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125B Carta a um companheiro moçambicano, cnrs/grs, Nanterre, février, 1978, 19 p. (en portugais). Version française inédite


LETTRE A UN CAMARADE MOZAMBICAIN

Serge Thion

 


Cher camarade,

Le moins que je puisse faire, après plusieurs semaines de séjour au Mozambique [vers la fin 1977], est de rassembler quelques impressions et les quelques réflexions que j'en tire afin de t'en faire part. Je crois que tu pourrais aussi les mettre sous les yeux de quelques autres camarades. Mon seul souhait, en l'occurrence, est de contribuer à une discussion qui, même si elle ne se propage pas dans tous les milieux, a néanmoins une grande importance à l'heure actuelle dans ton pays: qu'est-ce que la société mozambicaine? Dans quel sens évolue-t-elle? Comment peut-on influer sur cette évolution?


Il faut peut-être préciser que je n'entends pas donner de conseil. Je n'ai aucune qualité pour cela et je crois que c'est très inutile. Il me semble que si l'internationalisme a encore un sens aujourd'hui, il doit permettre que se mènent non seulement des actions communes précisément définies, mais aussi des dialogues sans vaines concessions. C'est ce qui m'a amené, vers 1962, avec quelques camarades français, à te rencontrer à la CONCP à Rabat, et à travailler à Paris avec les mouvements de libération des colonies portugaises. Les nécessités du moment nous ont aussi mis en contact avec d'autres mouvements révolutionnaires d'Afrique, du Moyen Orient et d'Asie, [et conduits] à parfois aller sur place, et aussi à contribuer à l'analyse de divers problèmes politiques. Il y a là un ensemble d'expériences qui peut être mis à contribution.

L'intérêt est double: il peut être intéressant de tirer quelques enseignements des entreprises de construction sociale qui ont réussi, ou échoué, ailleurs. Il peut également être intéressant de participer aux grands débats politiques qui se mènent à l'échelle internationale. Les camarades d'un pays comme le Mozambique, éloigné des centres de ces débats, mal pourvus en moyens de communication culturelle, écrasés par l'ampleur des tâches immédiates, risquent de ne pouvoir en tirer profit et de rester décalés par rapport aux leçons que l'on peut tirer de ces débats.

Il me serait par exemple difficile d'entrer ici dans les détails des discussions qui portent aujourd'hui sur le socialisme mais il suffit de dire que le problème se pose dans des termes assez différents de ce qu'ils étaient il y a vingt ans. A entendre ce qui se dit au Mozambique, à lire ce qu'on y publie, on a bien l'impression d'une sorte de retard. Chacun doit certes faire ses propres expériences, mais on peut trouver dommage que le travail d'approfondissement et de compréhension critique qui s'est fait dans beaucoup d'endroits ne soit pas utilisé. On me rétorquera peut-être qu'il faut, dans la situation actuelle, éminemment transitoire, se garder des analyses trop complexes, que les formules simples pénètrent mieux les masses et que les affirmations sont plus utiles que les interrogations.

C'est à mon avis une vue trop courte. Les belles certitudes mal fondées, les idées toutes faites appliquées mécaniquement, font perdre du temps plutôt que d'en gagner. Je ne prendrai qu'un exemple, l'inscription que l'on voit souvent sur les murs, Viva o socialismo cientifico. Il va falloir se donner beaucoup de mal pour expliquer aux gens du peuple qu'il existe quelque chose qui est infiniment respectable, qui s'appelle la science et que le socialisme participe de cette chose qui est porteuse de vérité.

Pendant ce temps là, les débats théoriques qui ont lieu dans les endroits où cette science doit tout particulièrement s'appliquer, c'est-à-dire dans les pays industrialisés, démontrent que ce genre de science n'existe pas, ou en tout cas pas sous cette forme simpliste, et qu'elle a échoué à servir historiquement de guide à l'action révolutionnaire. Elle ne permet guère de prévoir le déroulement des événements politiques et sociaux. Les responsables mozambicains, à en juger par l'empirisme de leur action, savent bien eux-mêmes à quelles incertitudes ils se heurtent lorsqu'ils évaluent la portée de leurs décisions et ils connaissent les surprises qu'entraîne l'application automatique des principes de ladite science. Ne serait-il pas préférable d'épargner aux masses de naïfs espoirs? De ne pas leur faire croire qu'il existe une solution toute faite alors qu'il leur incombe justement d'inventer elles-mêmes une société qui réponde à leurs désirs de justice, d'égalité et de liberté?

Quand un dogme se révèle faux, il est bien difficile ensuite de s'en débarrasser et la tentation est grande de lui donner une valeur forcée en employant la coercition. C'est ainsi, par exemple, que Staline a ruiné l'agriculture soviétique en liquidant les paysans producteurs de surplus, les agronomes et les spécialistes de la vie rurale. Quarante ans plus tard, l'énorme agriculture soviétique n'est toujours pas capable de nourrir le peuple soviétique. C'est cher payer l'attachement au dogme et le refus de toute critique.

Les Mozambicains détiennent le pouvoir chez eux depuis deux ans et demi. Ils pourraient gagner beaucoup de temps et s'épargner beaucoup de difficultés en essayant de s'assimiler ce qui s'est déjà fait ailleurs dans les domaines qui leur paraissent les plus urgents. Pour le moment, on ne discute pas publiquement de ce genre de choses au Mozambique. C'est très regrettable. Vue de l'extérieur, l'expérience mozambicaine appelle en effet quelques réflexions.

Choisir la construction de l'Etat

Au moment où s'effondre l'édifice salazarien, sous une légère poussée de ses prétoriens désemparés, le Frelimo se trouve dans une phase de progrès soutenu. Il a, au cours de crises violentes, réglé le problème de sa ligne politique, de son style d'action et de la cohésion de sa direction politique et militaire. Ses méthodes de mobilisation populaire, après maints tâtonnements et quelques échecs sérieux, lui permettent d'avancer sur le terrain, de le préparer pour y introduire l'action militaire. Bien implanté dans le Cabo Delgado, Niassa et Tete, il progresse vers la Zambézie. Le coup du 25 avril [1975] n'entraîne pas de changement immédiat, sinon le repli du dispositif militaire portugais. Les Accords de Lusaka organisent le transfert de la totalité du pouvoir au Frelimo.

Il y a donc un choix à faire, celui de la forme d'organisation politique qui va succéder au colonialisme. A vrai dire, ce choix semble déjà implicite dans les accords qui sont signés à Lusaka. Il ne semble pas qu'il y ait à ce moment de débat sur le fond du problème au sein du Frelimo: on applique les décisions qui sont prévues par le programme, indépendamment de la situation réelle à l'intérieur du pays. Le Frelimo aura désormais pour tâche, en éliminant toutes les autres forces politiques, de construire un Etat, et plus précisément un Etat socialiste. C'est une tâche nouvelle, entièrement différente de celle qui consistait jusque là à organiser et développer la lutte de libération nationale. Le type d'organisation révolutionnaire de la population et de la production qui avait prévalu dans les zones libérées et dans les camps de réfugiés à la frontière, passe à l'arrière-plan. Il ne peut plus servir que comme modèle idéologique qui sera difficile à adapter dans des contextes sociaux nouveaux, sans la justification de la lutte armée.

C'est donc une expérience très limitée. Les cadres n'ont aucune pratique des problèmes urbains et industriels de l'économie à l'échelle nationale. A part une poignée d'entre eux qui ont voyagé à l'étranger, ils ne connaissent que les formes les plus rudimentaires de la production rurale. Certes, la période de transition aura permis de prendre la mesure de la complexité des problèmes. Et d'ailleurs elle est politiquement difficile. Si Lisbonne n'avait pas joué honnêtement la carte du seul Frelimo, la floraison de mouvements politiques divers, dont certes la majorité était manipulée par les intérêts coloniaux et l'ancienne police politique, n'aurait pas été liquidée en aussi peu de temps. Le monopole politique incontesté dont jouit aujourd'hui le Frelimo dans le pays est le fruit de la lutte qu'il a menée pendant la période coloniale mais c'est aussi une très lourde responsabilité: il doit le justifier aux yeux de la grande masse de la population qui n'a pas eu l'occasion, au moment de l'indépendance, d'exprimer ses sentiments propres. Même si elle était prête, comme il semble, à plébisciter le Frelimo, il reste qu'il a préféré sur le moment s'abstenir de consulter les masses et recevoir les attributs et la réalité du pouvoir des mains de l'ancienne métropole. En ceci, la passation s'est faite plutôt dans un style néo-colonial devenu classique en Afrique, que sur un mode révolutionnaire. Cela n'est pas indifférent si l'on cherche à comprendre quel type d'Etat se met en place aujourd'hui au Mozambique.

Deux facteurs ont largement contribué à façonner cette situation. Le premier, c'est qu'en dépit de sa progression, l'appareil politico-militaire de la lutte de libération était loin d'être présent dans l'ensemble du pays. Des provinces importantes et peuplées ne connaissaient le Frelimo que par des rumeurs, des émissions de radios écoutées avec prudence la nuit, et parfois le départ de quelques jeunes qui allaient s'enrôler dans ses rangs. La venue au pouvoir du Frelimo n'est pas le produit d'une victoire sur le terrain. Certes il a sérieusement contribué à la désagrégation de l'armée coloniale, et par contre-coup au renversement de Caetano. Il a rendu impossible le rêve d'une prise du pouvoir à la rhodésienne par le colonat blanc, et trop aléatoire les chances d'une intervention militaire sud-africaine. Mais si l'on veut bien se placer dans la perspective du paysan d'Inhambane ou de l'habitant des faubourgs miséreux de Lourenço Marquès, l'arrivée du Frelimo a été comme une surprise. Il ne surgissait pas du sein de la masse mais il atterrissait en avion à Mavalane.

Le deuxième facteur est encore plus lourd de conséquences: il n'y avait pas à ce moment-là de révolution au Mozambique. Il y avait d'un côté des maquisards qui voulaient chasser les Portugais et de l'autre une situation sociale marquée par une terrible exploitation coloniale. Mais en même temps, elle s'était quelque peu modifiée au cours de la dernière décennie. Les formes les plus atroces de cette exploitation, l'esclavage et le travail forcé, avaient fait place à des formes plus modernes, c'est à dire plus efficaces et plus rentables, mais aussi plus supportables, d'exploitation au profit d'une économie elle-même plus évoluée. Les villes attiraient nombre de ruraux écrasés par la misère rurale et leur offrait de plus grandes possibilités de salariat qu'autrefois. Les autorités avaient fait quelques efforts dans le domaine social. Dans certaines régions, un encouragement avait été donné au développement d'une couche de paysans susceptibles de s'enrichir s'ils savaient s'adapter aux besoins du marché. D'une certaine façon, le pays entrait peu à peu dans une nouvelle phase de son histoire économique marquée par l'extension du capitalisme qui commençait à intégrer une masse croissante de travailleurs. Ce n'était donc que le début des perspectives de lutte contre le capitalisme. Il y avait certes les traditions paysannes locales de lutte contre la présence coloniale, contre les grandes compagnies et leurs plantations, mais elles n'étaient pas encore reliées et articulées aux luttes particulières d'un prolétariat qui en était aux premiers stades de sa constitution. L'extrême pauvreté de la plupart des habitants du pays ne suffisait certes pas pour susciter des conditions réellement révolutionnaires. Elle engendrait plutôt une sorte de résignation et de passivité dont le régime actuel a évidemment hérité. Ce n'est pas là la plus mince difficulté du moment.

Le choix qui a été fait était le plus simple; il a consisté à reprendre l'appareil administratif colonial et à le transformer en appareil d'Etat après lui avoir donné une nouvelle direction politique. Mais il s'agit surtout là d'une transformation sémantique. Il suffit de considérer la façon dont se transmettent les directives et le système hiérarchique qui en est le support pour constater que le système colonial reste à peu près intact, avec sa dualité désormais anachronique entre administracâo et funccâo publica (héritière des "affaires indigènes") et avec un léger changement de personnel, décalé vers le haut après le départ des administrateurs portugais, remplacés par des membres du parti. Ces fonctionnaires, tels qu'on peut les voir dans les campagnes et dans les villes de province, ont repris sans vergogne les installations et le mode de vie assez luxueux de leurs prédécesseurs. La seule chose qui semble avoir changé, c'est que la corruption individuelle semble avoir disparu, ou en tout cas ne plus intervenir de façon visible. Pour le reste, jolies maisons, domestiques et autres privilèges petits-bourgeois, rien ne différencie de l'extérieur le nouveau fonctionnaire de l'ancien. On le voit bien à l'attitude très déférente des paysans rencontrés dans les champs. Cette permanence des rapports hiérarchiques, dans leur style si typiquement portugais, donne à penser que pour la paysannerie qui n'a pas eu l'expérience directe de la guerre de libération (et c'est la majorité), il ne doit pas y avoir une grosse différence entre le pouvoir des Blancs et celui des Noirs du Frelimo. Elle attendra probablement de le juger sur ses actes.

 

La restructuration sociale

La conséquence directe de ce choix politique est la formation accélérée d'une nouvelle classe dirigeante comprenant ceux qui occupent des postes de responsabilité au sein de l'Etat, du parti de l'armée, des entreprises nationalisées et, de façon moins nette, des coopératives rurales ou commerciales. Ce sont des gens instruits, produits pour la plupart par le tardif effort de l'administration coloniale (ou des missionnaires) pour se créer une nouvelle couche d'auxiliaires africains, rendue nécessaire par le développement économique et la lutte contre l'insurrection. Toutes les ressources disponibles en personnes de ce genre, ayant donc quelques compétences, ont été mobilisées. Le filtrage politique se fait après coup, au fur et à mesure. Certains appartiennent au parti, ont participé à la résistance (et ils ont droit aux responsabilités les plus importantes), les autres non. Cette nouvelle couche sociale pourrait être qualifiée de classe bureaucratique.

En effet, si elle ne possède pas les moyens de production, elle les contrôle. Elle se substitue à une classe ouvrière qui n'est encore qu'embryonnaire et trouve dans la gestion de l'Etat et de l'économie sa justification naturelle au socialisme. Pour raffermir cette vocation socialiste qui n'a guère de fondement objectif puisque l'économie n'est pas socialisée (elle est soit nationalisée, soit privée), les dirigeants oscillent entre les discours moralisateurs et l'instauration d'une police politique, qui en est encore à ses débuts mais qui sous la paternelle influence des Allemands de l'Est peut faire des camps de rééducation de fort efficaces instruments de répression à la mode stalinienne. Il va sans dire que les sympathiques discours sur la moralité révolutionnaire, l'homme nouveau, la lutte contre l'esprit bureaucratique et toutes les habituelles déviations engendrées par le bureaucratisme n'ont qu'une efficacité assez limitée. Cette classe bureaucratique a d'ailleurs quelque intérêt à resserrer les rangs parce que sa prééminence n'est pas absolument assurée. Elle doit subir en effet la concurrence d'une autre partie de la petite bourgeoisie locale pour le contrôle des circuits économiques. Le capitalisme avait déjà pénétré assez l'économie locale pour que se forme, dans la dépendance des grandes sociétés étrangères, une petite bourgeoisie locale engagée dans le commerce, la petite industrie et les services. Elle a des capacités d'adaptation très supérieures à une administration lourde et mal rodée; elle a des relations à l'extérieur du pays; elle peut spéculer sur les lacunes et les imperfections du secteur nationalisé; elle est susceptible de s'allier avec les éléments les plus dynamiques de la paysannerie et même avec des éléments de la classe bureaucratique à qui elle peut fournir des produits devenus rares. Elle a certes échoué dans sa tentative de constituer une troisième force qui aurait pu, en recueillant une partie de l'héritage colonial, imposer un partage du pouvoir au Frelimo. Ce sont les extrémistes portugais qui l'ont compromise. Mais devant la faiblesse des effectifs et de l'implantation du Frelimo, elle pouvait jouer la carte des grupos dinamizadores, ces organes de base qui doivent servir de relais au parti mais qui se sont formés un peu partout de manière spontanée sans que le parti ait les moyens d'en bien connaître la composition.

Certes, les groupes dynamisateurs ont dans la plupart des cas été révoqués, reformés, modifiés de diverses façons après qu'en aient été épurés les éléments les plus visiblement douteux. Mais la lutte continue sourdement et elle explique que le parti Frelimo soit resté fermé, ait refusé (en tout cas jusqu'à la fin 77) d'admettre en son sein de nouveaux membres en quantité significative. Il ne faut pas oublier, même si cela apparaît peu dans la propagande officielle, que beaucoup d'entreprises privées étrangères demeurent en activité et qu'elles assurent une part importante de la production. Elles ont mille moyens de tirer profit de l'inexpérience de la bureaucratie et de la faiblesse économique du pays.

Cette petite bourgeoisie pourrait aussi trouver quelque écho à ses points de vue dans la classe ouvrière, concentrée dans quelques grandes villes. Il est symptomatique que l'indépendance ait immédiatement signifié pour elle l'abandon de la discipline du travail et la formulation de revendications qui, pour justifiées qu'elles pouvaient être, étaient exorbitantes par rapport aux possibilités de l'économie du pays. Le processus d'indépendance ne lui a d'ailleurs apporté aucun rôle réellement nouveau dans le système politique. Au sein même des entreprises que désertaient les directions portugaises, le pouvoir nommait des administrateurs, inexpérimentés et parfois incompétents, qui se trouvaient aux prises avec une chute brutale de la production, des difficultés énormes d'approvisionnement, de maintenance et de débouché, et avec des groupes dynamisateurs qui cherchaient à imposer leur propre pouvoir, qui n'était pas toujours celui d'un véritable contrôle ouvrier. Le parti, pris au piège de ses propres affirmations sur le rôle dirigeant de la classe ouvrière, essayait d'intervenir en créant des "conseils de production", sans grand succès, en adjurant les ouvriers de donner la priorité à la productivité, et en agitant aussi la discrète menace de la "rééducation". On assiste peu à peu à une sorte de normalisation, c'est à dire que les ouvriers, faute de tradition d'organisation, sont repris en main par les nouvelles directions. Mais si leurs conditions de vie sont prolétariennes, leur attitude politique ne l'est guère. Ils ont assez conscience de l'océan du dénuement paysan. Et c'est lui qui pèse sur les salaires pour les maintenir assez bas. L'entreprise privée leur donnerait finalement une plus grande marge de manoeuvre. On ne peut pas dire que, pour le moment, le pouvoir se soit véritablement fait un allié de la classe ouvrière.


La question agraire

 

Le soutien essentiel que le pouvoir peut escompter est celui des campagnes. L'immense majorité de la population vit de la terre, en général assez mal. L'habitat rural est, dans la plupart des régions, très dispersé. Les techniques rurales sont d'une très médiocre efficacité et les rendements sont donc très bas. La paysannerie manque de tout, d'irrigation et même d'eau pour la consommation domestique, de vêtements, d'outils, de routes permanentes, de soins médicaux, de moyens scolaires et, bien sûr, d'argent. Pendant longtemps, l'émigration temporaire vers les mines sud-africaines servait aux paysans du sud de palliatif. Pour diverses raisons, ce douteux remède cessera peu à peu d'être applicable.

En partant de ses principes généraux (l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme) et de ses expériences dans les zones libérées, le Frelimo a tracé un programme pour la paysannerie, la formation des "villages communautaire" (aldeias comunais) (voir Documentos da la sessâo de CC da Frelimo, 11-27 février 1976). L'objectif assigné à ces villages communautaires a été défini par le président Machel dans un discours du 25 octobre 1976:


A Aldeia Comunal constitui a coluna vertebral de desenvolvimento das forcas produtivas no campo. En na Aldeia Comunal onde congregamos o esforço colectivo de produçâo das massas camponesas, onde pela vida colectiva o povo organizado liberta a sua imensa iniciativa criadora. Politicamente, esta constitui a caracteristica essencial da Aledeia Comunal, ela e o instrumento para a materializaçâo do Poder dos trabalhadores ao nivel das instituiçôes administrativas, das estruturas de Defesa, Produçâo, Comércio, Educaçâo, Cultura, Saùde, en suma, de todos os sectores da vida social.


(Le Village communautaire constitue la colonne vertébrale du développement des forces productives à la campagne. C'est dans le village communautaire que nous rassemblons l'effort collectif de production des masses paysannes et que, grâce à la vie collective, le peuple organisé libère son immense initiative créatrice. Politiquement, c'est la vie collective qui constitue le caractère essentiel du Village communautaire, il est l'instrument de la matérialisation du pouvoir des travailleurs, au niveau des institutions administratives, des structures de la Défense, de la Production, du Commerce, de l'Education, de la Culture, de la Santé, en somme de tous les secteurs de la vie sociale.)


Le premier problème est en effet de toucher les paysans. Ils défrichent sur brûlis et se déplacent quand le sol est épuisé. Le nouveau régime veut donc les rassembler en villages, pour mieux organiser la production. C'est elle, ou plutôt le surplus dégagé par la collectivisation du travail qui doit permettre les investissements pour la construction du village, de l'adduction d'eau, de la création et de l'entretien de l'école et du poste sanitaire. Le contrôle politique et policier s'en trouve facilité d'autant.

La première tâche est de convaincre les paysans. Les premiers villages communautaires ont été formés par des réfugiés qui venaient de Tanzanie et du Malawi, déjà habitués à la discipline collective, et par les sans-abri chassés de leur résidence par les grandes inondations périodiques du Limpopo. Mais la paysannerie qui n'est pas déracinée semble beaucoup plus circonspecte. Le processus est progressif: le groupe dynamisateur, dûment chapitré par le parti ou l'administrateur local, engage les paysans à cultiver collectivement un bout de terrain, plus ou moins grand, selon les possibilités. Il s'agit de leur montrer concrètement que ce type de travail peut produire un surplus qu'ils consommeront ou qu'ils vendront, pour le bénéfice de tous. Bien qu'il se développe, ce stade n'est pas encore atteint partout. En général, seule une minorité de cultivateurs accepte de se lancer dans l'entreprise, et l'on escompte que leur réussite engagera les autres à se joindre à eux. Les profits, souvent peu considérables au début, sont généralement investis dans une petite coopérative de produits de consommation qui vise à remplacer le cantineiro, le commerçant portugais, qui est parti.

Il est à remarquer que le mouvement des aldeias comunais est une procédure totalement administrative, le parti et l'administration étant à peu près indistincts aux yeux des paysans; pour eux, c'est l'Autorité. Il est clair en effet que la paysannerie mozambicaine ne possède pas de projet d'ensemble, sinon la reprise des terres coloniales, soit environ la moitié des terres cultivées, sans doute sous forme de partage individuel. La plus grande partie de ces terres a toujours été considérée par les cultivateurs comme faisant partie du patrimoine lignager dont l'acquisition juridique par les colons n'était vue que comme une spoliation. Mais en dehors de cette revendication que le nouveau régime n'entend d'ailleurs pas satisfaire directement puisqu'il désire donner la priorité à la rationalité de la production, et donc au maintien des grandes entreprises agricoles, soit privées soit sous forme étatique, la paysannerie n'est pas le lieu d'une effervescence révolutionnaire qui mettrait en cause sa structure actuelle.

Elle est pourtant hétérogène. Elle a toujours connu une certaine différenciation sociale, avec sa masse de petits paysans autarciques et nécessiteux, et ses cultivateurs plus riches, parfois reconnus et aidés par l'administration, qui ont su se constituer de petits domaines où ils emploient une main d'oeuvre salariée. Localement, les luttes de classes existent, appuyées sur le ressentiment qu'ont provoqué dans le passé les spoliations et les compromissions de ceux que leur position de regulo (chef indigène) mettaient à même d'extirper à leur profit la faible plus-value que permettait la faible productivité du travail rural.

Ces paysans aisés, ces petits notables locaux, s'ils ont pris soin de ne pas pousser trop loin leur collaboration avec les autorités portugaises, se trouvent aujourd'hui maîtres du jeu: eux seuls peuvent traduire pour la masse des petits paysans les injonctions venues de la ville et du parti. Liés aux uns et aux autres par les liens du sang et des droits fonciers, ils sont les intermédiaires obligés d'une bureaucratie sans attache rurale. Ce sont eux qui parlent portugais (plus ou moins bien), qui connaissent l'usage des machines, qui ont des notions de comptabilité et qui surtout ont une audience. D'un côté, ils perdent la possibilité d'agrandir leurs terres et d'accroître le nombre de leurs salariés, mais, de l'autre, ils gagnent la possibilité de jouer un nouveau rôle politique, la direction des aldeias comunais, avec la production et surtout l'écoulement de sa production. Cette période de transition est difficile pour eux, car ils doivent faire face à la suspicion du parti et au possible réveil de revendications prolétariennes de la part des paysans, surtout de ceux qui ont travaillé en Afrique du Sud ou à Maputo. Il n'empêche que leur marge de manoeuvre est grande et surtout qu'aucun autre groupe ne peut, en tant que tel, les concurrencer dans leur course au leadership rural.

L'autoritarisme latent de la formule des aldeias comunais ne peut que les servir. N'est-il pas dit que les membres des villages auront comme obligation, entre autres, de por em pràtica as instruçôes que lhes forem transmitidas pela direcçâo; -- cumprir as normas de disciplina no travalho e noutras actividades da Aldeia Comunal. (mettre en pratique les instructions qui leur seront transmises par la direction; -- observer les normes de discipline dans le travail et dans les autres activités du Village Communautaire.) Dans un nombre de cas qui n'est pas négligeable, l'emplacement du nouveau village a été déterminé par l'administrateur et non par les paysans. Alors que ces villages communautaires doivent être exclusivement le produit de l'activité collective, on voit les autorités intervenir, donner ici de l'argent, prêter là du matériel, faire toujours les plans mêmes du village. Ces plans méritent d'ailleurs d'être médités: imités du castrum, le camp de la légion romaine, il dispose en carré le marché, le magasin du peuple, l'infirmerie, la crèche, les services administratifs et, se faisant face, l'école et le siège du parti. Les habitations, elles, sont réparties en lignes parallèles et forment un vaste carré concentrique. C'est là un plan proprement concentrationnaire, dont l'exemple le plus proche est certainement Soweto. Quand on pense qu'il s'agit de faire vivre ensemble des familles que toutes leurs traditions ont jusqu'à présent fait vivre soigneusement à distance de leurs voisins, dans un isolement physique compensé par des relations de parenté très élaborées, on voit bien que les urbanistes qui ont conçu des plans aussi médiocres travaillent pour une bureaucratie qui n'a aucune idée des populations qu'elle est censée aider. Il est d'ailleurs remarquable que l'ensemble des cadres chargés de responsabilités à l'égard des aldeias comunais, tant dans l'administration que dans le parti, soient d'une ignorance presque totale au sujet des paysans, de leur mode de vie, de leur organisation sociale, de leur culture, ou de questions aussi fondamentales que les droits coutumiers en matière de terre ou les échanges de travail dans les ouvrages collectifs. Cette ignorance elle-même semble ignorée: manifestement, les cadres ne cherchent pas à apprendre auprès des paysans. Entourés de leur luxe de citadin, ils se conduisent avec la même superbe que les coloniaux d'antan. Rien que cela conduit à se poser de très sérieuses questions sur les chances de succès des aldeias comunais.

Ceci est d'autant plus surprenant que les finalités du projet sont évidemment politiques. Sur le plan économique, les villages communautaires doivent améliorer l'auto-subsistance paysanne et donc élever peu à peu le niveau de vie. Mais il n'est nulle part prévu qu'ils apportent une contribution directe à l'économie nationale, ce qui est plutôt surprenant. On suppose qu'ils apporteront sur le marché une quantité accrue de produits mais les prix sont fixés par l'Etat. Il s'agit donc d'améliorer la vie des paysans et surtout de les encadrer politiquement.

 

Les classes et le parti


Dans une société qui n'a connu que les premières atteintes du capitalisme moderne, les classes sociales sont encore mal définies, un peu floues. Le processus de différenciation sociale est-il arrêté par la venue au pouvoir du nouveau régime, ou se poursuit-elle sous une nouvelle forme? Si l'on excepte les vastes secteurs de l'économie qui restent aux mains des grandes compagnies internationales et qui emploient des dizaines de milliers de travailleurs dans les plantations de canne à sucre, du commerce, de la pêche et des petites industries de transformation, le reste est encadré, ou le sera peu à peu, par une bureaucratie qui est encore très incompétente, faute d'expérience, et qui va chercher des conseils auprès des autres bureaucraties économiques (et économistes) plus anciennes mais dont la compétence n'est pas non plus très évidente, les Soviétiques, les Allemands de l'Est et les Bulgares. Il est d'ailleurs clair qu'en haut lieu on ait déjà eu l'occasion de se faire une idée assez précise des capacités réelles de ces experts qui, comme presque tous les experts du monde, ne cherchent guère à s'adapter eux-mêmes aux conditions locales. C'est évidemment aux Mozambicains à trouver les solutions aux problèmes du Mozambique, si compliqués soient-ils.

Faute de laisser à la base, paysanne ou ouvrière, le libre choix de son mode d'organisation et d'exercice du pouvoir, la bureaucratie est amenée à envahir toujours davantage de nouveaux secteurs de la vie publique et privée, et à se constituer en classe pour défendre ses intérêts spécifiques. Le parti, qui se proclame l'avant-garde, ne peut que saluer par de belles phrases le rôle d'une classe ouvrière qui n'est pas en mesure d'être réellement dirigeante. Cette avant-garde, c'est celle d'un indistinct "pouvoir populaire" que l'Etat exerce au nom de tous, comme d'ailleurs dans n'importe quelle démocratie bourgeoise. Toutes les couches sociales qui aspirent au pouvoir, petite bourgeoisie urbaine, petits notables ruraux peuvent se rendre indispensables à un parti très fermé, fondé sur la confrérie des anciens combattants de la guerre de libération. Il forme un groupe très hétérogène, socialement parlant, réparti dans les postes dirigeants de l'Etat, du parti et de l'armée.

On a bien vu, dans le processus qui a amené la désignation des délégués aux assemblées populaires de localité, puis de province, puis à l'échelon national, que les discriminations contre les ennemis de classe n'étaient pas du tout fondées sur des critères de classe mais sur des éléments aussi contingents que le passé de collaboration avec les forces de répression coloniale (mais pas celles de l'exploitation économique), sur le comportement sexuel des personnes (issu d'un puritanisme qui doit autant à la révolution qu'aux plus solides traditions de l'éducation catholique portugaise...) et sur la corruption (c'est-à-dire le détournement de ce qui constitue certes le bien du peuple, mais aussi la base économique de la bureaucratie). Ces gens-là, malgré leurs défauts ou même leurs tares individuelles, ne se posaient sans doute pas en ennemis du régime. Et l'on peut même supposer que certains d'entre eux ont pu participer aux assemblées et même se faire élire si personne ne les dénonçait. Mais le procédé employé, dénonciation publique, débat suivi d'une expulsion solennelle, avait, à mon sens, pour fonction essentielle de donner une image morale des gens au pouvoir, et de créer un consensus populaire pour entériner le monopole de fait de ceux qui exercent le pouvoir. Car il ne fait guère de doute que les candidatures avaient l'aval préalable du parti, au moins à l'échelon immédiatement après les assemblées locales, et que l'on a fait exprès de présenter des candidats qui ont été rejetés. On sait par ailleurs que ces assemblées n'ont pas de pouvoir réel. Il n'est peut-être pas très important d'y voir la marque d'un manque radical de confiance envers les masses populaires.


Le problème de la langue nationale


L'aspect premier du recrutement de la classe bureaucratique est la sélection des individus par l'aptitude à parler le portugais. Il semble que l'on ne confie pas de responsabilité organisationnelle, même au niveau des villages communautaires, à qui ne parle qu'une langue vernaculaire. Pour parler portugais, il faut être passé, dans la plupart des cas, par les écoles coloniales. Il semble qu'estimer à 10% de la population totale ceux qui comprennent et qui parlent le portugais est déjà faire preuve de beaucoup d'optimisme. Parmi ceux-ci, beaucoup n'ont qu'une pratique limitée et incomplète de la langue.

Les raisons explicites de cette attitude sont la défiance envers le tribalisme et le régionalisme ainsi que le renforcement de l'unité nationale.

Examinons ces deux points. Sans chercher à définir exactement ce que recouvre le mot "nation", il est assez évident que pour les paysans qui n'ont pas eu l'occasion d'aller à l'école, c'est-à-dire la grande majorité, l'idée de nation recouvre probablement une sorte d'élargissement de leur horizon social et politique, de leur environnement géographique et historique où l'idiome de l'administration, le portugais, n'occupe qu'une faible place. Il semble absurde de vouloir en même temps qu'une grande masse de gens se reconnaissent dans une nation dont le seul trait véritablement commun serait de pratiquer une langue que la majorité d'entre eux ne connaît pas. Il y a donc là un argument qui ne semble pas très sérieux.

Parler portugais, ce serait s'abstenir d'utiliser les langues africaines dont l'usage réaffirme l'existence de liens tribaux entre ceux qui les parlent, ce qui est sans doute vrai, et de reconnaissance du pouvoir politique des chefs de tribu, ce qui est beaucoup plus discutable. Il ne serait pas juste d'affirmer qu'il n'existe plus de tribu au Mozambique, mais il faut bien reconnaître que la politique de l'administration portugaise a consisté à manipuler la désignation des chefs à un point tel qu'ils ne représentent plus grand chose aujourd'hui. De plus, on a affaire ici à des systèmes tribaux assez peu centralisés où l'influence réelle des familles régnantes est très loin d'être prépondérantes. L'hostilité du Frelimo à l'égard du tribalisme vient d'une part de son idéologie moderniste mais aussi des déboires très sérieux qu'il a éprouvés aux premiers temps de son implantation dans le nord du pays. Ignorant tout de la société paysanne, les premiers militants qui s'installèrent en région makondé se virent joués par les Portugais, bien plus habitués à manipuler les chefs. Le résultat de ces erreurs d'appréciation, c'est que pendant longtemps, les colonnes du Frelimo devaient être fortement armées pour franchir ces régions, ce qui était assez paradoxal pour des forces de libération. Mais il est abusif de généraliser. Dans tous les cas, la relation entre l'usage d'une langue vernaculaire et l'autorité des chefs tribaux reste à démontrer.

Le régionalisme est aussi une mauvais expérience du passé lorsque le Frelimo a subi une crise, comme en connaissent d'ailleurs presque toujours les mouvements de libération, où des leaders ayant une solide implantation régionale ont essayé de faire cavalier seul ou d'utiliser ce pouvoir local pour influencer le reste de l'organisation. Ce sont là des phénomènes de lutte politique et fractionnelle qui peuvent toujours surgir, et qui n'ont pas grand chose à voir avec la question linguistique. Là encore, l'argument en faveur de l'usage exclusif du portugais n'est pas convaincant.

Il faut surtout insister sur l'idée que dans ces conditions l'alphabétisation générale en portugais est une impossibilité, même à relativement long terme. L'expérience de l'enseignement d'une langue européenne dans des sociétés non-européennes d'Afrique, d'Asie et du Pacifique, montre qu'il se limite toujours à une classe sociale assez restreinte, qu'il ne remplace jamais l'usage des langues maternelles locales et qu'il sert avant tout de test discriminatoire fonctionnant au profit des éléments les plus proches des anciens colonisateurs.

On peut certes concevoir le besoin d'une langue de communication générale à l'intérieur du pays. Mais avant de revenir à cette question, il faut faire quelques remarques. Donner une instruction à des enfants consiste, avant de leur inculquer des connaissances, à leur fournir les moyens d'en acquérir, c'est-à-dire une expérience linguistique et une démarche méthodique. Le moyen le plus simple et le plus sûr est de leur faire franchir ce pas difficile dans leur langue maternelle. Si l'on ajoute à la difficulté en les obligeant en même temps à apprendre une langue complètement différente de celle qu'ils parlent, on aboutit dans un très grand nombre de cas à une grande confusion intellectuelle. Beaucoup d'enfants quittent alors l'école sans en avoir retiré grand chose d'utile. Lorsque les bases sont fermement établies, écriture, lecture, rudiment de méthode, vers sept ou huit ans, ou dix ans, selon l'âge du début de la scolarité, alors les enfants peuvent apprendre rapidement et avec profit une seconde langue qu'ils pourront utiliser dans l'enseignement secondaire et supérieur. Du point de vue de la pédagogie, c'est le seul choix efficace.

Le problème serait donc celui des langues vernaculaires qui pourraient servir dans l'enseignement primaire. On recense vingt-cinq à trente langues dans le pays mais on pourrait sans doute réduire à cinq ou six le nombre de celles qui pourraient couvrir les neuf dixièmes de la population. Pour plusieurs d'entre elles, il existe déjà un système de transcription alphabétique (mashona, makua). Pour les autres, une commission de linguistes pourrait résoudre très vite le problème. Il serait également assez rapide et facile de recycler les instituteurs. Dans ces conditions, la campagne d'alphabétisation, que les autorités n'osent pas lancer, faute de personnel compétent, pourrait connaître le succès.

Cette politique, outre celui de l'efficacité, aurait le mérite d'introduire plus de justice et d'amener un véritable épanouissement des cultures locales. On proclame facilement à Maputo qu'il faut développer la culture mozambicaine, mais on ne voit pas que la culture portugaise puisse y contribuer sérieusement. Il serait fallacieux de faire un parallèle avec le Brésil qui s'est formé en assimilant progressivement des esclaves africains, isolés de leurs cultures, et soumis par la force. Il n'est pas absurde d'ailleurs de se poser la question de savoir si le portugais est vraiment le meilleur outil de communication pour une nation qui souhaite entrer dans le vingtième siècle. Tous les voisins du Mozambique utilisent l'anglais, parfois aussi le swahili et, à mon humble avis, l'apprentissage de l'anglais aurait infiniment plus d'intérêt pour l'accès à la culture universelle.

Si la politique actuelle est poursuivie, on peut s'attendre à ce que dans une ou deux générations apparaisse une sorte de nouveau créole, produit de la corruption d'un portugais mal appris et mal compris, qui servira certes de moyen de communication, mais qui s'interposera entre la langue maternelle et la langue savante, écrite, le portugais. Les enseignants auront bien du plaisir.

Que faut-il espérer?

Tout en cheminant le long des routes et des pistes, je me posais quelques questions: puisqu'une petite fraction seulement de la paysannerie se trouve mobilisée dans les aldeais comunais et dans le mouvement coopérativiste, est-il encore possible de dire qu'elle est la force principale de la révolution mozambicaine? Puisque la classe ouvrière ne s'est pas approprié les moyens de production industrielle, peut-on dire qu'elle est la force dirigeante de la révolution? Pour le moment, il faut répondre par la négative. Alors, le parti, l'avant-garde de l'alliance ouvriers-paysans, peut-il être le moteur qui résoudra ces contradictions? J'ai tâché d'observer son rôle réel dans les quelques cas de conflit social qui sont venus à ma connaissance comme dans cette affaire de cocoteraie à Maxixe, que se disputent l'héritier du spoliateur colonial et les travailleurs installés sur place, descendants des anciens propriétaires du sol.

Le parti semble avoir soigneusement étudié le rapport de forces, mais il n'a pas trouvé de véritables alliés chez ces prolétaires en guenilles, ces femmes desséchées, ratatinées par le travail et les privations. Il faut une grande insistance, presque affectueuse, pour que l'un ou l'autre d'entre eux prenne la parole, et encore seulement pour décrire la situation, pas même pour revendiquer. La confiance n'y est pas. Le parti, dans cette affaire, est arrivé à un jugement de Salomon: tous, le propriétaire exploiteur, l'ancien regulo et les prolétaires dépossédés se partageront la cocoteraie, la plus grosse part revenant au propriétaire, et ils s'uniront dans une coopérative de vente qui rapportera surtout aux ouvriers puisque la plus grande partie de leur récolte, ils la mangent sur place.

Dans un cas comme celui-là, et comme dans beaucoup d'autres, le parti ne peut pas agir parce qu'il n'est pas implanté à l'intérieur de la population laborieuse, il est au-dessus. C'est le petit dieu assis sur un nuage qui intervient pour entériner la solution d'un conflit, pour figer un rapport de forces dans lequel il n'a pas de poids par lui-même.

Pourquoi cela? L'explication est simple: le Mozambique a été, jusqu'à une époque récente, soumis à l'exploitation relativement peu intensive d'un capitalisme portugais et international archaïque et retardataire. Incapable par lui-même de développer un marché local, il devait recourir au travail forcé et à l'impôt pour se créer sur place une main d'oeuvre évidemment peu productive. Il finissait par faire obstacle à un véritable développement des forces productives locales et à une exploitation rationnelle des ressources naturelles. Même les Sud-Africains étaient écoeurés par l'inefficacité de la gestion portugaise. On a vu, dès les années 60, divers groupes, aux Etats-Unis, souhaiter la venue au pouvoir des nationalistes africains dans les colonies portugaises, et même leur proposer de l'aide dans ce but. En 1974, le capitalisme international, dans son ensemble, n'a pas pris la défense de l'empire portugais. Après quelques hésitations, il s'est accommodé de la venue au pouvoir du PAIGC [en Guinée-Bissau], du Frelimo et du MPLA [en Angola]. En effet, ses intérêts essentiels n'ont pas été mis en cause; il s'agit de la fourniture des matières premières et d'un début de création d'un marché local de biens industriels, pour la consommation et la production.

Le calcul est simple: ces nouveaux régimes progressistes vont vouloir élever le niveau de vie de la population. Pour ce faire, ils devront très sérieusement intensifier la production, en particulier celle des matières premières afin de se procurer les machines et les produits fabriqués nécessaires à leurs projets sociaux. Même si une partie de ce commerce part vers les pays de l'Est, l'Occident y gagnera davantage qu'avant à cause de son hégémonie économique et de la plus grande diversité des biens qu'il peut offrir sur le marché. La détérioration progressive des termes de l'échange assure à long terme un bénéfice croissant pour les partenaires industrialisés. Ainsi, sauf si le pays se referme dans une autarcie complète avec un développement égal à zéro, il prend place sur le marché mondial en position de dépendance, plus encore que pendant la période coloniale. Le gouvernement a pour fonction principale d'intensifier la production intérieure et d'extraire des travailleurs une plus-value qu'il transfère sur le marché international et qui va accroître les bénéfices du capitalisme. Celui-ci s'en sert aussitôt pour poursuivre son double mouvement de concentration des entreprises et d'élargissement de sa sphère d'exploitation à l'échelle de la planète.

Vu ainsi de très haut au dessus de la savane africaine, les maquisards nationalistes, petits bourgeois et ouvriers issus des villes, appuyés par des paysans, ne peuvent que jouer ce rôle d'intermédiaire malgré eux. C'est ce genre de rôle que prévoyait le programme nationaliste du Frelimo en 1962, de même que celui de 1968, et c'est bien ce qui se passe aujourd'hui. On pourrait le démontrer dans le détail en analysant les échanges économiques du Mozambique indépendant.

Il pouvait y avoir, dans le pays, des révoltes et des insurrections, mais non une lutte de classes car l'exploitation était trop parcellaire pour en créer les conditions. Par conséquent, quand le mouvement nationaliste, frontiste, multiclassiste, décide en l'absence de bouleversements sociaux réels, de se transformer en parti ouvrier marxiste-léniniste, il ne brandit pas le drapeau rouge des luttes prolétariennes, mais une baguette magique dans l'espoir vain de voir le vil plomb nationaliste se transformer en or socialiste.

Les mots, même dix mille fois répétés dans une presse quotidienne insipide, dans les plus excellents discours des dirigeants, et même dans les diatribes sincèrement passionnées de tel ou tel responsable paysan, ne changent rien à la réalité. Les Mozambicains ont terriblement souffert du joug colonial, de la brutalité stupide et de la cupidité des administrateurs et des colons. C'est une très grande satisfaction pour ceux qui, comme moi, ont pu avoir, en 1973, un aperçu du Mozambique colonial, de retrouver le pays débarrassé de ce carcan. Il y a là un degré réel de liberté qui a été gagné. Il est moins enthousiasmant de constater le formalisme protecteur dont s'enveloppe le pouvoir, d'écouter les autorités constamment s'autoféliciter, de les voir tout régenter sans que les gens, à la base, puissent vraiment décider de ce qui leur convient. Toutes ces institutions, ces comités, ces gabinete lancés à la hâte, ces mots d'ordre, cette absence de spontanéité, est-ce ça la révolution? On trouve la même chose au Togo, au Mali ou ailleurs. Ce sont les formes vides de l'Etat dans lesquelles se glissent des régimes fort différents. la véritable différence se situe dans les villages, les quartiers ouvriers, les bidonvilles. Il y règne, ou non, une atmosphère de solidarité et de liberté créatrice. Dois-je avouer que je n'ai pas beaucoup ressenti cette chaleur, que j'ai trouvé les gens plutôt moroses, que j'ai trouvé insupportables les secrétaires du parti qui se laissent pousser l'ongle de l'auriculaire et qui acceptent que les paysans les saluent chapeau bas?

Il pourrait sembler, cher camarade, que ces réflexions n'apparaissent pas comme très encourageantes, qu'elles aient l'air d'être des critiques destructrices. Elles ne sont pas telles dans mon esprit; je ne les formulerais pas s'il n'y avait pas d'optimisme à penser qu'elles pourraient servir à quelque chose, à essayer de comprendre ce qui se passe. Un peu moins de hâte à se lancer de l'avant, et un peu plus de temps et de discussion pour réfléchir à la situation présente, voilà ce qui me semblerait utile.

Je fais traduire cette lettre en portugais pour que tu puisses plus facilement la faire circuler. Si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais la publier dans quelques mois.


[Mes camarades mozambicains n'ont pas du tout aimé cette lettre. Ils ont fait courir le bruit que j'étais vendu à l'impérialisme! Ils ont péri dans l'accident d'avion qui a coûté la vie au président Samora Machel. Ils n'avaient pas su éviter une guerre civile qui allait ravager complètement le pays...]

 

 


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