Le Mensonge d'Ulysse

Paul Rassinier

 
12

 

Conclusion

 
D'autres après moi se pencheront sur la littérature concentrationnaire: cela ne fait aucun doute. Peut-être s'engageront-ils dans la même voie et, poussant l'investigation, se borneront-ils à étoffer l'argumentation. Peut-être adopteront-ils une autre classification et une autre méthode. Peut-être accorderont-ils plus d'importance au côté purement littéraire. Peut-être même quelque nouveau Norton, s'inspirant de ce que fit l'autre à propos de la littérature de guerre, au lendemain de 1914-1918, présentera-t-il un jour une "somme" critique à tous égards et sous tous les aspects, de tout ce qui a été écrit sur les camps de concentration, Peut-être
Mon ambition n'ayant été que d'ouvrir la voie à un examen critique, mon effort ne pouvait que se limiter à certaines observations essentielles, et il se devait de porter, en tout premier lieu, sur le point de départ du débat, c'est-à-dire sur la matérialité des faits. S'il ne fait état que de quelques cas types, que j'ai la faiblesse de croire judicieusement choisis, il n'embrasse pas moins toute la vie concentrationnaire à travers ses points sensibles, et il n'en permet pas moins, non plus, au lecteur de se faire une opinion sur tout ce qu'il a pu lire ou lira sur le sujet. A ce titre, son but est atteint.
Par ricochets, il en peut atteindre d'autres.
Un livre vient de paraître qui ne s'insère pas directement dans l'actualité et auquel la critique n'a en conséquence pas cru devoir s'attarder outre mesure: Ghetto à l'Est. Son auteur, Marc Dvorjetski, survivant d'un certain nombre de massacres, traîne derrière lui un passé qu'il sent d'autant plus lourd que sa conscience lui demande sans cesse: "Allons, parle: comment es-tu resté vivant quand des millions [page 218] d'êtres sont morts?" La conscience des témoins des camps de concentration ne semble pas avoir de ces exigences et ne leur pose pas de questions aussi indiscrètes. Mais on n'échappe pas facilement à une question qui est dans la nature des choses, et si la conscience individuelle ne la fait pas monter d'elle-même sur les lèvres des intéressés sous la forme d'un reproche, il y a le public qui est là, qui n'a que de rares moments de bienveillance et qui la pose dans celle d'une interrogation directe: "Allons, parle: comment peux-tu être encore vivant?.." On m'excusera si j'ai l'impression d'avoir apporté la réponse.
Tout s'enchaîne: une question en appelle une autre, et quand le public commence à en poser Un comment, toujours amène un pourquoi quand il ne le suit pas et, en l'occurrence, celui-ci se présente tout naturellement: pourquoi certains déportés ont-ils donné un tour si discutable à leurs dépositions? Ici, la réponse est plus délicate: pour faire le départ entre ceux qui ont été dominés, voire écrasés, par l'expérience qu'ils ont vécue, et ceux qui ont obéi à des mobiles politiques ou personnels, il faudrait psychanalyser -- puisqu'on a prononcé le mot --- tout le monde, et encore, ne devrait-on confier ce travail qu'à des spécialistes éprouvés.
On peut affirmer cependant que les communistes y avaient un indiscutable intérêt de parti: dès lors, qu'un cataclysme social fond sur l'humanité, si les communistes sont ceux qui réagissent le plus noblement, le plus intelligemment et le plus efficacement, le bénéfice de l'exemple se reporte sur l'organisation et la doctrine qu'elle affiche. Ils y avaient aussi un intérêt politique, à l'échelle mondiale: en rivant l'opinion sur les camps hitlériens, ils lui faisaient oublier les camps russes. Ils y avaient enfin un intérêt personnel: en prenant d'assaut la barre des témoins et en criant très fort, ils évitaient le banc des accusés.
Là comme partout, ils ont donné l'exemple d"une solidarité indissociable et le monde civilisé a pu fonder toute une politique à l'égard de l'Allemagne sur des conclusions qu'il tirait de renseignements fournis par de vulgaires gardes-chiourmes. Il ne demandait d'ailleurs pas mieux, à l'époque le monde civilisé: en même temps, il pouvait présenter ses propres chiourmes comme des modèles d'humanité
Pour les non-communistes, c'est différent, et je ne voudrais pas me prononcer à la légère. Aux côtés de ceux qui n'ont pas réalisé leur aventure, il y a ceux qui ont réellement cru a la moralité des communistes, ceux qui ont rêvé une entente possible avec la Russie des Soviets pour l'établissement [page 219] d'une paix mondiale, fraternelle et juste dans la liberté, ceux qui ont payé une dette de reconnaissance, ceux qui ont suivi le vent de la saison et dit certaines choses parce que c'était la mode, etc., etc. Il y a ceux aussi qui ont pensé que le communisme submergeait l'Europe et qui, l'ayant vu à l'oeuvre dans les camps de concentration, ont jugé prudent de prendre quelques assurances sur l'avenir.
L'Histoire, une fois de plus, s'est moquée des petites impostures à l'échelle de l'imagination humaine. Elle a suivi son cours, et maintenant, il faut s'y adapter. Les revirements ne sont pas faciles et ce ne sera pas le moindre travail.
Il reste à fixer l'importance des faits dans leur matérialité et à juger de l'opportunité de cet ouvrage. Dans un article
1 qui fit sensation2, Jean-Paul Sartre et Merleau-Ponty ont pu écrire:

" à lire les témoignages d'anciens détenus, on ne trouve pas dans les camps soviétiques le sadisme, la religion de la mort, le nihilisme qui -- paradoxalement joints à des intérêts précis et tantôt d'accord, tantôt en lutte avec eux -- ont fini par produire les camps d'extermination nazis."

Si on accepte la version officialisée par une unanimité complice dans les témoignages sur les camps allemands, il faut convenir que Sartre et Merleau ont raison contre David Rousset. On voit alors où cela peut conduire, aussi bien dans l'appréciation du régime russe que dans l'examen du problème concentrationnaire en soi. Ceci ne veut pas dire que, si on ne l'accepte pas, on donne par-là même raison à David Rousset: le propre des faits discutables dans leur contenu est, précisément, qu'ils ne sont pas susceptibles d'interprétations valables.
La meilleure conclusion que je pouvais donner à cet ouvrage c'est l'aperçu d'ensemble que m'avait suggéré à l'époque la confrontation des points de vue de David Rousset et de Jean-Paul Sartre et Merleau-Ponty, avec ma propre expérience
3 et que voici:
On peut opposer à David Rousset les arguments concrets de la raison pratique. Ils sont très accessibles car ils se [page 220] résolvent dans l'affirmation que son Appel n'a de valeur particulière, ni par son origine, ni par son contenu, ni par les voies qu'il emprunte, ni par les gens auxquels il s'adresse, ni par le but qu'il poursuit, ni surtout par ce qu'on en peut espérer ou redouter selon l'angle sous lequel on se place. De fait, aucun des secteurs de l'opinion ne s'y est trompé: l'entreprise tourne court, et, deux mois
4 après sa mise sur pied, ne garde plus de faveur que celle du Figaro littéraire5, c'est-à-dire l'audience de 100 000 lecteurs dont j'imagine que quelques-uns sont passablement désabusés.
Si on a recours à la raison pure, et si on soulève l'objection philosophique ou doctrinale, on tombe dans la rhétorique et on devient très vulnérable. La rhétorique a facilement tendance au sophisme, à la ratiocination, voire à la divagation. Ses coquetteries pour séduisantes qu'elles soient, toujours discutables, sont rarement convaincantes. Et ses abstractions exclusivement spéculatives tombent d'autant moins sous le sens qu'elles procèdent de méthodes plus rigoureuses.
Aussi, les raisons de sens commun sont-elles d'un autre poids que celles de la Scholastique, bien que de moindre valeur dans l'absolu ou l'intrinsèque.
L'irruption tapageuse de David Rousset sur le devant de la scène avec son "Au secours des déportés soviétiques", titré sur huit colonnes en première page du Figaro littéraire, a d'étranges résonances. Sa forme est celle de tous les ralliements guerriers: au secours de la Pologne martyre, au secours des Sudètes, au secours du peuple allemand opprimé (1939), au secours de la malheureuse Serbie (1914), etc. On pourrait remonter jusqu'à la première croisade que Pierre l'Ermite prêcha dans les mêmes termes en prenant le tombeau du Christ comme thème central. Etant donné le nombre des concentrationnaires dans le monde, en Grèce, en Espagne, en France -- les Etats-Unis en sont-ils exempts? La double forfaiture est éclatante et les esprits avertis ne se sont pas fait faute de le remarquer. Il suffisait de la souligner pour les autres.
Saisir l'occasion pour poser le problème du travail forcé partout et notamment dans les colonies, c'est élargir le débat, ce qui ne peut, évidemment, être dommageable, bien au contraire. Discuter de tout le système russe ou de tout le [page 221] système américain, c'est déjà le faire dévier. Aller jusqu'aux différences qui les opposent, aux rapports qu'ils entretiennent et à l'injustice sociale en général, c'est le transposer sur un autre terrain, et rien n'empêche plus, désormais, qu'il aille se perdre, comme l'eau dans le sable, dans des dissertations sans fin sur la troisième guerre mondiale ou sur les classes de voyageurs en chemin de fer. Par quoi il semble démontré que si le sujet ne souffre aucune localisation géographique, il en est une au moins qui s'impose: celle qui en fait exclusivement une affaire de déportations, de camps de concentration et de travail forcé.
Dans le cadre de ces considérations qui situent à leurs deux extrêmes, les limites de la controverse, il n'est peut-être pas indifférent de s'arrêter, avant toute chose, aux aspects de la riposte qui consolident la position de David Rousset au lieu de l'affaiblir.

* * *



Sans aucun doute, la psychose créée en France depuis la libération, par certains récits discutables en ce qu'ils sont, pour la plupart, des interprétations bien plus que des témoignages, permet-elle d'écrire à peu prés impunément:

" à lire les témoignages d'anciens détenus, on ne trouve pas dans les camps soviétiques le sadisme, etc.., etc6. "

Mais elle n'assure la tranquillité de la conscience qu'à ceux dont l'attitude est généralement antérieure à toute réflexion et qui n'ont, par surcroît, vécu ni l'une, ni l'autre des deux expériences. D'une part, il ne peut échapper qu'en France et dans le monde occidental, les rescapés des camps soviétiques sont beaucoup moins nombreux que ceux des camps nazis, et que si on ne peut pas dire de leurs témoignages qu'ils sont, a priori, inspirés d'une meilleure foi ou d'un sentiment plus acceptable de l'objectivité, il n'est cependant pas niable qu'ils voient le jour en des temps plus sains. De l'autre, tous les concentrationnaires qui ont vécu dans la promiscuité des Russes en Allemagne, ont rapporté la conviction que ces gens avaient une longue pratique de la vie des camps.
Pour ma part, je me suis trouvé, seize mois durant, au milieu de quelques milliers d'Ukrainiens, au camp de concentration de Dora: leur comportement affirmait qu'ils n'avaient, [page 222]
dans leur très grande majorité, que changé de camp et, dans leurs discours, ils ne cachaient pas que le traitement était le même dans l'un et l'autre cas. Dirai-je que le livre de Margarete Buber-Neuman, récemment publié, ne s'inscrit pas en faux contre cette observation personnelle? Pour ce qui est du reste, il faut laisser à l'Histoire le soin de dire comment les camps allemands, conçus, eux aussi, selon "les formules d'un socialisme édénique" sont devenus en fait -- mais en fait seulement -- des camps d'extermination.
La réalité sur ce point, c'est que le camp de concentration est un instrument d'Etat dans tous les régimes où l'exercice de la répression garantit celui de l'autorité. Entre les différents camps, il n'y a, d'un pays à l'autre, que des différences de nuance qui s'expliquent par les circonstances -- mais non d'essence. En Russie, ils ressemblent trait pour trait à ce qu'ils étaient dans l'Allemagne hitlérienne et vraisemblablement à ce qu'ils sont en Grèce, parce que, indépendamment des similitudes possibles ou non de régime, dans les trois cas, l'Etat est aux prises avec des difficultés d'égale grandeur: la guerre pour l'Allemagne, l'exploitation du sixième du globe avec des moyens de fortune pour la Russie, la guerre civile pour la Grèce.
Si la France en vient, économiquement, au même point que l'Allemagne de 1939, ou que la Russie et la Grèce d'aujourd'hui -- ce qui n'est pas exclu -- Carrère, La Noé, La Vierge, etc., ressembleront, eux aussi, et trait pour trait, à Buchenwald, Karaganda et Makronissos: il n'est d'ailleurs pas prouvé que la nuance soit plus qu'à peine sensible, aujourd'hui déjà
7.

* * *


L'erreur appelle l'erreur et prolifère par l'artifice dans un raisonnement vicié à la base par une première affirmation gratuite. Du particulier, on passe au général et de l'examen de l'effet, à celui de la cause. Ainsi est-il naturel qu'on en vienne à écrire, à propos du système russe:

" Quelle que soit la nature de la présente société soviétique, l'U.R.S.S. se trouve grosso modo située, [page 223] dans l'équilibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d'exploitation de nous connues. "

ou encore:

" Le fascisme est une angoisse devant le bolchevisme dont il reprend la forme extérieure pour en détruire plus sûrement le contenu: la Stimmung internationaliste et prolétarienne. Si l'on en conclut que le communisme est le fascisme, on comble, après coup, le voeu du fascisme qui a toujours été de masquer la crise capitaliste et l'inspiration humaine du marxisme."

ou enfin:

" Cela signifie que nous n'avons rien de commun avec un nazi et que nous avons les mêmes valeurs qu'un communiste."

La première objection est sans valeur. Une importante partie de l'opinion la renversant dans ses termes avant la lettre, pensait déjà que:

" Quelle que soit la nature de la société américaine, les E.-U. se trouvent grosso modo situés, dans l'équiIibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d'exploitation de nous inconnues "

Et, pour se justifier ajoutait:

" en se comportant de telle sorte que les autres soient de moins en moins sensibles."

On voit le danger: s'il est admis que les formes d'exploitation "de nous inconnues" sont plus meurtrières et plus nombreuses que celles qui jouissent du privilège d'être "de nous connues", s'il peut être prouvé que les premières sont en progression constante et les secondes en régression ou simplement à un niveau constant, il faut convenir que cette importante fraction de l'opinion est abondamment pourvue dans le domaine de la justification morale. Elle l'est d'autant mieux qu'elle ne fait qu'emprunter ses moyens à l'un des signataires de l'objection, M. Merleau-Ponty, lequel écrivait, dans sa thèse sur l'Humanisme et la terreur, ceci ou à peu près, que je cite de mémoire:
" Ce qui peut servir de critère dans l'appréciation d'un régime sur le plan de l'Humanisme, ce n'est pas la terreur, ou sa manifestation, la violence, mais le fait [page 224]
que l'une et l'autre soient en progression et appelées à durer ou, au contraire, en régression et appelées à disparaître d'elles-mêmes. "
Pourquoi ce qui est vrai de la terreur et de la violence ne le serait-il pas des camps qui ne sont qu'un de leurs résultats, mais qui font, par leur nombre, la preuve de plus ou moins de terreur et de plus ou moins de violence? Et, dès lors, pourquoi ce distinguo en faveur de la Russie? Ceci pour permettre de mesurer combien il eût été, à la fois plus prudent et plus conforme à la tradition socialiste, de prendre l'avantage sur David Rousset en se déclarant contre toutes les formes d'exploitation, qu'elles soient connues ou inconnues de nous.
La seconde objection, introduite dans la forme du syllogisme parfait, procède de la confusion des termes: "Le fascisme est une angoisse devant le bolchevisme", dit la majeure, -- "Si l'on en déduit que le fascisme est le communisme" poursuit la mineure.. Sous la plume d'un rhéteur de second ordre, l'astuce provoquerait tout au plus un haussement d'épaules. Quand on la trouve sous celles de M. Merleau-Ponty et de J.-P. Sartre, on ne peut pas s'empêcher de penser aux règles impératives de la probité et à l'entorse qui leur est faite
8.
C'est le bolchevisme que ses contempteurs identifient au fascisme, et non le communisme. Encore ne le font-ils que dans ses effets, et prennent-ils la précaution de définir le fascisme par des caractères qui en font autre chose, et bien plus qu'une "angoisse" devant le bolchevisme.
Ceci veut dire que si on rétablit les deux propositions sur le plan de la propriété des termes, la conclusion s'écarte d'elle-même et que, dès lors, il ne reste plus du syllogisme que la perfection de sa forme. Si l'on veut à toutes forces bâtir un syllogisme sur le thème, le seul qui soit valable est celui-ci:

"1. -- Le fascisme et le bolchevisme sont une angoisse devant le communisme (ou le socialisme dont ils reprennent les formes extérieures -- Hitler ne parlait-il pas de national Socialisme et Staline ne continue-t-il pas à parler de Socialisme dans un seul pays? -- pour en détruire plus sûrement le contenu: la Stimmung internationaliste et prolétarienne. [page 225]
"2. -- Si l'on en conclut que le fascisme et le bolchevisme sont le communisme (ou le socialisme).
"3. -- On comble après coup le voeu du fascisme et du bolchevisme qui est de masquer la crise capitaliste et l'inspiration humaine du marxisme."
lequel, si on voulait réfuter l'identification du fascisme et du bolchevisme qu'il pose apparemment en principe, en appellerait aux choses fort substantielles que, prenant d'autres unités de mesures, James Burnham en dit dans L'Ere des Organisateurs (chez Calmann-Lévy, collection "La Liberté de l'Esprit" p. 189 et suivantes).

Je ne dirai rien de la troisième objection qui pèche vraisemblablement par la même confusion des termes, à moins que ses auteurs ne précisent après coup que c'est: "nous avons les mêmes valeurs qu'un bolcheviste" qu'ils ont voulu dire. Je ne dirai rien non plus de cette affirmation étrangement mêlée au débat et selon laquelle le communisme chinois serait "seul capable de faire sortir la Chine du chaos et de la misère pittoresque où le capitalisme étranger l'a laissée." Ni de la souscription ouverte par Le Monde "pour qu'il ne fût pas dit qu'il était insensible à la misère", d'un ouvrier communiste, ni de l'électrification en U.R.S.S., ni des conversations fructueuses qu'on peut avoir avec les ouvriers martiniquais, ni Au fait, pourquoi pas des Pyramides d'Egypte ou de la gravitation universelle?
A insister trop, on finirait par tomber dans la recherche de la meilleure diversion et par céder à la tentation d'écrire une nouvelle Misère de la Philosophie adaptée aux circonstances.

* * *


Il reste le drame de l'opinion radicale qui ne trouve la possibilité de s'intéresser au problème concentrationnaire, par le truchement de cette controverse, qu'en participant à la préparation idéologique de la troisième guerre mondiale, si elle suit l'un, ou de revenir au bolchevisme par le biais d'un alignement de sophismes, si elle suit les autres.
Le Figaro littéraire et David Rousset s'étant mis en position d'infériorité en tirant les premiers, offraient par surcroît une excellente occasion de la rallier. Mais il n'y avait quelque chance de succès qu'en demeurant sur le terrain qu'ils avaient choisi, à savoir: le prétexte et les mobiles.
Le prétexte est une niaiserie. D'une part, le Kremlin [page 226] n'acceptera jamais qu'aucune commission d'enquête sur le travail forcé circule librement en territoire soviétique. De l'autre, aucune aide sérieuse ne peut être apportée aux concentrationnaires russes tant que subsiste le régime stalinien. Or, je ne fonde mon espoir de le voir disparaître que sur trois éventualités: ou bien il s'écroulera de lui-même (ceci s'est déjà vu dans l'Histoire: la Grèce antique était morte avant que d'être conquise par les Romains), ou bien il sombrera dans une révolution intérieure, ou bien, enfin, il sera anéanti dans une guerre. La Russie étant en plein essor industriel et semblant limiter avec une grande maîtrise ses ambitions à ses moyens, les deux premières sont irrémédiablement exclues pour une très longue période et il ne reste que la troisième: très peu pour moi, je sors d'en prendre, et l'expérience qu'on se vante d'avoir si bien réussie contre Hitler, me suffit.
Le fait que David Rousset étende depuis peu -- et notamment depuis un récent déjeuner à lui offert par la presse anglo-américaine -- la mission d'investigation des enquêteurs "à tous les pays où des camps de concentration peuvent se trouver", ne change rien ni au caractère, ni au sens de l'affaire: il y a le titre qui reste sur le lieu du crime: "Au secours des déportés soviétiques". Par ailleurs, ni la Grèce, ni l'Espagne -- ni même la France! -- n'accepteront qu'on vienne "espionner" chez elles sous couvert d'enquêtes sur le travail forcé. Il faudrait que l'initiative parte de l'O.N.U. et soit appuyée par des menaces d'exclusion pour ceux qui ne voudraient pas se soumettre, ce qui n'est pas concevable, car il ne resterait plus personne, hormis peut-être la Suisse qui n'en fait pas partie.
Tout ceci est d'ailleurs bien regrettable, car on ne saura jamais à quelle place et sur quelle surface Le Figaro littéraire aurait rendu compte des travaux de la Commission d'enquête visant les autres pays que la Russie.
On ne peut discerner clairement les mobiles si on ne sait pas que Le Figaro littéraire est le journal dans lequel Claude Mauriac, rendant compte d'une pièce de théâtre, écrivait il y a quelque temps:

"La torture, l'occupation, les déportations, sont encore trop proches de nous pour que nous puissions en parler sur le ton de l'objectivité." (Octobre 1949.)

ce qui, traduit en clair, signifie: on en peut dire tout ce qu'on veut, s'ils sont russes, un peu moins (maintenant!) s'ils [page 227] sont allemands, et rien du tout s'ils sont grecs, espagnols ou français.
On ne le peut guère mieux si on n'a pas une idée d'ensemble sur l'oeuvre de David Rousset. Dans L'Univers concentrationnaire, il présenta les camps comme relevant d'un problème de régime et on lui fit un succès mérité. Depuis, dans Les Jours de notre Mort et de nombreux autres écrits épars, il s'attacha surtout à mettre en évidence et à louer le comportement des détenus communistes, articulant des faits non contrôlés, et qui n'ont pu trouver dans le public cet immense crédit qu'en raison du trouble et de la confusion nés de la guerre. Une fois, il s'est risqué dans le document pur, au moyen de son recueil, Le Pitre ne rit pas, qui met en cause l'Allemagne seule. Il ne pouvait cependant pas ignorer les camps russes dont on dit que des documents traduits du russe étaient en vente en librairie dans les années 1935-1936, et dont par ailleurs l'existence n'a pu manquer de lui être révélée aux temps plus lointains encore où il militait dans les rangs du Trotskysme. De propos délibéré, donc, il a très efficacement contribué à créer, sur le plan intérieur, cette atmosphère. "Embrassons-nous, Folleville", qui a permis aux bolchevistes dont les méfaits en Russie étaient estompés ou passés sous silence, de se hisser au pouvoir en France. Sur le plan extérieur, il a surtout creusé un peu plus encore le fossé entre la France et l'Allemagne.
Découvrant les camps russes dans la facture que l'on sait, il ne fait que suivre le mouvement de translation latérale qui est la caractéristique essentielle de la politique gouvernementale, depuis le départ de l'équipe Thorez. Son attitude d'aujourd'hui est la suite logique de celle d'hier et il était naturel qu'ayant fourni un argument au tripartisme bolchevisant, il fournisse aux Anglo-Américains la base idéologique indispensable à une bonne préparation à la guerre. Il ne l'était pas moins que Le Figaro littéraire et David Rousset ne finissent par se rencontrer. Il suffit de remarquer que l'un portant l'autre, leur intervention concertée venant après les témoignages authentiques de Victor Serge, Margaret Neuman, Guy Vinatrel, Mon ami Vassia, etc., ne verse rien au débat, n'apporte rien de neuf qu'une fois de plus un témoignage sur des événements non vécus, et ne fait qu'enregistrer la faillite d'une politique au profit d'une autre qui fera immanquablement faillite, sinon à nos yeux, du moins devant l'Histoire.
A ces éléments de suspicion qui relèvent, le premier du machiavélisme d'un journal, le second de l'aptitude d'un [page 228] homme à modeler son comportement sur les désirs des maîtres du moment dans les différents univers qui le comptent tour à tour au nombre de leurs sujets, s'ajoutent ceux qui ressortissent à l'expérience. En 1939, et dans les années qui précédèrent, on a mis de même façon les exactions de l'Allemagne hitlérienne en évidence. Dans la presse, il n'était plus question que d'elles. Tout le reste, on l'oubliait: personne ne se doutait qu'on préparait idéologiquement la guerre pour laquelle on se croyait matériellement prêt.
Effectivement, on fit la guerre
Aujourd'hui, dans toute la presse, il n'est question que des exactions de la Russie soviétique sur le plan de l'Humanisme et exclusivement de celles de la Russie soviétique. On en oublie tout le reste et principalement les problèmes posés par la pratique extensible à l'infini du camp de concentration comme moyen de gouvernement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets.
L'opinion radicale, désabusée par à peu près tout ce qu'on lui a dit des camps allemands, par la forme dans laquelle, de part et d'autre, on lui présente les camps russes, et par le silence qu'on fait sur les autres, pressent toutes ces choses et semble attendre qu'en les lui faisant toucher du doigt, on lui tienne le langage de l'objectivité.
Or, en la matière, le langage de l'objectivité n'a besoin, ni de beaucoup de précautions, ni de beaucoup de mots. Le cas des camps de concentration, du travail forcé et de la déportation, ne peut être examiné que sur le plan humain et dans le cadre de la définition des rapports de l'Etat et de l'individu. Dans tous les pays, les camps existent en puissance ou sont là qui changent de clientèle au hasard des circonstances et au gré des événements. Tous les hommes en sont menacés partout, et, pour ceux qui y sont présentement enfermés il n'y a de chances d'en sortir que dans la mesure où ceux qui n'y sont pas sont destinés à y entrer.
C'est contre cette menace qu'il faut s'insurger et c'est le camp lui-même, en soi, qu'il faut viser, indépendamment de l'endroit où il se trouve, des fins auxquelles il est utilisé et des régimes qui l'emploient. De la même façon, que contre la prison ou la peine de mort. Tout particularisme, toute action qui désigne à la vindicte une nation plutôt qu'une autre, qui tolère le camp dans certains cas, explicitement ou par omission calculée ou non, affaiblit la lutte individuelle ou collective pour la liberté, la détourne de son sens et nous éloigne du but au lieu de nous en rapprocher.
Sous cet angle, on mesurera un jour le tort qui fut fait a [page 229]
la cause des Droits de l'Homme quand la IVe République admit que les collaborateurs, ou réputés tels, fussent parqués dans des camps, comme le furent les non-conformistes de 1939 et les résistants de l'occupation.
Pour tenir ce langage, il faut évidemment se soucier assez peut d'être classé dans le clan des anti-staliniens ou des anti-américains et il faut avoir assez d'empire sur soi-même pour séparer dans son esprit, aussi bien le régime soviétique de la notion de socialisme, que le régime américain de celle de démocratie: qu'un des deux régimes soit moins mauvais que l'autre est indiscutable mais prouve seulement que l'effort à fournir sera moins grand d'un côté que de l'autre du rideau de fer Et ce n'est pas une fidélité d'anciens déportés, laquelle ne peut que placer l'opinion devant le choix à faire entre deux positions anti ou entre deux positions pro, qu'il faut invoquer ici: c'est la fidélité d'une élite à sa tradition qui est de se définir elle-même à travers sa propre mission, et non d'accomplir celle des autres.

Mâcon, 15 mai 1950.

1. Prologue

2. Un grouillement d'humanités diverses aux portes des Enfers

3. Les cercles de l'Enfer

4. La barque de Charon

5. Un hâvre de grâce antichambre de la mort

6. Naufrage

7. La littérature concentrationnaire

8. Les témoins mineurs

9. Louis Martin-Chauffier

10. Les psychologues: David Rousset et l'univers concentrationnaire.

11. Les sociologues: Eugen Kogon et l'enfer organisé

12. Conclusion


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