l'Islam. Beaucoup de responsables africains me l'ont confirmé, particulièrement ceux d'entre eux qui sont musulmans. Récemment, un frère africain me disait : nous souffrons énormément de l'action des Arabes, et surtout celle des Saoudiens qui soutiennent nos régimes dictatoriaux avec leurs pétro-dollars et se faisant complices des Américains. Les preuves ne manquent pas sur cette collaboration abominable entre Riyad et Washington dans toutes les régions du monde. J'ai aussi des preuves sur le financement des campagnes électorales de la droite française par

Itinéraire 139

les Saoudiens. Riyad, aujourd'hui, fait partie intégrante de l'ordre mondial et de la stratégie américaine.

Les Saoudiens ont un rôle néfaste et destructeur dans tous les coins du monde, ils constituent le phénomène le plus dangereux de la scène arabe et nous devons lui faire face car avec ses pétrodollars, il est une source inépuisable de pollution en tout genre.

Mais nous devons être conscients que l'Arabie saoudite est devenue l'enfant protégé de l'ordre mondial, en particulier depuis la chute du shah et de Sadate. Tout comme nous ne devons pas ignorer que la création de régimes de ce type est l'une des préoccupations majeures de la stratégie de l'ordre mondial.


- Du point de vue islamique, comment considérez-vous le royalisme ?

L'Islam rejette catégoriquement le royalisme. Le verset coranique intitulé Les Fourmis (sourate 27, verset 34) dit

"Quand les rois entrent dans une cité, ils la saccagent et font des nobles qui y habitent des misérables, ainsi font les rois." Le terme de roi lui-même n'existe pas dans le vocabulaire islamique.


- Le pétrole, en tant que richesse, est en Arabie Saoudite une propriété familiale; en Algérie et dans d'autres pays producteurs, propriété étatique. Certains intellectuels arabes et autres estiment que cette richesse impressionnante doit être enlevée aux chefs d'Etats et aux régimes pour être consacrée d la réalisation du progrès arabe, sans tenir compte des frontières artificielles, c'estd-dire qu'elle doit être la propriété commune de tous les Arabes. Comment voyez-vous concrètement, si vous reveniez en Algérie, la meilleure façon de tirer bénéfice du pétrole ?

I1 convient de s'arrêter un peu et de méditer plus profondément cette question du pétrole. Il m'arrive parfois d'y songer en comparant notre situation à celle des autres... Car après tout, ce ne sont pas les déserts qui manquent sur le globe ; et pourtant, c'est des nôtres que jaillit le pétrole. De ce même désert qui a vu naître en d'autres temps, une autre forme d'énergie, spirituelle celle-là, représentée par tous les Prophètes, d'Ibrahim à Mohammed, que Dieu les bénisse.

C'est cette énergie, sous ses deux formes, qui a dessiné et dessine les contours du monde. Remarquons, en passant, que le

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pétrole soviétique se trouve dans les républiques islamiques, de même le pétrole chinois ! Tous les grands producteurs d'hydrocarbures sont musulmans : le Nigeria, l'Indonésie, l'Iran et bien sûr les pays arabes, notamment la presqu'île arabique qui possède les deux tiers des réserves mondiales. Cette Arabie qui a été doublement bénie par le ciel, qui a fait jaillir de son sol cette seconde énergie après lui avoir donné celle de l'Islam. Il est évident pour moi que cette énergie doit être destinée à parachever l'action première de l'Islam dans le monde. Le pétrole et le gaz auraient pu, peuvent encore changer la face de ce monde s'ils étaient entre d'autres mains que celles qui les accaparent aujourd'hui.

Même si nous passons de ce type d'énergie à l'énergie solaire, l'Arabie Saoudite resterait encore la plus grande réserve et source de cette énergie ! Cette richesse en énergie n'est pas le fait du hasard, c'est une invite, une injonction à mieux servir les intérêts islamiques, et au-delà du monde islamique, les intérêts de l'humanité toute entière. Ce que d'autres peuvent appeler hasard ou nécessité, ou les deux à la fois, est pour nous la main d'Allah.

Pour résumer ma conception sur cette question, je dirais qu'il faut consacrer une partie des revenus pétroliers à financer la formation, dans les domaines de l'informatique et la cybernétique, de groupes de jeunes arabes et musulmans, à financer la réalisation d'études, de recherches et d'expériences de pointe menées par des scientifiques musulmans comme notamment Fraouk al-Baz ou le Pakistanais, prix Nobel de physique en 1979, Abdessalam, en collaboration avec tous les scientifiques de bonne volonté dans le monde. Les revenus pétroliers sont capables de nous permettre de faire l'économie des innombrables problèmes liés à la phase de l'industrialisation et d'entrer directement dans la civilisation de l'informatique. Ces pétro-dollars peuvent également alléger les souffrances de notre monde, celles provoquées entre autres par la faim ; ils peuvent aider à recréer nos agricultures ravagées, à lutter contre les maladies tropicales qui accablent un quart de l'humanité, à promouvoir une recherche scientifique et une technologie moins polluante et au service d'un projet de civilisation moins prédateur. En un mot, ces pétro-dollars serviraient la qualité de

Itinéraire 141

la vie, serviraient des objectifs plus nobles, plus conformes au message de Mohammed Ibn Abdallah, notre Prophète en Islam.


- Il y a quatre ans, Juhaymân al-Otayba donnait l'assaut à une partie de La Mecque, contre le régime saoudien avant de mourir en martyr. Cependant son mouvement continue d'exister dans la presqu'île arabique. Comment appréciez-vous ces expériences révolutionnaires sur les plans pratique et théorique en tant que manifestations des réalités sociales et politiques de cette région ?

Pour moi, c'est un événement exceptionnel. Le martyr Juhaymân al-Otayba, Dieu le bénisse, a tracé la voie à beaucoup d'autres. A ce propos, je ne puis m'empêcher de penser à la symétrie du martyr d'al-Otayba avec celui d'Islamabouli. Ils sont tous deux le socle du nouvel édifice à bâtir dans le monde arabe et musulman.


- Permettez-moi de passer d une autre expérience qui a profondément marqué l'histoire de la Nahda et a joué un rôle dans la constitution des micro-Etats arabes actuels. J'entends la révolution du chérif Hussein dans le Hedjaz, appelée la Grande révolution arabe contre l'Etat turc, touranien. Cette révolution a donné naissance à ce qu'on appelle de nos jours, la Jordanie, l'Irak, la Syrie. Elle a ouvert la voie au tracé actuel des frontières du Machrek et a coopéré étroitement avec l'Europe pour arracher l'indépendance à la Turquie.

Je ne la considère pas comme une expérience positive et encore moins comme la "Grande révolution arabe". Elle a opposé le nationalisme arabe à l'Islam, constituant ainsi un précédent dangereux dans notre histoire.

L'arabisme, dans sa forme pure et positive, au contenu lié à l'Islam, a commencé avec Nasser. Quant à la révolution de 1916 du chérif Hussein, on ne peut pas considérer qu'elle ait été positive, bien que l'Etat turc à cette époque était selon moi, critiquable et inacceptable.


- Par ailleurs, sur le trône marocain, la famille royale gouverne au nom de l'Islam.

En effet, celui qui occupe le trône marocain prétend être le Commandeur des Croyants. Cependant l'agression culturelle et

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politique de l'Occident impérialiste est une réalité visible au Maroc. L'impact de la politique nord-américaine conditionne l'orientation de la politique étrangère du Maroc. Bien que possédant une épaisseur historique et culturelle dont on trouverait difficilement l'équivalent dans le monde arabe et islamique, il est victime d'une agression culturelle. Les schémas et fondements culturels occidentaux continuent à imprégner la mentalité de certaines couches aisées de la population. Le tissu social s'en ressent sérieusement, aggravé par le comportement scandaleux des émirs saoudiens et de leur nombreuse clientèle, provoquant d'ailleurs des réactions salutaires du peuple marocain. Cependant l'accusation la plus grave que l'on puisse retenir contre le régime marocain n'est pas tant son caractère royal, car qui d'entre nos chefs d'Etats n'est pas roi dans sa république, que le fait qu'il ait permis à son pays d'être utilisé comme laboratoire à toutes les combinaisons louches des sionistes contre les intérêts de la cause palestinienne.


- On assiste dans les pays arabes d une mode nouvelle : nos chefs d'Etats qui annoncent l'application de la charia et des lois islamiquespour dissimuler leur nature dictatoriale et oppressive.

Nous avons déjà dit un mot là-dessus. Le régime saoudien applique la charia, coupe la main des voleurs et Nemeiry récemment avait commencé à faire la même chose... Je ne sais pas quel sera le prochain candidat à se proclamer islamique en coupant la main des voleurs, comme si cela était une preuve absolue d'islamité !

L'homme, chez nous, souffre de nombreux maux, y compris de la faim. La charia, dans une telle situation, déclare l'individu non responsable de ses éventuels forfaits s'il y est poussé par la nécessité. C'est son environnement qui en est responsable.

Omar Ibn al-Khattab a gelé l'action du législateur islamique dans des périodes et des circonstances qui ressemblent beaucoup aux nôtres (l'année de la Ramada par exemple, ou durant les guerres). Pour en revenir à votre question, je pense qu'il n'est pas permis de réclamer des devoirs ou des obligations à des citoyens auxquels on n'aura pas permis d'exercer leurs droits.

L'application des hodoud vient après l'édification de la société islamique dans son intégralité. L'année de la Ramada lors de

Itinéraire 143

laquelle le calife Omar prit la décision de suspendre l'application des hodoud, relativement aux vols, se retrouve chaque année en nos temps actuels. La faim tue cinquante millions d'êtres humains, dont dix-sept millions d'enfants annuellement. La tragédie du Sahel africain, peuplé en majorité de musulmans, de la Mauritanie à l'Ethiopie, en passant par le Sénégal, le Mali, le Niger, le Tchad, le Soudan et la Somalie est trop connue pour être rappelée en détail ici. Mais la faim frappe partout dans le tiers monde, du nord-est du Brésil au Bangladesh musulman. Touchant de plus en plus de populations, elle va être le problème fondamental des décennies à venir. C'est toute une humanité, musulmane en grande partie, qui crie sa faim. Il convient de rappeler cela lorsque l'on parle de hodoud.


- Cela nous amène à la question de la révolution culturelle à laquelle vous vous intéressez, le changement de la société dans un sens islamique appelant une révolution culturelle.

Si nous devions la déclencher aujourd'hui, quelles seraient les bases et les règles ?

La révolution culturelle est une double action : un travail sur le terrain et un effort de réflexion, les deux étant liés organiquement. L'effort intellectuel doit être contamment nourri et corrigé par l'action. La révolution culturelle, au double plan intellectuel et pratique, n'est point un pieux souhait mais une réalité tangible. Une réflexion encore éparse, mais de qualité, se fait jour en Iran, au Liban, en Egypte et ailleurs. C'est l'action menée en Iran, au Liban, en Palestine et ailleurs qui nourrit cette réflexion. Un effort considérable doit compléter celui qui a été initié.


- Faut-il commencer par la fermeture des lieux de "distractions" et l'interdiction de l'alcool et de tout ce qui est prohibé dans l'Islam ?

Oui, tout cela doit être interdit quelles que soient les difficultés que l'on rencontrera. Mais la question des minorités non musulmanes dans nos pays doit être considérée comme primordiale. Cependant, la persuasion, expurgée de toute forme d'intolérance, s'avère être une meilleure méthode que les lois oi, les interdits pour résoudre les problèmes.

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- En vous appuyant sur votre expérience militaire, en particulier sur celle de la révolution du 1 er Novembre, quelle serait votre conception de l'organisation de l'armée ?

Je pose cette question car certains expliquent les défaites des armées arabes par le fait qu'elles sont organisées selon un modèle calqué sur celui de l'Occident et qu'il est impossible de vaincre ce dernier en utilisant ses propres techniques.

Oui, j'ai une conception personnelle de la restructuration de l'armée qui s'inspire bien sûr de ma propre expérience, mais je crois aussi que nous pouvons nous inspirer partiellement des méthodes et techniques occidentales. L'armée suisse, par exemple, n'est pas une armée régulière, composée de militaires professionnels, à l'exception de certains cadres et pour des nécessités d'urgence. C'est une armée populaire.

Dans ce monde il n'y a que deux armées de ce type : l'armée suisse et l'armée israélienne. Il me semble que les Israéliens ont bien étudié le modèle suisse et en ont tiré profit. Franchement, l'armée israélienne est beaucoup mieux organisée que les armées arabes. En Israël, les soldats peuvent s'exprimer librement et les conditions n'y sont pas favorables à la création d'une caste militaire pouvant briguer le pouvoir.

Les armées classiques comme les nôtres sont, en plus, très coûteuses; elles absorbent la majeure partie du budget des Etats ; elles s'emparent du pouvoir et distillent la corruption au sein des institutions de l'Etat et de la société. Le citoyen suisse accomplit un service militaire chaque année dont la durée est de trois mois lorsqu'il est jeune, puis diminue à mesure qu'il avance en âge pour n'être plus, enfin, que de quinze jours par an. Il est certain que la meilleure armée est celle qui n'est pas composée de professionnels et de fonctionnaires. Dans la Jamahirya libyenne se poursuit actuellement une expérience, non achevée, de création d'une armée populaire.


- Je crois que les Iraniens sont en train de préparer une armée d'un genre nouveau. Qu'en pensez-vous ?

Les Iraniens sont en train de constituer eux aussi une armée populaire. Je crois qu'ils réussiront. Il est exact qu'il est impossible de combattre efficacement l'Occident en utilisant ses

Itinéraire 145

propres méthodes et ses propres théories. Il est également impossible de le vaincre sans la participation de tout le peuple.


- A propos de la femme, comment pourrons-nous présenter un nouveau modèle de la femme arabe, islamique ?

En réalité, dans cette question, nous nous préoccupons plus des accusations et de l'image que nous renvoie l'Occident que de tout autre chose. Nous devons d'abord nous en émanciper. Quant à la condition féminine, nous possédons les modèles des femmes combattantes, travailleuses ou mères de famille. Nous devons lui garantir l'égalité des chances aussi bien dans la scolarité que dans la vie active, puisqu'elle jouit de l'égalité des droits et des devoirs en Islam. Nous n'avons pas à nous justifier sur notre mode de vie, de nos conceptions d'être et de pensée. Ce que l'Occident considère bon pour lui ne l'est pas forcément pour le reste du monde, ni bon pour nous qui vivons dans une sphère civilisationnelle fort éloignée de la sienne. Ses conceptions ne sont pas les nôtres, sa philosophie n'est pas la nôtre, sa morale non plus.

Il plaît aux Occidentaux de circuler de plus en plus dévêtus, c'est leur problème. Il nous plaît à nous de nous couvrir et d'observer une décence d'attitude conforme à nos traditions et à notre éthique religieuse, c'est notre problème. Et nous n'avons pas à accepter de subir le terrorisme intellectuel occidental qui veut imposer ses normes au reste du monde ; normes vestimentaires, normes culinaires, normes sociales...

Par ailleurs nous sommes en désaccord avec la conception occidentale de la condition de la femme qui pose le problème sous un angle purement économique. Les critères permettant d'apprécier les droits de la femme sont ainsi définis, comme le reste d'ailleurs, par la loi du marché.

Nous ne pouvons pas accepter cela. Pour nous, le bonheur et la complémentarité spirituelle du couple sont plus importants que la complémentarité matérielle. Fonder un foyer et une famille heureuse où règne l'entente conjugale sont choses sacrées pour nous.

La conception occidentale des droits de la femme a créé des rapports conflictuels entre hommes et femmes et, chose grave, aboutit à l'obsession dans certains domaines.

146 A. Ben Bella

Sur le plan pratique, la science moderne considère néfaste le fait qu'en Occident, les femmes qui travaillent abandonnent leurs enfants dans les crèches. Le célèbre psychologue suisse Jean Piaget, décédé il y a quelques années, affirmait que l'enfant, jusqu'à l'âge de dix-huit mois, a besoin de la présence constante de sa mère; il mettait en garde les femmes qui travaillent contre le risque inévitable d'un développement anormal et incomplet de leurs enfants. La science démontre aussi que les quatre ou cinq premières années de l'existence d'un être humain sont décisives pour le reste de sa vie. Les blocages affectifs intervenant lors de cette période peuvent être définitifs. Le mariage est une construction permanente du couple ; elle n'exclut nullement que la femme ne puisse travailler hors de son foyer lorsque les enfants ont dépassé l'âge critique. D'autres facteurs, plus importants que le facteur économique, conditionnent la réussite et le bonheur d'un foyer.


- Que pensez-vous des deux phénomènes suivants

1) L'attitude traditionnelle de certains imams concernant la prohibition de l'exercice par les femmes de certains métiers comme la magistrature.

2) L'expérience tunisienne, unique dans le monde arabe, dont le Code civil stipule que la polygamie est interdite et où la procédure de divorce a subi des réformes

Je ne suis pas d'accord avec cette attitude sur le travail de la femme.

En ce qui concerne l'expérience tunisienne, je crois que la question de la polygamie et du divorce est ouverte à l'ijtihad. Etant donné que la polygamie exige l'égalité et la justice entre les épouses et que le Coran est très sceptique à ce sujet, dès lors, je ne vois pas pourquoi fermer les portes de l'ijtihad.

De toute façon, la polygamie est très peu répandue dans nos pays. Je ne m'opposerais à l'expérience tunisienne que si elle vise, par ces réformes, à engager le pays dans un processus d'occidentalisation.

 

 
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