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La capitulation
n'est pas une option
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Interview accordée à Al-Intiqad  par l'intellectuel et écrivain suédois
Jan Myrdal
Publiée initialement en Arabe et en  Anglais par Al Intiqad
Traduit de l'anglais en français par : Marcel Charbonnier

L´intégrale - du texte en  français - d'une interview réalisée par Al-Intiqad, avec l'écrivain et intellectuel suédois de renom Jan Myrdal.

C'est sans doute là un des textes les plus intéressants qu'il vous sera donné de découvrir cette année.

Myrdal, presque octogénaire, est un anti-impérialiste dont la voix porte loin.

A certains égards, il surpasse Noam Chomsky : Myrdal est en faveur d' un seul Etat en Palestine.

Il voit dans les mouvements islamiques la force en pointe dans la lutte anti-impérialiste, sa vision globale du monde et de son histoire est particulièrement pertinente.

A propos de la victoire du Hamas, il dit : "Vous devez soutenir le front de libération selon ses propres conditions !"

Il a été attaqué en raison de son soutien à la Palestine et pour avoir prononcé le mot qui tue, commençant par un "j". Il y fait allusion dans cette interview également.

Israel Adam Shamir


  À ses amis Jan Myrdal a adressé le message suivant:

Chers amis,
je considère très importante cette interview pour plusieurs raisons :
 
1) Non seulement il est possible de remettre en question le soi-disant "clash culturel", quoi qu'en disent Huntington et ses séides, mais il est même nécessaire de le faire, et de ne pas tomber dans le piège des forces pro-impérialistes qui, dans leur propre intérêt, essaient de susciter des divisions parmi nous.
 
2) Al-Intiqad m'a demandé cette interview. J'ai été d' accord. Le texte en est publié sur papier en arabe - et en anglais sur le Net - exactement dans les termes de mes réponses, sans la moindre modification. Ceci prouve qu'une discussion intellectualo-politique honnête entre anti-impérialistes est possible et féconde.
 
3) L'interview est publié également dans d'autres pays et en d'autres langues, et si vous voulez le diffuser dans votre propre pays / dans votre propre langue, vous pouvez le faire librement, dès lors que vous me faites savoir dans quelles conditions cela sera fait - et que vous ne modifiez pas mes propos. Bien entendu, vous pouvez diffuser ce texte (en respectant ces conditions !).
 Fraternellement

Jan Myrdal

 

Interview accordée à Al-Intiqad par l'intellectuel et écrivain suédois Jan Myrdal

Jan Myrdal, né en 1927, est un des intellectuels et des écrivains les plus connus en Suède depuis quarante ans, et il est également une voix qui compte, dans les cercles de gauche, en Europe. Jan Myrdal s'est fait un nom en tant qu'écrivain engagé sur les questions concernant le tiers monde, les luttes de libération nationale, l'anti-impérialisme et aussi en tant que contempteur véhément de la soi-disant "guerre anti-terroriste" américaine. L 'écrivain est également engagé dans le domaine de la liberté d'_expression et de pensée. Il est l'auteur de quatre-vingts ouvrages et d'innombrables articles sur des sujets très variés, et il a été confronté à plusieurs reprises aux forces répressives de la police sioniste de la pensée. Jan Myrdal est issu d'une famille qui a laissé une empreinte très importante sur la société suédoise contemporaine : son père, Gunnar Myrdal, fut professeur d'économie internationale, ministre du Commerce et lauréat du Prix Nobel d'économie en 1974. Sa mère, Alva Myrdal, était aussi une femme politique, haut diplomate de l'Onu et militante pacifiste, à laquelle fut décerné en 1982 un prix Nobel de la Paix. Les parents Myrdal furent aussi, en quelque sorte, les pères fondateurs des visions du parti Social démocrate, premier parti politique suédois. C'est pour nous un grand honneur de publier cette interview exclusive de Jan Myrdal, au cours de laquelle il s'exprime sur des problèmes actuels, comme la question palestinienne, les projets impérialistes visant le Moyen-Orient et le monde musulman, et aussi la nécessité de résister à ces stratégies.

Al-Intiqad


AL-INTIQAD : Soyez le bienvenu, M. Myrdal ! Nous vous remercions pour cette interview, que vous accordez à Al-Intiqad.

JAN MYRDAL : Je suis heureux d'avoir l'opportunité de discuter avec vous et d'exprimer mes opinions sur des questions générales en direction d'un public musulman et anti-impérialiste. Personnellement, je ne suis pas musulman ; il est important de commencer par ce début, parce qu'il existe une forte propagande impérialiste qui affirme qu'il existerait un gouffre infranchissable entre des gens comme moi et les musulmans. J'affirme que c' est faux. Par cette discussion, qu'est-ce que j'essaie de faire ? J'essaie de poursuivre ce que j'ai tenté de dire au cours de plusieurs conférences, à Stockholm, à Paris, à Istanbul et en Jordanie : le conflit actuel n'est pas un clash entre civilisations, ce n'est pas une guerre entre différentes cultures. Permettez-moi d'être plus concret. Au cours du Tribunal d'Istanbul sur la guerre d'Irak, Bush et Blair ont été reconnus coupables des même crimes que ceux qui ont été condamnés lors du procès de Nuremberg contre les dirigeants nazis. Ces deux dirigeants politiques évoquent souvent leurs convictions et leurs idéaux ; Bush est ce qu'on appelle un « chrétien né à nouveau » et on raconte au sujet de Blair qu'il aurait prié avant de prendre la décision d'entrer en guerre contre l'Irak. Mais leurs actes ne sont en rien l'_expression de je ne sais trop quelle foi chrétienne. A tout le moins, ce sont des hypocrites. Leur guerre n'est pas une guerre sainte chrétienne contre l'Islam. Ma grand-mère, aujourd'hui décédée, était une chrétienne très pieuse. Nous avons des millions de personnes comme elle, dans notre pays. Ces croyants chrétiens ne sont pas les ennemis de vos pays et de vos peuples ; ce ne sont pas eux qui vous font la guerre. Bush, Blair et leurs semblables ont un programme extrêmement simple : leur combat est un combat en vue de conserver leur domination, leur suprématie économique et il vise à assurer leur approvisionnement en ressources naturelles ; dans vos pays, il s'agit spécifiquement du pétrole. En ceci, la situation présente ne diffère pas tellement d'autres périodes de l'histoire contemporaine, au cours des dix-neuvième et vingtième siècles. Dans vos pays, comme dans les nôtres, vous devez voir clairement ce qu'il en est, en réalité. Nous ne devons pas nous laisser embobiner, et parler de la politique de Bush comme si cette politique était décidée en raison de son intérêt pour les « droits de l'homme » ou la « démocratie », ou en raison de ses croyances religieuses chrétiennes. C'est précisément ce dont il ne s' agit pas ; il s'agit bel et bien d'une question de pétrole et d'énergie, d' économie et de puissance militaire. Halliburton a obtenu des revenus énormes de cette guerre en Irak, je ne vous apprends rien. Il faut avoir ceci clairement présent à l'esprit. Permettez-moi de vous rappeler que Cheney, l'actuel vice-président des Etats-Unis (et ancien PDG d 'Halliburton.) a présenté en mai 2001 un rapport sur la sécurité pétrolière des Etats-Unis. Selon Cheney, la production interne américaine allait chuter, passant de 8,5 millions de barils par jour à l'époque à 7 millions de barils par jour en 2020 et, en même temps, la consommation mondiale augmenterait, passant de 19,5 millions de barils à 22,5 millions de barils. Garantir ces approvisionnements énergétiques devait être la priorité de la politique étrangère des Etats-Unis. Nous savons tous - et vous l'avez ressenti personnellement - de quelle manière ces politiques ont été mises en application. Si vous regardez sur une carte du monde les 570 installations militaires des Etats-Unis, vous verrez qu'elles sont agglutinées autour de réserves de pétrole et de pipelines et ce, dans le monde entier. Bien entendu, les dirigeants de ces Etats-Unis prédateurs s'efforcent de dissimuler le problème derrière un rideau de fumée. Les pays musulmans du Moyen-Orient étant riches en pétrole, ils tentent de faire passer leur lutte pour la conquête du pétrole pour une campagne anti-musulmane ou encore pour une « guerre entre les cultures » (« C'est une croisade » a dit Bush ; ou « installons la démocratie et le respect des droits de l'homme », comme a pu le dire Blair.) Cette campagne contre l'Islam en tant que religion et contre les musulmans en tant que croyants est une réalité. Elle colore les mass media et les conversations politiques dans nos divers pays. Elle est utilisée en politique intérieure, contre les minorités dans nos pays européens (comme les habitants des « banlieues », en France, par exemple). C'est pourquoi il est une nécessité, pour nous, au moyen d'articles, de débats, de conférences, de montrer qu'il s'agit là d'une idéologie fallacieuse. Revenons un peu en arrière dans le temps. Si vous consultez les ouvrages d' histoire, vous pourrez lire beaucoup de choses sur les guerres de religion, en Europe, aux 16ème et 17ème siècles. On parlait énormément de religion, à l'époque. Dans la propagande de l'époque, le souverain suédois Gustave Adolphe, en grand héros protestant du Septentrion, entra en Allemagne dans l 'intérêt de la religion. Mais est-ce la réalité ? Certes, c'est ce qu'il a dit, et il était protestant, il a effectivement combattu des généraux catholiques. Mais il l'a fait en étant stipendié par le Cardinal Richelieu. En effet, ce Cardinal catholique (par définition.) utilisa le roi protestant suédois dans sa lutte contre l'Empereur Germain Catholique de Vienne. La vérité, derrière cette façade d'une guerre « religieuse », c'est qu'il s' agissait d'une énième phase dans la lutte entre les puissances, en vue de la suprématie en Europe ! Si je mentionne cela, c'est parce que nous devons être très clairs sur le fait que ce ne sont pas les chrétiens en tant que tels (ces millions de chrétiens en Europe - et ailleurs dans le monde - qui sont de véritables croyants chrétiens comme l'était ma grand-mère), mais bien des puissances impériales, qui utilisent différentes idéologies à des fins parfaitement égoïstes. Ils appellent ça « droits de l'homme », ils peuvent parler - comme l'extrême droite religieuse aux Etats-Unis - de leur « religion », mais en réalité, c'est une question de profit, de domination, et de contrôle de ressources naturelles. Ceci signifie que les peuples, en Occident, sont en réalité tout aussi intéressés à la paix et à une coopération respectueuse - et non à des guerres prédatrices - que le sont vos peuples, dans vos pays. Il nous appartient, à nous les écrivains et les intellos, de clarifier cela et de lutter contre les idées fausses. Je vais prendre un autre exemple, pour illustrer cela. La Suède a une population plutôt réduite, mais nous possédons 15 % des ressources mondiales en uranium. Nous avons décidé, politiquement, de ne pas utiliser cet uranium. Les Etats-Unis ont même, par le passé, exercé une énorme pression sur nous afin que nous ne développions pas notre propre programme de technologie nucléaire - scientifiquement justifié, pourtant, à l'époque - mais de continuer à être dépendants d'eux. Comme je l'indiquais déjà, en 1964 : si la Suède s'avise de faire comme elle l'entend, les Etats-Unis et l 'URSS s'uniront pour nous bombarder ! Mais à un certain stade, les Etats-Unis - les ressources pétrolières s' épuisant et leurs besoins énergétiques restant très élevés - vont certainement tenter de s'emparer des gisements d'uranium suédois. D' ailleurs, la prospection se poursuit, curieusement, en dépit des protestations locales. Si nous refusions de laisser les Etats-Unis utiliser nos ressources naturelles dans leur propre intérêt et pour leur propre profit, en restant fermes sur notre indépendance nationale, mais que nous n'ayons pas préparé une défense réelle, capable (comme celle de la Corée du Nord !) de dissuader les Etats-Unis, ne doutons pas qu'ils essaieraient de nous piquer nos minerais. Ils pourront toujours utiliser un prétexte ou un autre. Par exemple, ils pourront dire que la Suède a eu, durant plus de soixante-dix ans, des gouvernements sociaux-démocrates plus ou moins centristes, qui, à leurs yeux, manquaient de respect pour la propriété privée et que les Suédois doivent être libérés de ce régime social-démocrate, pour retrouver une véritable économie de marché. Ou bien - les gisements d'uranium se trouvant dans le Nord de la Suède - ils pourraient faire valoir que le peuple Same (une minorité ethnique indigène, en Suède) est opprimé et qu'il doit être aidé par les Etats-Unis militairement afin de pouvoir disposer de leur propre état national indépendant. Si je vous dis ceci, c'est parce que vous devez comprendre que vous n'êtes pas les seuls à être en butte à leurs politiques. Regardez la Yougoslavie ! Tant que les Etats-Unis, durant la guerre froide, ont eu besoin de Tito contre l'Union soviétique, ils ont soutenu la Yougoslavie, aussi bien politiquement qu'économiquement, et ils ont chanté les laudes de l'Etat yougoslave. Une fois qu'ils ont gagné la guerre froide, ils ont changé de politique. Il était dans leur intérêt - et aussi dans l'intérêt de l' Allemagne - de diviser la Yougoslavie. Diviser pour régner !

AL-INTIQAD : Au moyen de quelles stratégies les pouvoirs impériaux actuels exercent-ils leur contrôle et leur domination. Est-ce indirectement, par l' intermédiaire d'agents locaux, ou bien directement ? Par quels slogans essaient-ils de dissimuler leurs ambitions dominatrices ?

JAN MYRDAL : Dans vos pays, comme dans les nôtres, il y aura toujours certains groupes qui tireront profit de la domination impérialiste. Au temps des colonies, en Chine et dans bien d'autres pays, on les appelait les « compradores ». Ils étaient appelés « collaborateurs » dans la France occupée. C'étaient des intellectuels et des hommes d'affaires directement liés à la puissance au pouvoir - coloniale, ou occupante. Si vous étudiez l'histoire coloniale de l'Inde, vous verrez qu'il y avait toujours un large secteur de la société indienne qui était étroitement lié à l'impérialisme britannique et qui en tirait profit ; des princes féodaux, des mercenaires, des bureaucrates, des hommes d'affaires. Vous avez connu ce phénomènes, dans vos pays. Ces groupes sociaux existent toujours et, bien entendu, nous avons, nous aussi (en Occident) des gens tels ceux-là. Dans certaines situations, ils peuvent être extrêmement dangereux. Aujourd'hui, ils auront probablement tendance à se déguiser, plus ou moins consciemment, en « ONG pour les droits de l'homme », etc. L'histoire de l'éclatement de l' ex-URSS et la part qu'y ont prise des « associations des droits de l'homme » financées par l'étranger est, à cet égard, particulièrement éclairant. En ce qui concerne les droits de l'homme, il faut vous souvenir du fait que quand les dirigeants occidentaux, de nos jours, parlent des « droits de l' homme », le seul droit de l'homme dont ils se préoccupent vraiment est le droit à la propriété, non pas au sens de la propriété individuelle (une maison, une épargne, une petite boutique.), mais au sens du contrôle privé de ressources naturelles, de banques, de monopoles, de trusts. Ils sont tout à fait prêts à emprisonner et à torturer en dehors de tout cadre légal, pour peu que leurs droits à la propriété soient tenus pour sacrés. Prenez leur campagne contre Cuba, par exemple. Les dirigeants des Etats-Unis n'ont jamais pardonné aux Cubains la perte de la suzeraineté des Etats-Unis sur Cuba (ils n'ont pas digéré non plus que les bordels et les tripots qu'ils possédaient sur l'île aient été fermés.) Mais penchez-vous maintenant sur le taux de survie des enfants cubains. Si les enfants cubains vivent, c'est parce que l'influence des Etats-Unis sur Cuba a été abrogée (et que leurs collaborateurs locaux ont été foutus dehors). Quel est le principal droit de l'homme ? Le principal droit de l'homme, c' est le droit à l'existence, le droit à la survie. Vous pouvez voir les horreurs de l'agenda politique néo-libéral, partout dans le monde. Voyez cette pauvre Russie - je n'étais pas particulièrement un fan des politiques soviétiques, peut-être vous en seriez-vous douté ? - voyez comment la richesse collective du peuple russe a été volée par une poignée d'individus corrompus, comment l'espérance de vie des Russes du peuple a chuté de manière dramatique - après l'imposition de l'économie de marché et le triomphe de la « Démocratie » et des « Droits de l'Homme » ! Par conséquent, il faut être extrêmement prudents, quand on vous parle des « droits de l' homme ». Les droits de l'homme sont un objectif, quand on est confronté à la torture et à l'exploitation, à la maladie et à la pauvreté, afin de conquérir le droit de survivre et de connaître une vie décente. Ce sont là, effectivement, de véritables droits humains. Mais ce sont précisément les gens qui, de nos jours, plus ou moins ouvertement et consciemment, servent les intérêts impérialistes, qui habillent leurs entourloupes des oripeaux des « droits de l'homme », de la « démocratie », ou que sais-je encore.

AL-INTIQAD : Ces questions dites « des droits de l'homme » ne sont-elles pas particulièrement sélectives ? D'après l'Occident, certains peuples n'ont-ils pas plus de valeur que d'autres ?

JAN MYRDAL : Si, bien sûr. Si une lutte en vue de récupérer une terre agricole volée, dans un pays africain, cause la mort de dix colons blancs, cela devient immédiatement une grave question de droits de l'homme, chez nous, en Occident. Alors que 100 000 décès d'enfants africains, cela n'a aucun intérêt, c'est tout simplement quelque chose de « normal ». Si vous possédez le brevet d'un médicament permettant de soigner une maladie mortelle, mais très commune et guérissable, vous pouvez réaliser des profits considérables. Vous maintenez un prix très élevé. Vous ne permettez pas que des médicaments génériques à bon marché permettent de sauver des enfants. Si un pays du tiers-monde commence à fabriquer lui-même des médicaments pour sauver sa propre population de la maladie et de la mort, le gouvernement des Etats-Unis pousse les hauts cris contre ce « crime », et ils utiliseront tous les moyens possible et imaginables contre ce pays considéré comme un voleur. La vérité, toute simple, c'est que ces quelques petits groupes, dans les puissances impérialistes occidentales (au nombre desquelles il faut compter également des pays comme le Japon et des petites puissances prédatrices comme la Suède) tirent profit de l'oppression et de l'exploitation (à la fois directe et via ce qu'on appelle par euphémisme les « termes de l' échange ») dans ce qu'il est convenu d'appeler le tiers-monde. En disant ceci, je veux, encore une fois, insister sur le fait qu'il est essentiel que vous voyez la différence qu'il y a entre les peuples, les gens ordinaires de nos pays, et leurs cercles dirigeants.

AL-INTIQAD : Quelle est votre analyse de la question de Palestine ?

JAN MYRDAL : C'est là un problème extrêmement grave. Qu'avons-nous dit, nous, la gauche européenne, avant et durant la Seconde guerre mondiale ? Ce que nous avons, nous, pensé, à l'époque, c'était que lorsque la lutte anti-coloniale aurait sorti les Britanniques de la Palestine, il y aurait une Palestine pour le peuple composé de gens de religions différentes, chrétiens, musulmans, juifs - une Palestine unifiée - libérée des Britanniques. Ce n'est pas ce qui s'est passé. Les raisons doivent en être recherchées dans ce qui, en droit, est appelé le « pactum turpe » - vous pouvez appeler ça une sale magouille politique - spécialement entre les Etats-Unis, à l' époque, et l'Union soviétique, lesquels, tous les deux, pour des raisons différentes, voulaient casser et supplanter ce qui était encore à l'époque l 'Empire britannique. Certains dirigeants de ce qui était en train de devenir le camp socialiste eurent l'étrange illusion qu'un Etat sioniste serait, pour eux, un Etat socialiste ami. Les Etats-Unis, très réalistes, comptaient sur un tel Etat pour jouer un rôle de bases navale fiable. Et puis, il y a, là aussi, quelque chose que vos pays doivent comprendre. Il y a eu une utilisation cynique d'un antisémitisme latent en Europe, pour créer une émigration de masse vers la Palestine. Les juifs qui avaient survécu aux persécutions allemandes se retrouvaient, en Europe, dans des camps de personnes déplacées, dans des conditions misérables. Il y eut des pogromes honteux, en Pologne, et sur les 80 000 juifs ayant survécu dans ce pays, 30 000 avaient déjà fui, un an après la fin de la guerre, vers l' Ouest, vers ces camps pour personnes déplacées. Aucun pays, en Europe - quant aux Etats-Unis, il n'en était pas question - n'a voulu de ces multitudes de réfugiés parqués dans des camps. La majorité des 335 000 juifs de Roumanie et les 200 000 juifs de Hongrie n'avaient absolument plus rien et - en dépit de la phraséologie officielle - ils furent poussés dehors, direction : la Palestine. Ces multitudes pauvres et opprimées ont été utilisées comme des outils pour ouvrir la Palestine à une immigration massive. Ce fut une politique d'un cynisme inouï. Le résultat, ce fut que le nouvel Etat n'a pas été créé en tant qu'Etat post-colonial pour la population de la Palestine - constituée de citoyens de diverses religions - mais en tant qu'entité coloniale artificielle, dépendante et raciste, dont on chassa la population indigène. Le peuple palestinien devint un peuple de réfugiés ou d'indigènes opprimés. Ainsi, Israël fut fondé en tant qu'Etat raciste aliène, en conflit et en expansion perpétuelles. Il s'agit là d'une situation extrêmement instable. Cela a conduit, nous le savons à une guerre ininterrompue, qui a connu plusieurs phases. En 1967, après la guerre dite des « six jours », j'ai pris la parole lors d'un meeting de protestation à Stockholm, et j'ai dit que cette guerre risquait de se poursuivre encore pendant un siècle, voire plus. Il faut toujours garder à l'esprit que, quel que soit notre espoir, il existe en permanence, aussi, des possibilités négatives. Il y a six siècles, ni les habitants de ce qu'on connaît aujourd'hui sous le nom d'Australie ou d'Amérique du Nord n'auraient envisagé qu'ils pourraient être exterminés (partiellement, au sud de ce qui constitue aujourd'hui la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, et totalement au nord de cette frontière, et en Australie). Mais ils l'ont bel et bien été. Le génocide dans ce qui est aujourd'hui le Mexique a été un des plus importants, numériquement, de tous ceux dont l'histoire a conservé la mémoire. Le génocide dans ce qui est aujourd'hui les Etats-Unis fut pratiquement total. Dans ce pays, le massacre s'est poursuivi jusqu'au début du vingtième siècle et il n'y a plus, aujourd 'hui, que de petits vestiges de la population amérindienne indigène.

Nous devons garder à l'esprit que les Palestiniens, eux aussi, pourraient être exterminés. Un peuple peut disparaître. Pour certains groupes, en Israël - certains colons, par exemple - la disparition du peuple palestinien est non seulement envisageable : elle est envisagée ! Pour des raisons culturelles, une acceptation traditionnelle d'un génocide tel celui-là est également admise, culturellement.

AL-INTIQAD : Quelle devrait être la réaction des Palestiniens, aujourd'hui, face à cette situation ?

JAN MYRDAL : Dans leur situation, il est bien entendu primordial pour eux de procéder à une analyse très précise. La lutte est nécessaire, s'ils veulent survivre, mais la lutte et l'héroïsme ne suffisent pas. Personne n'est en mesure de dire que la population indigène des Etats-Unis d'aujourd'hui - ceux que l'on appelle improprement les « Indiens » - n'a pas combattu ou n'a pas mené une résistance suffisamment héroïque. Mais il y a aussi une différence fondamentale : aujourd'hui, il y a un facteur nouveau : la solidarité internationale. La population indigène d'Amérique du Nord n'avait pas pour voisins des peuples puissants. Les Palestiniens, en revanche, en ont. Il y a également une compréhension croissante, dans tous les pays du monde, du fait que ce qui arrive aux Palestiniens, depuis soixante ans, peut nous arriver, à nous tous. Comme l'a dit John Donne en 1622 - Hemingway a d' ailleurs cité ce propos dans son célèbre roman consacré à la guerre du peuple espagnol contre le fascisme : « Ne demande jamais pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ! ». La solidarité est donc un facteur très important. Mais nous en connaissons tous les limites, tant dans nos propres pays qu'au sein des cercles dirigeants du Moyen-Orient. Un autre facteur non négligeable est le facteur temps / démographie. La population indigène des actuels Etats-Unis était clairsemée ; ses membres pouvaient être aisément éliminés. Au sud de la frontière, la situation était différente. Les Palestiniens sont nombreux - et ils ont un taux de croissance démographique comparable à celui des populations indigènes du Mexique ou de la Bolivie. Une entité telle Israël, basée sur une théorie raciale, n'est pas viable, sur le long terme. Dans cent ans - ou dans deux ou trois siècles - cet Etat s'effritera comme le Royaume des Croisés ou la République sud-africaine. Non que les gens qui y vivent disparaîtront : ils seront assimilés, de la même manière que les quelques Croisés et leurs descendants furent assimilés, et de la même manière que les Afrikaaners sont en train d'être assimilés, après la disparition de leur état ségrégationniste. Mais, pour le moment, le soutien à Israël à l'Onu et au sein de l'Union européenne est apparemment très fort. Même la Suède coopère militairement avec Israël. Mais étant donné que cette coopération va à l'encontre des intérêts et des souhaits de la majorité de notre peuple, nous devrions être en mesure de la supprimer. Ainsi, il peut y avoir des changements, dans les politiques européennes, il peut même y avoir du changement en Israël. Après tout, il y a en Israël des contradictions sociales et politiques qui peuvent tout à fait vraisemblablement aboutir à une situation différente. Rien n'est inscrit dans le marbre. Le principal soutien international à Israël, on le sait, provient des Etats-Unis. Ce pays utilise actuellement Israël comme une base de débarquement. Mais il n'y a ni amitié, ni loyauté, ni idylle, ni alliés éternels, en matière de politique internationale. S'il s'avère un jour de l' intérêt des Etats-Unis de changer de camp dans le conflit israélien - plusieurs scénarios de cette nature existent - Israël perdrait tout soutien, du jour au lendemain.

AL-INTIQAD : Comment se fait-il que le Japon et l'Allemagne, au sortir de la Seconde guerre mondiale, alors même qu'ils étaient occupés, ont capitulé totalement devant la puissance occupante, n'offrant aucune résistance, et allant même jusqu'à coopérer avec les forces d'occupation. Ceci, alors que les exemples de pays musulmans occupés, comme la Palestine et l'Irak, montrent qu'il y a une résistance militaire et idéologique très intense contre la puissance occupante. Quelle est l'origine de cette différence, est-ce l'idéologie du pays occupé, sont-ce des facteurs historiques ?

JAN MYRDAL : On ne peut pas vraiment comparer. La lutte actuelle contre les forces d'occupation en Irak, en Afghanistan et en Palestine est similaire à la lutte contre les occupants allemands en Europe, ou contre les occupants japonais en Corée, en Chine, au Vietnam, en Birmanie. Ces luttes étaient, et sont aujourd'hui, des luttes de libération nationale. Souvent très complexes, bien entendu - rappelez-vous le casse-tête de la situation prévalant en Birmanie.

AL-INTIQAD : Mais pourquoi les peuples allemand ou japonais n'ont-ils pas résisté à l'occupation de leur pays ?

JAN MYRDAL : La situation, comme je vous l'ai dit, était totalement différente. Les populations avaient été impitoyablement réprimées par les gouvernants nazis et impériaux. Ils ne voulaient plus entendre parler ni des Hitlériens, ni de la dictature impériale japonaise. Au début, ils ont cru dans les phases occidentales de démocratisation. Les cercles dirigeants changèrent de camp et purent ainsi conserver leur position de gouvernants. Si vous regardez en arrière, vous verrez que ce sont les mêmes cercles capitalistes qui dirigent l'Allemagne aujourd'hui que durant l'ère nazie. Au Japon, c'est la même chose : dans ce pays, l'Occident a même gardé le criminel de guerre Hirohito en tant qu'empereur nippon. Les anciens dirigeants et les occupants ont coopéré de manière intensive ; tout le programme spatial américain a été mis sur pied par des spécialistes nazis. Les capacités des Etats-Unis en matière de guerre bactériologique ont été plus que renforcées par la coopération de bactériologistes venus du Japon. Les Etats-Unis, à la différence de l'Union soviétique, n'ont pas traîné ces responsables de crimes de guerre devant les tribunaux ; ils les ont incorporés à leur société, eux et les résultats de leurs recherches et expérimentations (y compris celles effectuées sur les tissus humains de prisonniers de guerre alliés.)

AL-INTIQAD : Que pensez-vous de la guerre en Irak et des tentatives en cours d'occuper ce pays ? Quelle est la stratégie générale qui préside à ce conflit ?

JAN MYRDAL : Les Etats-Unis tentent de coloniser l'Irak et, bien entendu, certains groupes, en Irak, vont collaborer avec eux, parce que c'est juteux. Mais ils ne sont pas assez stupides pour ne pas se souvenir de cet adage français, qui dit qu'on peut se servir d'une baïonnette pour beaucoup de choses. sauf s'asseoir dessus ! Ils vont donc s'efforcer d'instiguer la « balkanisation » de l'Irak. Il est dans leur intérêt que l'Irak soit divisé au minimum entre trois Etats, voire plus. Dans le meilleur des cas, de leur point de vue, ces trois Etats seraient dans un état permanent de tension, et peut-être même de guerre entre eux, et leur soumission serait plus ou moins complète. La balkanisation est une méthode de gouvernement. Je me souviens de l'époque où je vivais en Inde. Les responsables américains, que nous considérions tous appartenir à la CIA - on les appelait les « Amis » - disaient souvent que l'Inde pourrait être divisée en seize Etats. La Chine pouvait quant à elle être divisée entre six Etats (ceci explique la violente réaction du gouvernement chinois contre les manifestations de la Place Tien-an-men, en 1989) et l'Iran en cinq entités différentes. Ces responsables des Etats-Unis qualifiaient cela de « possibilité démocratique ». Mais en réalité, c'était une recette infaillible pour la domination des Etats-Unis. Diviser pour régner. Créer des Etats faibles. Des Etats clients. Actuellement, Washington prend la tête d'une nouvelle croisade contre l' Iran. S'ils peuvent envahir l'Iran, ou une fois de plus fomenter le renversement du gouvernement iranien - comme ils l'ont déjà fait en renversant Mossadegh, dans les années 1950 - ils le feront, n'en doutons pas un seul instant. Ni pour on ne sait quels idéaux, ni pour des motifs religieux. Simplement pour le profit, et le pétrole ! Pourquoi tout ce ramdam autour de la politique énergétique atomique iranienne ? Ce n'est pas simplement parce que les Américains redoutent que les Iraniens ne produisent leur bombe atomique, mais bien parce que si l' Iran enrichit son propre uranium, il aura un contrôle accru sur ses propres ressources énergétiques (là, vous pouvez faire la comparaison avec la Suède !). Gun Kessle et moi-même, nous avons vécu en Iran à l'époque du Shah. Nous aimions et respectons beaucoup le peuple iranien, mais l'influence des Etats-Unis était très forte et l'oppression sociale sautait aux yeux. Nous pensions qu'une révolution pouvait éclater, à tout instant. Nous n'étions pas les seuls, évidemment. L'ambassadeur suédois- à l'époque il s'agissait de Ragnvald Rason Bagge - en était lui-même convaincu. Mais il a fallu beaucoup d'années pour que cela finisse par se produire. On ne saurait prédire exactement ce qui va se produire dans le futur, même si on peut voir certaines grandes lignes. De même, on peut voir les lignes de conflits en train de couver sous la cendre.

AL-INTIQAD : Les autres puissances régionales et mondiales vont-elles se croiser les bras, et regarder sans rien dire les Etats-Unis mener leurs politiques agressives et expansionnistes au Moyen-Orient ?

JAN MYRDAL : Ni la Russie, ni la Chine ne supportent de gaîté de cour les bases militaires américaines en Asie centrale. On retrouve, une fois de plus, une situation analogue à celle où la Russie et l'Empire britannique étaient en concurrence et tentaient de limiter la sphère d'influence de l' adversaire en Perse, en Afghanistan et au Tibet. Les empires étaient en compétition ; à l'époque, les Britanniques voulaient avoir du coton et des routes commerciales, et la Russie voulait des routes commerciales libres, vers le sud, jusqu'aux mers chaudes. Ceci aboutit à trois guerres anglo-afghanes. Le prix qu'a dû payer le peuple afghan a été extrêmement élevé, mais sur le plan militaire, c'est la Grande-Bretagne qui a perdu ces trois guerres. Et finalement - après la troisième guerre - le peuple afghan fut en mesure de recouvrer son entière souveraineté. Les ambitions impériales qui entraînèrent l'invasion soviétique de l' Afghanistan, puis l'invasion américaine, sont similaires. La lutte populaire des Afghans, elle aussi, ressemble beaucoup à celle qu'ils ont menée par le passé, et le résultat final sera le même - mais, encore une fois, c'est le peuple afghan qui devra payer un prix exorbitant pour sa liberté. Mais ni le Tsar de Russie, ni le Roi-Empereur britannique, ni Brejnev, ni Bush n'ont jamais eu aucun autre motif que l'avidité à l'état pur. Les Afghans se sont battus vaillamment, et les gentlemen britanniques les considéraient non-civilisés et cruels. Mais ils ont conquis leur indépendance.

AL-INTIQAD : Le phénomène du Hezbollah, le phénomène de la résistance islamique, de manière générale. Comment se fait-il que les Etats-Unis, dans leurs ambitions impériales, n'aient pas rencontré une telle résistance par le passé ?

JAN MYRDAL : Au sujet du Hezbollah, je pense que, de manière général, on peut dire qu'il s'agit d'un mouvement jouissant d'une large base populaire, qui a réussi à repousser la très puissante armée israélienne d'occupation. Mais, dans votre question, je vois un danger qui rôde. Le Hezbollah, indéniablement, est courageux. Mais ce n'est pas le premier mouvement populaire qui se soit dressé contre l'impérialisme américain ! Rappelez-vous l'héroïque résistance philippine contre l'impérialisme américain, à la suite de la guerre Hispano-Américaine. Souvenez-vous de la révolution mexicaine ! Souvenez-vous de l'héroïque combat des Coréens contre l'agression états-unienne. N'oublions pas les luttes des peuples d'Asie du Sud-Est. A certains moments, au siècle passé, les Etats-Unis ont pu paraître d'éternels vainqueurs. Mais au cours des dernières décennies, les impérialistes états-uniens ont été à plusieurs reprises défaits militairement, par des peuples en armes ! Quant à la Seconde guerre mondiale, elle fut à la fois une guerre entre divers intérêts impériaux antagonistes, et celle de peuples luttant en vue de leur indépendance. En Europe, les résistances norvégienne et française, les guérillas de l'Italie du Nord, luttaient pour leur libération nationale, comme le font de nos jours les Palestiniens, les Irakiens ou les Afghans. Dès lors que règne l'oppression, les peuples se révolteront. Les idéologies peuvent être différentes, selon l'époque, selon l'histoire de chacun de ces peuples. Mais si les gens sont opprimés, ils finiront par réagir. Ils se révolteront et leur lutte sera juste et légitime. Aujourd'hui, dans beaucoup de pays du monde - en particulier, en Asie - l' idéologie musulmane, ou islamique, est devenue une force motrice dans la résistance populaire à l'oppression. La situation, et par conséquent, les idéologies, étaient différentes, en ce qui concerne les patriotes d'Europe ou de Chine, durant la Seconde guerre mondiale. Mais, à l'époque, comme aujourd'hui : se révolter contre l'oppression est un droit, c'est même un devoir. C'est quelque chose de juste. Je pense que vous réussirez, en définitive. A long terme, l'impérialisme ne sera plus capable de s'entretenir lui-même. Il est obligé d'emprunter, de s' endetter, pour livrer ses guerres. A long terme, leur situation ne pourra conduire qu'à l'échec. Toutefois, cela peut se produire dans très longtemps !

AL-INTIQAD : Vous avez déclaré un jour, lors d'une conférence, que si on ne peut pas carrément vaincre une force d'occupation, tout au moins on doit essayer de rendre l'occupation la plus inconfortable possible à l' oppresseur.

JAN MYRDAL : C'est vrai. Prenons la raison pour laquelle il est normal de combattre, dans une situation où cela n'est pas immédiatement « rentable ». Vous pouvez prendre un exemple simple, tiré de l'histoire européenne : durant la Seconde guerre mondiale, vous aviez la « Résistance » - de Gaulle, et bien d'autres - en France. Ils combattaient grâce au soutien de la population, mais ils n'avaient pas de moyens militaires conséquents. Et puis vous avez eu, contrastant avec ceci, la très puissante invasion militaire alliée en Normandie, en 1944. Tout était préparé : les Etats-Unis avaient même imprimé les billets de banque d'une monnaie d'occupation, utilisables dans une France « libérée » par les Alliés. La France allait devenir un Etat européen de second ordre, placé sous la suzeraineté américaine. Mais de Gaulle réussit d'extrême justesse un de ses « coups », qui lui permit de ré-instaurer l'Etat français indépendant, quand les Alliés l'autorisèrent à débarquer, lui aussi, en Normandie. Après quoi, de Gaulle et les Communistes convinrent d'un commun accord que la population de Paris devait se libérer par elle-même, par la lutte armée. Les Américains disaient que ça n'était pas nécessaire. On peut dire que si les Parisiens étaient restés assis tranquillement sur leur derrière, ils auraient été libérés, de toute manière, par les Américains. Et par conséquent, beaucoup de ceux qui sont morts auraient survécu. Mais dans une France soumise ! Au cours de l'insurrection de 1944, beaucoup de Parisiens perdirent la vie, d'autres furent mutilés pour le restant de leur existence, mais les Français libérèrent Paris par eux-mêmes, et ils partirent immédiatement se battre contre les armées allemandes, et c'est pourquoi la France existe encore, aujourd'hui, en tant que nation.

AL-INTIQAD : Les Palestiniens se battent pour avoir un Etat démocratique, et les Islamistes eux-mêmes envisagent le même avenir : un Etat où les musulmans, les chrétiens et les juifs pourront vivre ensemble, en jouissant des mêmes droits. Israël n'est pas favorable à un Etat démocratique. Est-ce acceptable ? Les Palestiniens doivent-ils simplement capituler devant le plus fort et accepter cet Etat d'apartheid ?

JAN MYRDAL : La décision que le peuple palestinien prendra doit appartenir entièrement au peuple palestinien. Ils peuvent recevoir un soutien de l' étranger, y compris de notre part, en Europe, mais ce sont eux qui doivent décider. L'exigence d'un Etat démocratique, avec des droits égaux, dans lequel musulmans, chrétiens et juifs pourront vivre ensemble, est une exigence qui bénéficiait d'un très fort soutien dans les cercles où j'ai grandi. Cela me semble toujours aujourd'hui que la seule solution, en vue d'un avenir pacifique dans la région. Mais la manière de réaliser cet objectif, la décision du choix des types de luttes qui sont nécessaires pour y parvenir : c'est au peuple palestinien qu'il revient d'en décider.

AL-INTIQAD : Comment se fait-il que ce soient, de nos jours, les islamistes qui portent le flambeau de la résistance contre l'hégémonie mondiale, contre différentes sortes de domination impérialiste ou néo-colonialiste ?

JAN MYRDAL : C'est là une importante question. L'impérialisme états-unien a longtemps représenté une menace pour les intérêts des peuples, dans diverses régions du monde. Prenez l'exemple des Philippines : l'occupation américaine était un point de focalisation pour le mouvement anti-impérialiste, voici un siècle de cela. Les indigènes chrétiens luttaient contre cet impérialisme. L 'écrivain Mark Twain a évoqué cette question (il a dénoncé les soldats américains qui torturaient des prêtres catholiques de la même manière horrible dont ils torturent aujourd'hui des musulmans). Aujourd'hui, en raison de la lutte populaire, les Etats-Unis ont dû abandonner leurs bases militaires aux Philippines. Le combat se poursuit. On le voit : cette guerre a concerné de nombreuses générations, sous divers slogans, en partie militaires, en partie politiques. En Bolivie, les idéologies qui animent la lutte de libération contre les Etats-Unis ont d'autres racines. Dans beaucoup de régions d'Amérique du Sud, la théologie de la libération - l'_expression est de Castro - a joué un rôle positif contre la domination de l'impérialisme américain. Tout ceci peut s' analyser comme étant la résultante des comportements de diverses classes, dans la société, qui peuvent être analysés. Dans beaucoup de pays de ce qu' il est convenu d'appeler le « tiers monde », les bourgeois, c'est-à-dire la classe moyenne, la « bourgeoisie », veulent eux aussi obtenir l' indépendance. Il s'agit donc d'une situation extrêmement complexe. Il est évident que les musulmans - les islamistes, si vous préférez - ont pris la tête du combat dans de vastes zones du monde. En grande partie, parce que d'importants secteurs de la gauche intellectuelle ont échoué, en tant que révolutionnaires (leurs origines sociales étaient bien souvent la moyenne bourgeoisie) ; ils ont été cooptés par la classe compradore, et ils ont perdu leur légitimité de représentants des masses opprimées. Mais il ne faut pas oublier que les mouvements islamistes, aujourd'hui, mènent leur combat contre l'impérialisme des Etats-Unis pour des motifs religieux. Il faut le comprendre. Bien entendu, je ne suis pas musulman, et je ne suis pas religieux, mais je ne suis pas non plus un libéral laïcard. Pour moi, la religion a beaucoup de réalité, et beaucoup de force, dans la société. Si vous vous penchez sur l' histoire de la Suède, vous remarquerez que les premiers mouvements démocratiques populaires qui se sont déclenchés au début du dix-neuvième siècle dans ce pays étaient de nature religieuse ; c'étaient des mouvements chrétiens. Comme je l'ai fait observer, en Jordanie, toute la structure du mouvement populaire suédois, le « Folkrurelser », qui a donné sa forme à la Suède moderne, ainsi que le mouvement travailliste, furent formés par ces mouvements religieux du début du dix-neuvième siècle. La plupart des Suédois n'en ont pas conscience, de nos jours, mais c'est là une autre question. Si vous remontez encore plus loin dans le passé, jusqu'à la période des grandes jacqueries paysannes, aux 15ème et 16ème siècles, vous verrez que ces luttes ont connu le succès en Suède, en Suisse et dans le nord de la Finlande. Ceci rendit nos pays quelque peu différents du reste de l'Europe. Mais, en Allemagne, les guerres paysannes étaient des mouvements religieux. Prenez une grande figure historique et un martyr de la Démocratie tel Thomas Muntzer ; il était le chef d'une révolution paysanne. Mais il était aussi professeur de théologie. Sa traduction de la Bible eut une importance énorme, c'est dans ce travail qu'il trouva sa vérité, qui l'amena à prendre la tête d'une révolution. Si j'avais pu être ramené soudain au 16ème siècle et que je sois allé trouvé Muntzer en lui disant : « Mon cher ami, je sais que vous êtes un paysan révolutionnaire », il m'aurait regardé avec des yeux ronds et il m'aurait dit : « Non, non, non. Pas du tout ! Je me bats pour Dieu ! ». J'aimerais que vous, en tant que musulmans, vous compreniez que, de l'extérieur - en tant que non-musulman - je peux comprendre le rôle, principalement anti-impérialiste, d'une organisation telle le Hezbollah. Je puis dire qu'il s'agit là d'une réalité objective. Mais je sais, et je respecte le fait que la motivation de la position anti-impérialiste du Hezbollah soit religieuse : il s'agit du Logos divin. Le dire, ce n'est en rien dénigrer la religion. En aucune manière.

AL-INTIQAD : Les sionistes exigent des Palestiniens (mais aussi des Irakiens, des Libanais et des Afghans) une capitulation humiliante. Capituler et finalement subir le même sort que les indigènes amérindiens d' Amérique du Nord - cette capitulation ne donnerait-elle pas naissance à des conflits et des guerres d'une ampleur encore plus grande ?

JAN MYRDAL : Je ne pense pas même que la question de la capitulation soit posée. La capitulation n'est tout simplement pas une option. Vous pouvez dire que beaucoup des gouverneurs féodaux, en Inde, aux 18ème et 19ème siècles, ont accepté la loi britannique. Dans la propagande officielle, les Britanniques gouvernaient pacifiquement, jusqu'à ce qu'ils finissent par devoir quitter l'Inde à leur corps défendant. Mais c'est un énorme mensonge ! Tout d'abord, les Britanniques ont dû faire face à l'énorme guerre de 1857 - la Première guerre d'Indépendance - ils ont répliqué avec une violence massive et purement sadique. Puis il y eut une lutte populaire ininterrompue contre l'impérialisme britannique. Gandhi fut un grand personnage historique. Mais la lutte du peuple indien fut mené par de tout autres méthodes - à la fois des méthodes pacifiques et des méthodes violentes. Mon premier beau-père était ce que les Britanniques appelaient, voici soixante-quinze ans, un « terroriste du Bengale », et il aurait pu vous raconter ses hauts faits des journées entières. Puis, en 1942, le mouvement « Quit India » [Foutez le camp de l'Inde !] fut à la fois très puissant et extrêmement violente. Et pourquoi croyez-vous que les Britanniques quittèrent l'Inde, cinq ans plus tard, cette Inde qui était le « Joyau de la Couronne » de leur empire ? Simple ! Parce que : a) ils avaient perdu leurs investissements durant la Seconde guerre mondiale ; b) au cours de la mutinerie de Bombay, leur propre flotte s'est retournée contre eux ; c) ils avaient perdu le contrôle de leur armée de terre. Ils n'étaient plus en mesure de condamner même les dirigeants de l'Armée Nationale Indienne que Subhas Chandra Bose - Netaji - avait dirigée, durant la guerre contre eux. Les Britanniques n'étaient plus en mesure de contrôler l'Inde, sans mener une guerre sanglante, que de toutes les manières ils auraient perdue. Mais pourquoi le peuple allemand ne s'est-il pas révolté contre Hitler ? La raison est la même que celle pour laquelle le peuple britannique ne s'est pas révolté contre les bâtisseurs d'Empire, ou pour laquelle seule une fraction du peuple des Etats-Unis s'est révoltée contre Bush et ses guerres impériales. C'est très simple : la population allemande avait le meilleur niveau de vie en Europe, durant la Seconde guerre mondiale. Le régime nazi pillant toute l'Europe occupée et donnant une petite part du butin au peuple allemand, ses protestations contre Hitler étaient réduites au silence. Quand il pleut sur le coq, l'eau ruisselle sur les poules ! Le Hezbollah, comme les Afghans, les Palestiniens, les Chinois, les Coréens, les Indiens et tous les autres avant eux, ne peuvent compter sur un changement d'avis chez leurs oppresseurs et leurs séides. Les impérialistes peuvent donner à leur propre population certains bénéfices de la domination impériale. Tant qu'ils le font, ils ont un relatif soutien. Quand la guerre tourne mal, alors, comme au cours de la guerre du Vietnam, les pertes étant devenues beaucoup trop importantes, les impérialistes peuvent être contraints à reculer. En Irak, que va-t-il se passer ? Cela dépendra, pour partie, de l'importance des pertes (américaines) - en hommes et en dollars. Vous pouvez dire que chaque GI tué augmente la possibilité d'un retrait américain. Mais, auparavant, ils vont essayer d'entraîner leurs alliés pleins de bonne volonté dans le sale boulot (voir l'Afghanistan). En même temps, les Etats-Unis vont s'efforcer de balkaniser, de soulever un groupe contre un autre ; s'ils peuvent obtenir une guerre civile entre différents groupes de la population irakienne, les Etats-Unis pourront continuer à réaliser des profits, et leurs troupes pourraient rester dans leurs casernes, pour très longtemps. Mao, qui était un homme politique clairvoyant, a dit que l'impérialisme était un tigre de papier, mais qui n'en possédait pas moins des griffes bien réelles. Une chose est de dire que la domination des Etats-Unis est condamnée à terme. Mais il n'existe pas d'arbre qui pousse jusqu'au ciel. Ou bien prendre en considération l'aspect économique ; un empire comme celui des Etats-Unis, qui vit à crédit, finira par s'effondrer, tôt ou tard. Un jour, la Chine, ou l'Arabie saoudite, ou le Japon devront refuser d'accepter du papier monnaie sans véritable valeur. Pour l'instant, ces pays ont encore peur de faire s'effondrer ce château de carte qu'est le système monétaire international. Mais, tôt ou tard, ils devront le faire, afin de protéger leurs intérêts propres. Mais pour cela, il faudra sans doute attendre encore très longtemps. Prenons l'expérience de ma génération, en Europe, durant la Seconde guerre mondiale. Nous savions, depuis décembre 1941, Hitler n'ayant pu conquérir Moscou et ayant dû reculer, que le Troisième Reich était condamné - mais il a fallu beaucoup de temps, plusieurs années et des millions de morts, avant qu'on voit la fin de cette interminable guerre.

AL-INTIQAD : Le conflit n'est plus entre Israël et la Palestine, les guerres sont fomentées contre la Syrie, l'Iran et le Liban, et ceci parce que ces pays soutiennent la résistance des Palestiniens et le Hezbollah. Que pensez-vous au sujet de ces conflits annoncés ?

JAN MYRDAL : Les Etats-Unis sont contraints, par l'inertie propre à la lutte pour les ressources énergétiques et les bases militaires, de les protéger et de poursuivre leurs guerres. D'un autre côté, leurs ressources militaires et leur base monétaire sont d'ores et déjà soumise à rude épreuve. C'est une politique d'escarmouches. La manière dont le chat qui s'apprête à sauter va le faire n'a rien d'évident. Si les Etats-Unis sont en mesure d'exercer leur chantage sur l'Union européenne afin de la contraindre à devenir leur supporter zélé, il est bien entendu possible que cela étende le conflit armé à l'Iran et / ou à la Syrie. Mais il est beaucoup plus facile d'entreprendre une guerre que la terminer. Je pense qu'ils pourraient faire montre d'un minimum de prudence, avant de se lancer dans toute nouvelle guerre. En Irak, ils ont fait une erreur monumentale. Ils ont pu renverser Saddam Hussein, mais ils ont été incapables de réaliser la victoire. S'ils étendaient le conflit, certaines personnes deviendraient extrêmement prospères, aux Etats-Unis. Il s'agit de la fine équipe du trust Halliburton, regroupant des firmes pétrolières et des firmes de l'armement. Mais beaucoup de gens, aussi, aux Etats-Unis, y compris chez les pro-impérialistes, ressentent d'ores et déjà un certain malaise. Etendre la guerre ne semble pas être la meilleure manière de garantir des profits. Aussi, leur politique actuelle conduit-elle à un accroissement des contradictions entre les Etats-Unis et des puissances comme la Russie et la Chine. Même les pays de l'Union européenne qui se sont conduits, récemment, comme des pays clients serviles, commencent à ne plus se sentir très bien. Ce que nous pouvons faire, dans nos pays respectifs, c'est bien entendu augmenter la connaissance de ces faits, augmenter la solidarité, renforcer le mouvement anti-guerre.

AL-INTIQAD : Vous avez incontestablement du courage civique, et vous dites ce que la plupart des gens pensent, mais n'osent dire. Votre engagement, sur ces questions, donne de l'espoir aux Palestiniens et à d'autres peuples opprimés. Comment avez-vous été amené à vous engager sur ces questions, et pouvez-vous vraiment travailler en toute liberté, ou y a-t-il des tentatives pour limiter votre action, ou la censurer ?

JAN MYRDAL : Je suis têtu, sans aucun doute. Je crois que c'est là tout le « secret ». Comme beaucoup de personnes de ma génération en Europe, j'ai dû prendre position, dans ma jeunesse - j'étais encore un jeune garçon, oui, vous pouvez dire cela - pendant la Seconde guerre mondiale. Ainsi, j'ai eu la chance d'être repéré comme « rouge » par la Police Sécuritaire Suédoise (et l'ambassade américaine.) - avant même d'avoir dix-huit ans ; cela, effectivement, m'a évité de devenir un intellectuel européen « normal » et servile - même si j'aurais aimé en devenir un. (Ce que je n'ai pas fait !) Ensuite, ce qui s'est passé, c'est que mon épouse et moi-même, nous avons voyagé et vécu durant plusieurs années, à partir des années 1950, en Asie : Iran, Afghanistan, Inde, Chine, Birmanie, puis en Asie centrale alors soviétique, puis au Cambodge, en Arabie saoudite, en Egypte et en Afrique du Nord. Et, comme vous pouvez le repérer dans les ouvrages que nous avons publiés, au fil du temps, nos perspectives ont évolué. Notre livre consacré à l'Afghanistan, dans les années 1960, vient de connaître sa sixième édition en Suède, et il a joué un certain rôle dans la création d'un courant de solidarité avec le peuple afghan. Durant certaines périodes - comme par exemple les années du maccarthysme, qui furent très dures, en Suède, également - j'ai dû faire attention, afin de pouvoir être édité. Non que j'aie menti, mais j'ai dû me résoudre à écrire dans à la manière d'Esope. Dans d'autres périodes, ce fut plus facile. Et la Suède fut, un temps, une des sociétés les plus ouvertes en Europe. Je n'ai été jugé qu'une seule fois, par manque de prudence dans le choix de mes mots. Et nous avons gagné le procès que nous faisait le gouvernement ! Bien entendu, il est possible de faire carrière en Suède, comme dans d' autres pays, en faisant gaffe à votre _expression. Mais ça n'est pas vraiment rigolo. Actuellement, pour moi, c'est très simple : quand vous approchez les quatre-vingts printemps et que vous avez une certaine position, ils ne peuvent pas faire grand-chose contre vous. Ce n'est pas faute d'essayer, remarquez bien. A quatre reprises, ils ont essayé de me virer du Pen-Club suédois, l' association des écrivains bien tempérés. Mais ils n'ont pas réussi. A la fin, je m'en foutais totalement : je me contentais de ne plus payer ma cotise.

AL-INTIQAD : Pensez-vous que grâce à Internet il y ait eu une certaine démocratisation des médias. Que, au moyen d'Internet, vous pouvez diffuser votre message ? Cela permettra-t-il de briser le monopole de l'information détenu par les médias consensuels ?

JAN MYRDAL : Bien sûr, on peut utiliser Internet. Mais, sur Internet, il est extrêmement difficile de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Hier, je vérifiais quelque chose sur Internet. Soudain, j'ai trouvé un article très sérieux, qui disait que mes parents avaient été des agents nazis, et que je l'avais moi-même écrit ! C'est non seulement un mensonge : c'est un mensonge absurde ! Mais quelqu'un a pu le croire, quelque part. Quand il s'agit de livres imprimés, vous savez qu'il est extrêmement difficile de falsifier un livre. Vous pouvez vérifier la date d'impression, le lieu d'impression. Mais, sur le Net, vous ne pouvez jamais réellement vérifier la validité des affirmations que vous pouvez trouver. Mais bien sûr, je l'utilise. Simplement : avec beaucoup de prudence.

AL-INTIQAD : A votre avis, la démocratie fonctionne-t-elle, aujourd'hui, en Suède ?

JAN MYRDAL : Ce mot de « démocratie » est un mot dangereux. Il peut être utilisé et employé pour n'importe quoi. Vous avez la démocratie de l'Athènes antique, où les neuf dixièmes de la population étaient constitués d' esclaves. En même temps, nous savons ce que nous voulons signifier quand nous l'employons. La Suède est un pays où existent de vastes espaces d'indépendance et de liberté d'_expression. Nous avons aussi des traditions qui remontent à nos guerres de paysans victorieuses, au quinzième siècle, et qui sont toujours très présentes. Mais, bien entendu, il serait faux de dire que les gens peuvent décider. Si nous pouvions décider de politiques de lutte contre le chômage, avec une majorité de 90 % des voix, pour de meilleurs soins aux personnes âgées, pour une meilleure sécurité sociale, qui échappe aux froides lois du marché, notre décision serait nulle et non advenue, parce qu 'elle irait à l'encontre des règlements de l'Union européenne. Est-ce que cela me plaît ? Non, pas du tout !

AL-INTIQAD : Le régime suédois est-il représentatif et légitime, ou bien existe-t-il un fossé entre les dirigeants et le peuple suédois ?

JAN MYRDAL : La démocratie suédoise s'est développée à coups de plébiscites, un peu comme du temps de Napoléon III. A savoir : les élections ne sont plus de véritables élections, mais des plébiscites. Le choix existe entre différentes nuances du « oui » ; entre différents groupes financés par l' Etat. (Même pour l'ancien parti communiste - « Vensterpartiet » - le Parti de la Gauche - les contributions versées par les membres encartés et les sympathisants ne représentent pas plus de 5 % des finances de ce parti.) Rappelez-vous que le peuple français a voté pour Napoléon III, lors d'un plébiscite formellement correct, avant la guerre de 1870. Mais comme on le constate dans l'histoire - ceci nous dit fort peu de choses sur les sentiments réels du peuple français, à l'époque. Vous ne pouvez pas avoir un gouvernement suédois qui s'oppose directement à la volonté populaire. D'un autre côté, le gouvernement, depuis beaucoup d' années, est principalement une structure bureaucratique, définie par les lois de l'économie de marché. Les partis sont des structures financées par l 'Etat, politiquement très faibles, qui ont de moins en moins d'adhérents. Il y a plusieurs années, déjà, que j'ai entendu un dirigeant du parti social démocrate dire que le Mouvement de la Jeunesse Social-Démocrate n'est pas un mouvement : c'est la queue formée par des gens qui attendent d'être nommés à tel ou tel poste.

AL-INTIQAD : Vous avez qualifié le Premier ministre suédois Goran Persson de « politicien municipal ». Pourriez-vous élaborer ?

JAN MYRDAL : En Suède, un politicien municipal peut être honnête, et en tant que tel, il peut essayer de tirer le meilleur parti de la situation. Mais ce qu'il peut faire est de toute manière toujours prescrit d'en haut, par les règles du jeu. Goran Persson n'est pas un homme aux grandes visions. Il fait aussi, malheureusement, une fixation sur Israël. Cela le différencie grandement d'un prédécesseur tel Olof Palme. Mais cela m'amène à quelque chose qui peut aider à expliquer ce qu'est la Suède : Olof Palme était important, sur le plan international, et c'était un homme politique très intéressant. Non que nous ayons été d'accord sur tout. Mais il avait une vision. Mais quand vous parlez d'Olof Palme et de la Suède, vous devez vous souvenir de trois choses : a) nous savons tous qu'Olof Palme est mort ; b) nous savons tous qu'il a été assassiné ; c) nous savons tous aussi qu'il n'y a jamais eu d'enquête policière digne de ce nom. Sachant cela, nous ne savons rien. Toute explication ne peut être qu'une simple hypothèse. Mais ce n'est pas une exclusivité suédoise. La plus grande catastrophe des dernières décennies s'est produite dans la nuit du 27 septembre 1994, quand le navire Estonia coula au cours d'une tempête en Mer Baltique, entraînant la mort de 859 personnes. Nous savons que l'Estonia a coulé. Nous savons que 859 personnes sont mortes. Nous savons que les gouvernements d'Estonie, de Finlande et de Suède ont décidé de ne procéder à aucune enquête digne de ce nom, et ont interdit tout examen de l'épave : quiconque tenterait de le faire serait passible du tribunal. Comment sont-ils parvenus à cette décision pour le moins étrange ? Nous n'en savons rien. Et ça aussi, c'est la Suède ! La Suède étant un pays libre, vous trouverez des mètres et des mètres de rayonnages, dans les librairies et les bibliothèques, d'ouvrages vous proposant différentes réponses toutes plus spéculatives les unes que les autres, sur ces mystères. Mais les autorités ont refermé la porte sur toute connaissance réelle, tant sur l' assassinat d'Olof Palme que sur le naufrage de l'Estonia. A ce que je sache, il s'agit de raisons d'Etat.

AL-INTIQAD : Si vous étiez le chef du Hamas ou du Hezbollah, que feriez-vous ?

JAN MYRDAL : C'est là une question très hypothétique. Bien entendu, je pense que la victoire du Hamas est importante. Mais : a) je suis Suédois, je vis en Suède. Je ne suis pas Palestinien. Je ne connais pas réellement la situation ; b) Ce n'est pas à moi - ni à quiconque en dehors de la Palestine - de formuler ce genre de conseil. C'est une question de principe. Si le Hamas est effectivement le représentant authentique du peuple palestinien, ses responsables doivent répondre au peuple palestinien, et non à ceux qui leur souhaitent bon vent, sur tel ou tel continent, aussi amicaux soient-ils ! Et encore moins, bien entendu, aux hommes politiques en Israël, aux Etats-Unis, dans l'Union européenne, ni même à l'Onu ! Il en va de même en ce qui concerne le Hezbollah. La question de la solidarité internationale est, en fait, extrêmement simple. Nous l'avons formulée durant la guerre que nous menions contre l' agression des Etats-Unis contre l'Asie du Sud-Est : Soutenir le front de libération, selon ses propres conditions ! C'est là un principe qui reste valide pour la période actuelle. Nous devons nous souvenir qu'il s'agit d' une longue période historique. L'impérialisme et ses politiques génocidaires ont commencé cent ans avant ma naissance. Or j'ai aujourd'hui 79 ans. J' aurai quatre-vingts ans l'été prochain. Si je disais espérer connaître une victoire populaire décisive de mon vivant, je serais stupide. Mes petits-enfants sont trentenaires. Quand leurs arrière-petits-enfants approcheront de l'âge que j'ai aujourd'hui, peut-être verront-ils la fin de cette ère diabolique ! ?

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