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Des courtisans aux partisans,
de S.Thion et J.C.Pomonti, 1971

Première partie

L'ANCIEN REGIME

 

 

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Enclume et Marteau

 

L'un des éléments qui a pesé le plus lourd sur le Cambodge à son indépendance a été, et demeure, sa situation géopolitique: d'une part des voisins hostiles, de l'autre le conflit des influences et des stratégies des grandes puissances.

Le royaume cambodgien n'avait dû qu'à l'intervention française de ne pas être partagé entre le Siam et le Viêt-Nam. Ces deux Etats avaient déjà annexé de vastes terres khmères et exerçaient sur la cour de Phnom Penh une sorte de suzeraineté conjointe, rendue plus effective encore par l'envoi de mandarins siamois ou viêtnamiens qui administraient certaines provinces pour le compte du monarque khmer. La mise sous tutelle de la cour de Hué par les Français mit un terme à cette politique expansionniste. Augmentés du Laos, les deux pays prirent place dans l'Indochine française gouvernée tout entière depuis Saigon. L'implantation de Viêtnamiens au Cambodge, fonctionnaires et ouvriers des plantations, fut encouragée par les autorités coloniales qui avaient besoin d'intermédiaires et de main-d'oeuvre. Les Khmers, moins misérables peut-être et donc moins séduits par le salariat, se pliaient mal à ce genre de fonction. L'administration fixa les limites territoriales des deux pays en se fondant sur une connaissance parfois un peu floue de la coutume et de la répartition ethnique. Ces limites devinrent, à l'indépendance, [46] les frontières d'Etat entre les deux pays. Le Cambodge, pas plus là que dans le partage des revenus de l'Indochine, n'avait guère été favorisé. Ce sont les autorités de Saigon qui voulant faire pression sur la politique khmère remirent en cause le trace, pourtant reconnu, de ces frontières1, Phnom Penh refusa cette remise en cause. Dès lors, les incidents et les attaques contre le Cambodge n'allaient plus trouver de cesse.

L'histoire des relations avec le Siam est plus compliquée. Les traités signés entre Bangkok et Paris, qui reconnaissaient, sous la menace des canonnières, l'indépendance du royaume du Cambodge "protégé" par la France, cédaient en même temps au Siam des provinces qu'il occupait déjà en fait mais non en droit. Ces territoires que le Cambodge n'avait pas la force de défendre étaient les provinces de Korat, de Battambang et de Siem Reap à l'ouest, et de Stung Treng au nord, administrée alors par des vassaux laotiens de Bangkok. Le souverain khmer, Ang Duong, avait fait appel aux Français, implantés au Viêt-Nam dès 1858, mais il fut très mécontent d'un arrangement entre les puissances qui, s'il assurait son trône, lésait son royaume. La question n'a pas dû sembler décisive aux paysans de ces régions puisqu'ils ne songèrent pas à se soulever, pensant sans doute qu'"un maître en vaut un autre".

L'expansion française en Indochine allait remettre en cause les limites de ce partage. Sous la bannière de prétendus "droits de suzeraineté" qu'aurait possédés la cour de Hué, à son tour "protégée" par la France, les colonisateurs tentaient de mettre la main sur les principautés laotiennes dont plusieurs se trouvaient dans la mouvance de Bangkok. Après l'accord anglo-français de 1896 qui, en garantissant la neutralité de la grande plaine centrale du Siam, sauvait l'existence du royaume de Chulalongkorn, Rama V de son nom dynastique, Français et Anglais découpèrent selon leurs besoins et selon leurs forces. En [47] 1907, les Siamois furent obligés de reconnaître la possession de la Birmanie aux Anglais, l'hégémonie française sur le Laos, et, tout en conservant Korat, de rétrocéder au Cambodge les provinces de Battambang, Siem Reap et Stung Treng. Un bas-relief hideux, en céramique coloriée, au pied du phnom (stupa) de la capitale cambodgienne, célèbre encore ce haut fait de l'histoire coloniale française. Les dirigeants cambodgiens en furent sans doute satisfaits, mais les Thaïs en furent ulcérés. Pour eux et depuis lors, la France résume tout ce que le colonialisme a de plus détestable.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la clique militaire du maréchal thaïlandais Pibul Songkhram, allié peu enthousiaste du Japon, obtint facilement de son protecteur l'autorisation de ré-annexer Battambang et Siem Reap. A la suite de quelques opérations militaires de petite envergure, un semblant de négociation eut lieu à Tokyo, où le représentant impérial, arbitre supposé entre Bangkok et Vichy, ne manqua aucune occasion de traiter les vaincus comme ils le méritaient. Vichy signa. Certes, après la débâcle des Nippons, le régime dictatorial de Bangkok, au prix de quelques remaniements, parvint à rester en place et, en se glissant dans le camp américain, à éviter les représailles des Alliés. Il fallut néanmoins rendre les deux provinces cambodgiennes à la France. Depuis lors, les différents régimes thaïlandais, tous militaires, sans revendiquer expressément le territoire khmer, ont toujours refusé d'en reconnaître formellement les frontières2. Sihanouk, pour sa part, a toujours affirmé que les frontières [48] du traité franco-siamois de 1907 étaient intangibles et parfaitement connues. Ce refus de reconnaître les frontières, il l'a toujours dénoncé, non sans raison, comme la preuve que les dirigeants thaïlandais veulent se garder une porte ouverte en attendant des occasions plus favorables pour reprendre leurs manoeuvres expansionnistes.

Jusque-là, faute de pouvoir s'emparer des provinces convoitées, les Thaïlandais n'ont pas épargné les coups d'épingles. Ce furent pendant longtemps les incursions de Khmer Serei, ces commandos de Khmers, recrutés le plus souvent au Viêt-Nam par la C. I. A. et qui étaient chargés de missions de sabotage et de harcèlement. Ils furent particulièrement nombreux dans la région de Sisophon, au nord-ouest du pays. Au cours des dernières années, leur nombre semble s'être un peu réduit et leurs activités s'être orientées vers le brigandage. Ainsi, en 1969, un groupe de plusieurs centaines de personnes, encadrées par des hommes armés et quatre officiers thaïlandais, fut-il surpris. Ils venaient exploiter la forêt pour expédier le bois en Thaïlande. Ils se rendirent sans difficulté et Sihanouk présida une cérémonie de "ralliement".

On pourrait également mentionner l'affaire du temple de Preah Vihear. Ce temple très ancien (VIIIe siècle), situé au sommet d'une crête rocheuse, avait été occupé par surprise, en 1958, par un détachement thaïlandais. Saisie par Phnom Penh, la Cour internationale de justice en reconnut, en 1962, la possession au Cambodge, qui le réoccupa. Les Thaïlandais essayèrent de le reprendre, sans succès, en 1966. Depuis, quelques militaires y montaient la garde, sans incident. Après le 18 mars 1970, le temple a été réoccupé par les troupes thaïlandaises en accord avec les nouvelles autorités de Phnom Penh. L'affaire de Preah Vihear et d'autres de moindre importance, témoignaient de la mauvaise humeur de Bangkok et du harcèlement incessant que les pro-américains de la région entendaient exercer à l'encontre du Cambodge.

Le prince savait, de ces incidents et de ces agressions, tirer des effets dramatiques pour renforcer sa position à [49] l'intérieur du pays. Les polémiques internationales, habilement orchestrées, parfois subtilement pimentées de xénophobie, agrémentées d'outrances et de coups de théâtre, formaient la "trame" du style de Sihanouk. Si gros qu'en aient été les artifices, la politique du prince n'en reflétait pas moins une inquiétude réelle et réaliste. L'axe Saigon-Bangkok, animé dans la coulisse par Washington, a toujours voulu la malemort du régime de neutralité instauré par Sihanouk. Des convoitises territoriales, appuyées sur des sentiments de supériorité raciale, se sont manifestées épisodiquement chez les deux puissants voisins du Cambodge. On verra plus loin quelle habile politique le prince sut mettre en oeuvre pour éviter à son pays, pendant plus de quinze ans, de tomber dans le maelström de la guerre.

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5

Le bourbier parlementaire

 

Au moment de son indépendance, le Cambodge était doté d'un système politique parlementaire à la française. Comme on peut s'en douter, il restait totalement étranger à la mentalité campagnarde, habituée à la hiérarchie des notables, des anciens et des bonzes. Dans un tel univers mental, on vote en masse pour des hommes, et non pour des idées politiques que l'on ignore, et qui, de toute façon, n'ont pas de pertinence au niveau du village. La politique, par conséquent, se faisait essentiellement à Phnom Penh.

La question est assez bien résumée par un juriste français: "Le parti démocrate obtint une majorité écrasante à toutes les élections, mais cette situation qui aurait dû être génératrice de stabilité gouvernementale et d'efficacité politique n'est qu'un trompe-l'oeil. En réalité, l'unité du parti démocrate n'existait pas, c'était une machine politique au sein de laquelle s'affrontaient des clans, des factions rivales dont la coloration politique et l'origine sociale étaient extrêmement variables. Souvent aussi des rivalités de personnes, des ambitions individuelles dominaient ces luttes internes. Parfois ces dissensions éclataient au grand jour et donnaient naissance à des dissidences. Des partis squelettiques étaient fondés dont les effectifs se ramenaient à quelques leaders parlementaires. Les longues crises ministérielles de type français et l'insta[51]bilité gouvernementale étaient la rançon de cette situation3."

Ce régime, outre son inefficacité interne et la fragilité de ses liens avec la masse rurale, avait un autre défaut fort grave: tenu par les Démocrates, il ne faisait au roi Norodom Sihanouk qu'une place très réduite, et qui pouvait se réduire encore. Or l'octroi de l'indépendance avait immensément accru son prestige. La mise en scène habile de sa campagne qu'il avait intitulée la" croisade royale pour l'indépendance" pouvait faire croire au bon peuple que le roi avait tout fait lui-même et qu'à lui seul la victoire est due. Le long processus dont elle était l'aboutissement l'évolution du rapport de force en Indochine et dans lé monde, l'utilisation qu'il avait su faire de ses adversaires l'histoire en somme s'évanouissait pour faire place à là légende du petit roi solitaire, courageux et victorieux. Cette légende fut enseignée par la suite avec force de loi dans les écoles cambodgiennes. Un jeune professeur cambodgien fut ainsi suspendu et menacé de révocation, en 1969, pour avoir parlé à ses élèves des "origines du mouvement nationaliste", origines qu'il situait avant la montée de Sihanouk sur le trône.

Aussi dès la fin de la Conférence de Genève et après le retrait des troupes viêtminh (octobre 1954), le roi prépara une vaste opération pour brider les partis et asseoir sa propre position. Cette opération brillamment menée, tout au long de l'année 1955, fut marquée par les étapes suivantes:

7 février: référendum. "Est-ce que la mission royale [l'accession à l'indépendance] a été accomplie à la satisfaction de notre peuple?" 99,8% de "oui".

19 février: Sihanouk expose un projet de réforme constitutionnelle, qui comporte la création d'assemblées provinciales élues ayant un budget autonome et le pouvoir de démettre les gouverneurs de province, la création d'une [52] seconde chambre consultative, nommée par lui. Les candidats à la députation n'ont plus le droit de se réclamer de partis politiques (qui restent cependant autorisés). Les ministres sont responsables devant le roi seulement, qui peut dissoudre l'assemblée en cas de désaccord, ou renvoyer tel ou tel député devant ses électeurs. Ce projet, dit-il, visait à transformer le "régime des partis" en une "démocratie compréhensible pour le peuple". Mais de l'avis même de Sihanouk, ce projet fut mal reçu par les politiciens, par certains fonctionnaires et par certains "bourgeois aisés qui avaient l'habitude d'utiliser leurs prérogatives et leurs connaissances pour tromper les autres". Une agitation se fit jour, appuyée en sous-main par les diplomates occidentaux. On entendait des Khmers critiquer vivement l'obligation, nouvelle pour les candidats, d'avoir résidé trois ans dans leur circonscription car cette mesure écartait de facto les candidats venus des maquis, Khmer Issarak et communistes.

2 mars: coup de théâtre. Sihanouk abdique et place son père sur le trône, afin de pouvoir, en "simple citoyen" descendre dans l'arène politique.

avril: formation du Sangkum Reastr Niyum, ou communauté socialiste populaire, dirigé par Sihanouk. Il doit s'agir, en principe, d'un mouvement où viendront se fondre les partis, et où s'exprimeront les forces vives de la nation en vue de construire un "socialisme bouddhique". Effectivement plusieurs petits partis le rejoignent. L'appareil d'Etat tout entier est mobilisé pour persuader l'opinion que les Démocrates et tous ceux qui s'opposent à Sihanouk sont des traîtres à la patrie, au bord de la sédition.

11 septembre: élections générales. Le Sangkum remporte 83% des suffrages et la totalité des sièges. Les Démocrates conservent 12% des voix, et le Pracheachon ("groupe populaire", extrême-gauche) avec trente mille voix conserve 4% de l'électorat.

Le Sangkum ne se présentait pas comme un parti politique mais l'adhésion était refusée aux membres des partis. Ses objectifs, tels qu'ils étaient formulés dans ses statuts [53] étaient les suivants: "Former un cadre de volontaires constitué pour une action commune, unie et désintéressée en vue de réaliser l'unité des enfants de la patrie khmère, unité compromise par la prolifération des partis politiques; en vue également de faire naître au Cambodge une véritable démocratie socialiste et égalitaire; en vue enfin de la restauration de la patrie dans sa grandeur passée. La Communauté (= Sangkum) s'efforcera d'assurer cette restauration en donnant son sens véritable à la trinité Nation-Religion-Roi, trinité qui ne peut survivre et servir la patrie que si les institutions de l'Etat retournent chercher leur inspiration dans la masse du peuple et fonctionnent sous son contrôle réel, direct et continu, dans son intérêt réel et permanent." On voit que les bases "théoriques" de ce qui, par la force des choses, allait devenir un parti, et même le parti unique de fait, sont assez floues. Le Sangkum n'a jamais suscité de véritable idéologie, c'est-à-dire un ensemble organise d'idées qui débouchent sur des actions réelles et qui modifient la réalité. Mais, pris tels quels, ces considérants reflètent assez bien la philosophie politique de Sihanouk, avec ses désirs et ses illusions. Il n'en a guère changé, et ce qu'il dit maintenant de Pékin pourrait se retrouver, à quelques détails près, sous la formulation qu'il donnait alors aux idéaux de Sangkum. On ne peut que constater une sorte de permanence qui n'est pas sans rappeler celle de l'équation gaullienne.

Quoi qu'il en soit, l'opération que le prince avait montée pour s'assurer les leviers du pouvoir avait réussi au-delà de toute espérance. En fait, les problèmes allaient resurgir aussitôt: "Avec un gouvernement et une assemblée nationale placés sous le contrôle unique du Sangkum, la stabilité politique aurait dû s'ensuivre. Mais ce but, si longtemps recherché, demeurait inaccessible. Entre septembre 1955 et janvier 1958, neuf gouvernements furent renversés, dont cinq à cause de rivalités et de dissensions au sein du Sangkum ou de désaccords entre le conseil des ministres et l'Assemblée nationale. Le prince Sihanouk démissionna volontairement quatre fois de son poste de [54] Premier ministre; les gouvernements Chheang Sun et Khim Tit tombèrent en raison de rivalités entre des députés qui ambitionnaient des portefeuilles ministériels et de luttes d'influence entre les clans politiques adverses à l'intérieur du Sangkum, notamment entre les anciens du parti démocrate et ceux du parti rénovation khmère; deux gouvernements San Yun furent renversés parce qu'ils pourchassaient la corruption avec trop de vigueur4."

Sihanouk avait en grande partie abandonné les projets de réforme constitutionnelle de 1955, son abdication et la formation du Sangkum lui ayant fourni un instrument de pouvoir plus efficace. Une ingénieuse création allait lui permettre tout à la fois de renforcer son pouvoir et d'ouvrir une soupape à l'opinion publique. Ce fut le Congrès national. Deux fois par an, une multitude de délégués du Sangkum venus des quatre coins du pays se réunissaient à Phnom Penh, en public, et pendant plusieurs jours discutaient très librement des grands problèmes de l'actualité, comme de questions plus personnelles (corruption, favoritisme, etc.). Les débats y étaient souvent vifs. En principe, n'importe qui pouvait prendre la parole. Des résolutions étaient votées sans être toutefois exécutoires. Le prince y était très à son aise, influençant les uns, gourmandant les autres, critiquant, proposant, refusant telle ou telle proposition que les délégués venaient y soumettre. Il était bien rare que Sihanouk perde le contrôle des débats, qui étaient toujours radiodiffusés en direct.

Les Démocrates combattirent dès le début cette innovation, en soulignant non sans quelque raison, qu'elle faisait double emploi avec l'Assemblée nationale. A plusieurs reprises, le prince les invita à venir s'expliquer devant le Congrès, à venir aussi y soutenir les accusations de corruption que leurs journaux lançaient contre le régime. Ils évitèrent de s'y présenter et leur audience populaire en diminua d'autant. Après quelques années de régime sangkumien, les Démocrates finirent par ne plus représenter [55] qu'eux-mêmes, c'est-à-dire une poignée de bourgeois et de fonctionnaires qui voyaient dans les joutes parlementaires d'excellentes occasions de briguer des charges et de s'assurer des profits. Si quelques-uns se confinèrent dans une opposition boudeuse et discrète, d'autres furent écartés de la vie politique, parfois emprisonnés ou exilés, la plupart rallièrent le Sangkum, voyant là non sans raison le nouveau terrain où, au prix de quelques courbettes, ils sauraient exercer leurs talents d'intrigants et satisfaire leurs ambitions. C'est pourquoi, sous les apparences de l'unité qui satisfaisaient si fort le prince, les politiciens de l'ancien régime continuaient les luttes à couteaux tirés où s'affrontaient leurs ambitions rivales.

Mais la question centrale du pouvoir politique était loin d'être résolue. Bien qu'il fût déjà fort concentré dans les mains de Sihanouk, le pouvoir institutionnel n'apparaissait que comme une construction, somme toute assez légère, au-dessus de l'organisation sociale. Certes, le prince y plongeait les racines de sa popularité, qui était alors fort grande, mais ce consensus semblait plus fait de l'acceptation passive de la "mission" extraordinaire du prince que de l'engagement actif d'un peuple décidé à prendre son avenir en main lui-même. On aimait bien le prince, il savait mettre à l'aise, faire rire par quelque bonne plaisanterie, mais ne stimulait pas pour autant les énergies. En particulier les jeunes, dont le nombre grandissait et que l'on s'efforçait d'envoyer à l'école, ne semblaient pas brûler d'enthousiasme pour un "socialisme bouddhique" ni pour un Sangkum dont ils ne sentaient pas bien les effets, mais ils acceptaient de bonne grâce la mythologie du régime. Sihanouk souhaitait que cette génération nouvelle scolarisée après l'indépendance, brûle de la flamme pure du nationalisme et constitue son principal soutien actif. Les pays communistes avaient su encadrer toute la jeunesse à l'aide de techniques aussi simples qu'éprouvées. Il n'y avait pas de raison qu'elles ne puissent pas fonctionner aussi au Cambodge, pour le plus grand bénéfice du système.

A la suite de la dissolution de l'Assemblée en 1958, [56] Sihanouk choisit lui-même, un par un, les candidats du Sangkum, en les prenant surtout parmi les jeunes qui rentraient de France après avoir fait leurs études universitaires. Ces politiciens en herbe provenaient fatalement des mêmes milieux sociaux que les anciens; mais ils devaient leur promotion au prince. Les soixante-et-un candidats furent élus sans opposition. Un complot organisé par la C. I. A., avec l'appui d'éléments acquis à Saigon et à Bangkok, et avec Dap Chhuon comme chef de file fut découvert et écrasé en 1960, quelques mois avant le décès du vieux roi Suramarit5. Sihanouk se saisit de cette double occasion pour faire voter un amendement à la constitution prévoyant que le Conseil du royaume et l'Assemblée nationale "peuvent conformément à la volonté exprimée par le peuple, confier les pouvoirs et prérogatives de chef d'Etat à une personnalité incontestée expressément désignée par les suffrages de la nation" (Article 122, du 14 juin 1960)6. Un référendum avait, neuf jours aupa[57]ravant, entériné la politique de Sihanouk, avec plus de deux millions de voix en sa faveur. Les électeurs avaient pu également se prononcer pour les khmers serei (133 voix), les communistes (133 voix également) ou se déclarer "sans opinion" (93 voix). C'était la "démocratie sangkumienne"... La reine mère devenait alors le symbole de la monarchie, pendant que son fils, chef de l'Etat, en exerçait l'autorité.

Peu de temps après, il cumulait cette fonction avec celle de Premier ministre. Cependant, la machine politique continuait à mal fonctionner, des scandales éclaboussaient la classe politique. Le Pracheachon, qui représentait l'extrême-gauche, menait campagne contre la corruption du régime. Le prince voulut alors employer le même stratagème qu'avec le parti démocrate et l'acculer à se défendre devant le Congrès national. La manoeuvre ayant échoué et les critiques du Pracheachon ne restant pas sans écho dans l'opinion, il eut recours à une ruse plus grossière mais plus sûre. Quatorze membres du Pracheachon, dont son secrétaire général, Nong Suon, furent arrêtés, au début de 1962, dans la province de Kompong Cham. La police prétendit avoir trouvé sur eux des documents prouvant leur allégeance au Viêt-Nam du Nord, et des plans de subversion visant l'armée, le corps enseignant et le clergé. Une campagne de presse fut déclenchée contre les progressistes. Quelques jeunes députés, comme Hou Yuon, qui critiquaient la politique du gouvernement, furent dénoncés par le prince comme de dangereux "éléments gauchistes" qui faisaient le jeu du "Viêt Minh et de l'impérialisme communiste".

Ne pouvant désarmer les critiques, Sihanouk, par un tour où se mesure sa prodigieuse habileté tactique, fit entrer certains députés progressistes dans le cabinet, comme Hou Yuon au Plan, et Khieu Samphân au Commerce, au sein duquel demeuraient pourtant des éléments très conservateurs, comme Lon Nol à la Défense. Les contradictions éclatèrent bientôt et les deux "pro-communistes" durent quitter le gouvernement, où restait néanmoins un jeune techni[58]cien, brillant et considéré comme progressiste, Chau Seng. En tentant de s'appuyer sur des éléments plus jeunes, Sihanouk n'avait pas complètement échoué. C'étaient de jeunes conservateurs qui écartaient les jeunes progressistes. Les "jeunes intellectuels", issus pour la plupart de la couche bourgeoise, façonnés par les écoles françaises, comprenaient vite que leur fortune ne se trouvait pas dans des partis à l'agonie mais dans le sillage du prince, qui faisait et défaisait les hommes au gré de ses besoins et de la souplesse de cette nouvelle génération de courtisans. En matière d'opportunisme, ils n'avaient qu'à prendre leçon sur leur maître.

Entre-temps, une décision très lourde de conséquences avait été prise à Phnom Penh. Les assemblées provinciales, prévues en 1955, avaient été élues en 1956. Ce fut un déferlement soudain de doléances: on dénonça la corruption des fonctionnaires, l'inefficacité de l'administration, les abus, les torts, les incapacités, sur un ton et avec une force tels que l'on s'inquiéta en haut lieu où l'on accusa en retour les députés provinciaux d'impuissance législative et de corruption. Mais alors que se débondait là un mécontentement populaire longtemps refoulé, les réactions de la capitale ne traduisaient que la crainte de perdre le contrôle des événements et de voir se dissoudre dans les rizières un pouvoir que Phnom Penh tentait lentement de concentrer. Le prince et le gouvernement durent revenir cinq fois à la charge devant le congrès national pour obtenir, en dépit de la continuelle opposition des délégués provinciaux, la suspension, en 1959, des assemblées provinciales. Elles ne furent jamais rétablies.

Cet épisode, dont l'importance n'a pas été saisie à l'époque, marque cependant un tournant du régime: la vie politique provinciale n'aura plus comme exutoire que le canal étroit du congrès national, réuni deux fois par an pour quelques jours; le jeu politique en est davantage confisqué par les forces représentées dans la capitale C'est le point de départ du blocage progressif de la machine politique et de l'isolement de Sihanouk. Mais cette décision [59] était dans la logique des positions qu'il avait adoptées jusque-là.

En 1966 eurent lieu de nouvelles élections. Le prince Sihanouk prit alors une autre décision qui se révélera cruciale au cours de la crise qui abattra le régime. Il s'abstint de désigner lui-même les candidats qui avaient sa faveur. Pour la première fois depuis dix ans, les élections étaient donc "libres": cela signifiait d'abord que la course des ambitions était ouverte. Des légions de candidats se précipitèrent sur les électeurs. Chacun se réclamait du Sangkum et, faute d'argumentation politique, avait recours, pour se faire valoir, à des assauts de libéralités. On distribuait qui de la nourriture, qui des vêtements, qui des billets de cinéma gratuits. Ce qui devait arriver arriva: la munificence seule arbitra le débat. A quelques exceptions près, les élus étaient les plus prodigues des dix ou quinze candidats qui se présentaient pour chaque siège. Le pouvoir, certes, avait tenté, par la bande, de favoriser ou de contrarier tel ou tel. Mais dans l'ensemble les plus riches purent se faire élire. Ils étaient aussi les plus conservateurs et, dans nombre de cas, les plus réactionnaires. Le prince n'en était qu'à demi chagriné puisque son plus grand déplaisir fut de voir réélus les trois députés d'extrême-gauche, ainsi qu'un des jeunes ténors de l'extrême-droite, Douc Rasy7.

D'après les sources officielles, les nouveaux députés se répartissaient en trente techniciens, vingt administrateurs, douze commerçants et industriels, dix membres des professions libérales, huit magistrats et, enfin, deux agriculteurs8. C'est cette même assemblée qui allait voter le 18 mars 1970 la déposition du prince.

Les observateurs se sont maintes fois interrogés sur les motifs réels qui ont conduit le chef de l'Etat à cette mesure d'un libéralisme extrême dont les résultats au demeurant étaient assez prévisibles. Dans ses premières déclarations de Pékin, le prince a expliqué qu'il était tombé dans un [60] piège de la C.I.A. Une campagne de presse habilement orchestrée dénonçant sa "tyrannie" et son "despotisme" l'aurait poussé à prouver sa bonne foi de cette façon-là et à opposer à ses détracteurs le démenti des faits. L'explication n'est guère recevable car Sihanouk a montré plus d'une fois qu'il savait comment traiter ses critiques: en les muselant. En permettant à la droite de dominer entièrement l'assemblée il ne renforçait guère le mécanisme démocratique, rendu illusoire par les pratiques électorales, mais il se ménageait bel et bien un atout politique.

Deux éléments de poids faisaient alors leur apparition sur la scène politique régionale: l'intervention massive des troupes américaines au Viêt-Nam et la révolution culturelle chinoise, deux événements qui, justement, encadrent les élections de 1966.

Le débarquement d'une brigade de "marines" à Da-Nàng ne faisait que précéder l'arrivée de plusieurs centaines de milliers de soldats américains. La guerre prenait un tournant, une longue et périlleuse phase du conflit indochinois venait d'être ouverte. Sihanouk devait en tenir compte, orienter ses batailles pour faire face aux nouvelles pressions qui ne manqueraient pas de jouer sur son pays. Puisque l'intervention de l'impérialisme se faisait si massive, il fallait commencer par prendre des gages à droite. Donner l'assemblée à la droite, c'était d'une certaine façon reconnaître son rôle d'alliée potentielle des forces qui agissaient à Saigon, mais c'était aussi, dans une certaine mesure, l'obliger à se faire complice de Sihanouk dans sa tentative de sauvegarder l'indépendance du pays en l'associant au modus vivendi qui allait devoir être trouvé avec les forces de libération vietnamiennes. Sihanouk, qui a toujours vu son rôle comme celui d'un rassembleur, voyait beaucoup plus clairement que d'autres dirigeants cambodgiens qu'une politique étrangère nécessairement progressiste devait être faite par la droite, qui y trouverait un intérêt privé, à défaut d'un intérêt public, sans lequel elle se dresserait contre cette politique. Toute l'ambiguïté du régime était là.

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Au printemps 1967, après la révolte paysanne de Samlaut, le prince Sihanouk accusait les députés de gauche d'être les auteurs de la conspiration. Peu après, la Chine étant alors en pleine révolution culturelle, un incident se produit sur une base militaire de la région de Phnom Penh. Une quinzaine de techniciens chinois, envoyés par Pékin, brandissant leur "petit livre rouge", firent des discours de propagande. L'incident n'eut pas de suite, d'autant que Chou En-lai, une semaine plus tard, donna des assurances au prince Norodom Phurissa, ministre des Affaires étrangères, alors en visite à Pékin. Mais Sihanouk annonça, le 1 er septembre, la dissolution des associations d'amitiés khmères. La mesure visait surtout l'association d'amitiés khméro-chinoises dont Sihanouk dénonça publiquement les activités subversives.

Le 4 septembre, à l'occasion du troisième anniversaire de la fondation de cette association, le gouvernement chinois lui envoyait un télégramme de félicitations en des termes qui correspondaient à une attaque voilée contre le prince Sihanouk.

Sihanouk réagit cette fois très vivement. Il semble que, dans son esprit, la hantise latente de tout ce qui pouvait remettre en cause les bases conservatrices de son pouvoir ait resurgi instinctivement, comme par réflexe de conservation Le télégramme avait été publié par La Dépêche que dirigeait Chau Seng, alors ministre de l'Economie Ce dernier, ainsi qu'un autre ministre qui présidait l'association d'amitiés khméro-chinoises, furent sommés de démissionner. Vingt journaux de Phnom Penh furent fermés. Sihanouk proposa un référendum pour choisir entre lui et la Chine et menaça de rappeler son ambassadeur à Pékin. Un message très conciliant de Chou En-lai devait mettre un terme à la tempête. Sihanouk se félicita d'avoir arrêté la "gangrène9". Chau Seng dut partir en France, rejoindre sa fortune.

La révolution culturelle fut à proprement parler un [62] événement incompréhensible pour les dirigeants khmers; elle les inquiéta fort. Toutes leurs affinités étaient avec les modérés, les hommes d'ordre, les gestionnaires du pouvoir d'Etat. On ne se cacha pas à Phnom Penh d'espérer la victoire, sinon de la ligne Liu Shao-chi, du moins des hommes du centre, comme Chou En-lai, sur les gardes rouges et les éléments "révolutionnaires"10. On eut peur de la contagion qui, passant par les jeunes Chinois du Cambodge, pouvait contaminer les jeunes Khmers. Phnom Penh ne fut d'ailleurs pas la seule capitale asiatique où l'on sentit, même chez ceux qui vivaient en paix avec la Chine, un net raidissement.

Pour contrebalancer cette prime offerte à la droite sur le plan domestique, Sihanouk comptait sur d'autres mécanismes, comme celui qu'il créa à ce moment-là: le contre-gouvernement du Sangkum. Il s'agissait d'une sorte de cabinet fantôme, formé surtout de sihanoukistes dévoués qui avait pour fonction d'émettre des critiques ou des suggestions à l'adresse du gouvernement dans un petit bulletin quotidien. Dans le même esprit, le prince choisit Chau Seng pour diriger son cabinet particulier. Dans tous les cas, il s'appuyait sur des politiciens qu'il savait pouvoir tenir en main, et non sur des forces populaires qui lui semblaient toujours être une menace pour le régime. Lorsqu'il forma lui-même le gouvernement après la crise [63] créée par l'insurrection de Samlaut, en 1967, Sihanouk prit une bonne partie de ses ministres dans le contre-gouvernement.

Les rapports avec la droite n'étaient pourtant pas sans nuages. Les parlementaires, tout en souscrivant aux formules consacrées de loyalisme et de fidélité à la personne du chef de l'Etat, n'en menaient pas moins une opposition sourde aux projets et aux séides de Sihanouk. Il ne correspondait plus avec l'Assemblée que par des messages, parfois impératifs. Il menaça plusieurs fois de dissoudre l'Assemblée ou de la tenir complètement à l'écart des affaires. On sentait dans ses adresses inaugurales comme une irritation. Il crut pendant longtemps qu'un froncement de sourcils suffirait à remettre de l'ordre dans les rangs.


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6

Monseigneur


Les éléments qui précèdent éclairent le décor devant lequel se jouait le drame quotidien du pouvoir princier. Le personnage est étonnant. Court, à peine enveloppé, alerte et toujours sautillant, le visage mobile, roulant les yeux, faisant mille grimaces, parlant sur un ton saccadé d'une voix de fausset, le prince Norodom Sihanouk semble plutôt jeune et allègre, malgré la cinquantaine qui approche. Aussi agité que ses compatriotes sont posés, il déploie une infatigable énergie qu'aucune entreprise ne semble rebuter. Il ne peut pas ne pas se donner en spectacle, et le citoyen-spectateur peut l'admirer tour à tour en chef d'Etat, en militaire, en footballeur, en terrassier, en cuisinier, en chanteur romantique, en compositeur, en cinéaste. En journaliste et, pour mieux étendre la gamme, en acteur de cinéma, où il endosse les livrées les plus diverses. Mais sous cette personnalité exubérante et protéiforme demeure l'ambition bien affirmée d'être the best one, le plus fort en tout. Il est "le premier journaliste du Cambodge", le "meilleur cinéaste du Cambodge", et afin que nul n'en ignore il avait créé, en 1968, un Festival international du Film, à Phnom Penh, qui, chaque année, décernait le Grand Prix. Pourtant le pitoyable acteur ou le bon musicien ne sauraient faire oublier, fût-ce un instant, le politicien roublard, issu du sérail, l'héritier fidèle de la tradition des potentats asiatiques. Habile à négocier, capable de [65] souffler le chaud comme le froid, tour à tour séduisant l'interlocuteur et s'apitoyant sur lui-même, l'homme n'ignore rien de l'art d'être faussement naïf ou modeste. A l'aise dans la démagogie comme dans les intrigues de palais, il a su se maintenir à la barre pendant près de trente ans, et rien ne dit qu'il n'y reviendra pas. Capable de grandes visions politiques, il se consacrait aux plus petits détails s'ils flattaient sa complaisance. Aucune louange n'était trop enivrante pour lui, et quand il était fatigué de se les décerner, il savait trouver les individus capables de manier énergiquement la métaphore et l'hyperbole

C'était là l'utilité de la presse, dont voici un échantillon très ordinaire. Il s'agit d'un article, intitulé "Un homme heureux, le Prince Norodom Sihanouk", écrit par le rédacteur en chef du "quotidien national" Cambodge, Sâr Aranchan.

"Jamais de vie d'homme, on n'a vu un être aussi extraordinaire que le Prince Norodom Sihanouk, le Chef de l'Etat du Cambodge. Il est tellement extraordinaire qu'il a fait couler beaucoup d'encre.
"En toute honnêteté, ne devrions-nous pas nous pencher sur Son "cas" pour mieux Le connaître? Nous gagnerions sûrement beaucoup à faire la connaissance d'un être aussi formidable et aussi prestigieux que le monde a rarement connu!
"Si dans chaque homme, il y a toutes sortes d'esprits. depuis le plus malveillant et criminel -- ou plutôt "détraqué" -- tel celui d'Hitler; d'imagination créatrice telle celle d'Einstein; d'âme salvatrice comme celle de Pasteur; d'idées simplistes, cas de l'homme de la rue
"L'homme qu'est le Prince Norodom Sihanouk a quelque chose de divin dont la présence apporte réconfort et sérénité dans le coeur de tous ceux qui L'approchent. ami comme farouche adversaire [...]
"Nombreux sont des chefs d'Etat bourrés de complexes. Le sentiment d'infériorité est le plus commun chez eux. C'est un sentiment qui pousse un homme à rechercher dans [66] l'autorité, en premier lieu, l'assurance de sa propre sécurité, en second lieu, le respect d'autrui, lequel respect lui confirme que cette sécurité lui est acquise [...].
"Le Prince Norodom Sihanouk, Lui, n'a aucun complexe qui Le pousse à vouloir être à la tête de Son pays. Existe-t-il au monde un roi qui ne veut pas de Son trône, qui l'abandonne pour mieux servir Son pays comme Il l'a fait?
"Il y a assez de gens honnêtes pour reconnaître que le Prince a connu une existence pleine de péripéties, bravé mille dangers, risqué mille fois Sa vie, enduré toutes les peines, traversé de durs moments pour arriver à ce qu'il est aujourd'hui: un bienfaiteur de tout un peuple! [...]
"Si un chef d'Etat pouvait avoir Sa jeunesse, il lui manquerait Sa sagesse. S'il avait cette dernière qualité, l'esprit lui ferait défaut. S'il avait les deux, il n'avait (sic) pas le "charme Sihanouk" car le Prince a un charme qui envoûte, désarmant n'importe qui. Même un individu animé d'intentions malveillantes à Son égard est séduit par Son sourire, ce sourire divin qui adoucit toute haine, apporte de l'amitié et attire la sympathie.
"Le Prince séduit tout le monde, le beau sexe aussi bien que les hommes. Plus d'un, qu'ils soient ami ou adversaire du Prince, avouent qu'à l'approche du chef de l'Etat khmer, leur coeur bat fortement et ne peuvent empêcher leurs genoux de trembler. Ceci non pas parce qu'il se dégage de la Personne du Prince quelque chose qui inspire de la frayeur, mais une infinie bonté qui enveloppe et qui vous émerveille à tel point que vous éprouvez une sensation indescriptible de respect et d'admiration affectueuse pour Lui. On est vaincu par tant de charme et de gentillesse! [...]
"Quant au Prince, Son admirable et affectueuse épouse, Neak Moneang Monique Sihanouk, a tant de qualités exceptionnelles qu'aucune épouse de chef d'Etat ne peut lui ravir le titre de grande dame du monde. [...] Peu de chefs d'Etat peuvent se vanter d'avoir des enfants qui répondent à leurs espérances.
[67]
"Ses grandes qualités sont la simplicité et la modestie. Porté au sommet de la gloire et des honneurs, il préfère rester simple parmi Son peuple qui L'adore. Il sait rester modeste malgré Ses qualités multiples et Son aptitude au travail extraordinaire: Il est à la fois un homme politique et d'action hors pair, un sportif, un musicien, un compositeur, un chanteur, un metteur en scène, un acteur... Et il excelle autant dans l'un que dans l'autre. Compositeur Ses oeuvres musicales figurent parmi celles de réputation mondiale. Metteur en scène, Il fait faire un bond prodigieux au septième art khmer. [...] Puissiez-vous vivre éternellement, Monseigneur, car Vous êtes notre Espérance 12!"

Sous les outrances, la sincérité était sans doute réelle. Bien rares étaient les Cambodgiens qui exerçaient à l'encontre du prince un sens critique et qui le formulaient. Il a fallu aux comploteurs attendre que Sihanouk soit en France pour faire leur coup d'Etat. Lui présent, la difficulté était peut-être insurmontable.

Quoi qu'il en soit, la presse était un puissant moyen de gouvernement. Il n'était pas un journal ou une revue publiés au Cambodge, pas une page ou presque, de ces publications qui ne s'ornât d'une photo ou d'une tirade à la louange de Samdech Euv, Monseigneur-père. Sur un fond rempli d'historiettes, saupoudré de quelques dépêches de l'A. F. P., la servilité s'étalait et occupait la place. Chaque fonctionnaire de haut rang, et parfois de moindre, devait, à certaines occasions, y aller de son épître au prince, empreinte d'une gauche flagornerie, que reproduisait à satiété l'ensemble de la "presse nationale". Certaines revues, comme Kambuja ou Le Sangkum, dirigées personnellement par Monseigneur, étaient ainsi à peu près exclusivement composées de lettres obséquieuses et béates, émanant de fonctionnaires empressés ou de touristes émus.

Ainsi, "au cours de l'année [cambodgienne] qui va [68] s'achever, notre cher Kampuchéa [Cambodge] a pu, grâce aux efforts surhumains, à l'incomparable sens de haute abnégation, et aux sacrifices illimités que Samdech Euv a daigné lui consacrer, vivre dans la paix et réaliser de constants progrès dans tous les domaines. C'est donc avec profonde et intense gratitude ressentie jusqu'au plus profond de nous-mêmes à Son adresse que nous mesurons la lourde et noble tâche qu'il a accomplie pour le plus grand bien de la Nation." (Sarin Chhak, ambassadeur au Caire, A. K. P., 17 avril 1969). "Je me permets de Lui renouveler ma fidélité inconditionnelle au Sangkum Reastr Niyum et à Sa Personne, ainsi que ma détermination de suivre Sa Politique éclairée, persuadé qu'elle est l'unique voie vers la grandeur du Kampuchéa et le bonheur de ses enfants." (Phlek Chhat, ingénieur en chef des Travaux publics, A. K. P., même jour). "Si l'histoire du Kampuchéa est jalonnée par les noms de certains de Vos prédécesseurs, il est évident que Votre règne devra être appelé "Le siècle de Sihanouk", d'autant plus que vous exercez le pouvoir depuis de longues années déjà, il y a tout lieu d'espérer que cela continuera encore très longtemps comme cela fut le cas pour Louis XIV." (Me Henri Blaquière, A. K. P., 17 mai 1969). "La province de Kompong Thom vient de recevoir un nouveau don de cent mille riels [10.000 Francs] de Samdech Euv, don qui lui a permis de poursuivre sans trop d'accrocs la politique de l'eau. Dans un télégramme adressé à Sahachivin ["Compagnon"] Roeum Sophon [directeur de cabinet du prince], la population de cette province, par l'intermédiaire de son gouverneur Sahachivin Pou Tong Hao, a exprimé à Samdech Euv sa profonde gratitude et son indéfectible attachement à Son Auguste Personne." (A. K. P., 21 mai 1969.) Et c'était ainsi tous les jours, dans tous les journaux, à la radio, à la télévision, et aux actualités filmées.

Le prince répondait à chacun personnellement et choisissait des photos (de lui) qui illustraient cette prose. Il répondait, ou faisait répondre, à tout article qui, dans le monde, traitait du Cambodge. Si l'article était favorable, [69] il était republié dans les journaux khmers. Sinon, seule la lettre de réponse était publiée. Le Canard enchaîné avait bien tort de croire que le prince était son correspondant "particulier". La plus obscure gazette de Nouvelle-Zélande ou de Costa-Rica avait droit également aux contributions princières, lettres mécontentes ou télégrammes de félicitations.

Un exemple: "Monsieur le Rédacteur en chef du New York Daily Column, dans votre journal du 10 janvier 1969, Victor Rissel a affirmé que le salaire du président Nixon est de beaucoup inférieur à celui des empereurs, reines, princes, ducs, etc. En parlant du Cambodge, l'intéressé a écrit: "When I tried the missions or embassies of such royal kingdoms as Cambodia, Kowait, Morocco, Nepal and Saudi Arabia, I could have frozen a Martini on the iciness." Puisqu'il est venu à Victor Rissel l'idée de comparer le salaire du président des Etats-Unis avec celui des chefs d'Etat des autres pays du monde, je profite de cette occasion pour vous faire savoir que le salaire du chef de l'Etat du Cambodge n'est que de 81.000 riels par mois (soit environ 2.300 US dollars), ce qui est de beaucoup inférieur à celui du président Nixon... signé Huot Sambath, Représentant permanent du Cambodge aux Nations Unies13."

Cet intense pilonnage sihanoukiste avait un double effet: créer une "image de marque" du Cambodge à l'étranger en réfutant tout ce qui était désagréable et en interdisant l'entrée du pays aux journalistes soupçonnés de malveillance; convaincre les Cambodgiens qu'ils avaient beaucoup d'ennemis cachés de par le monde et que Sihanouk était le meilleur rempart contre leurs dangereuses menées. Il existait ainsi une liste noire de ceux qui avaient "calomnié" le royaume et une liste blanche de journalistes amis à qui leurs articles valaient ainsi d'étonnants privilèges. Les interdits étaient parfois levés, par exemple au moment du Festival du cinéma, et le prince menait une [70] vaste opération de séduction envers la presse internationale, qui se laissait en général volontiers faire Mais après coup, le prince était encore insatisfait, et l'interdit retombait.

De façon permanente, les publications de la presse internationale étaient interdites à l'entrée, à l'exception de Paris-Match, de romans-photos et de quelques revues de ce genre. S'abonner restait toujours faisable, mais pour un Cambodgien, c'était se signaler aussitôt à la censure comme un élément peu "national". D'autre part, les correspondants locaux des agences de presse internationales, souvent des Français, étaient des plumitifs entièrement à la botte Leurs dépêches étaient directement inspirées par le Palais.

Il faut, pour le comprendre, le voir arriver dans un village: il arrive du ciel, par son hélicoptère (il en avait trois au Cambodge). La foule des villageois est soigneusement rangée sur les trois côtés d'un carré, dont le quatrième est l'estrade. Au premier rang se trouvent les bonzes du lieu, ils commencent par psalmodier les versets de circonstance, le prince les salue très bas, puis une autorité locale prononce le discours de bienvenue, enfin le prince entre en scène.

Il remercie paternellement "ses enfants" qui, dit-il, lui donnent toute satisfaction. Puis il parle des réalisations du régime, aligne des chiffres, s'exalte, accable ses auditeurs sous le poids des statistiques, déroule des kilomètres de canaux, de pistes qui ont été réparées, entasse les écoles, les infirmeries, les constructions diverses, s'arrête, fait une plaisanterie, repart au galop. Il s'échauffe, seul, devant l'assemblée toujours figée. Il empoigne le triple micro placé devant lui, monté sur un pivot, le braque comme une mitrailleuse Par longues rafales, il ajuste son tir sur un ennemi lointain, un "ennemi du Cambodge" qui a menti, qui a mis en doute des chiffres, ou critiqué la politique du royaume, ou osé dire que le prince est "changeant", "versatile". La cible était hier la Chine, avant-hier tel journaliste australien, aujourd'hui l'Allemagne de l'Ouest ou Jacques Decornoy, ce méchant journaliste du Monde ("M. Decornoy n'est pas un gentleman") qui a eu le front, deux ans aupa[71]ravant, de parler de "jacquerie"14. Les Cambodgiens, insiste-t-il, fermement unis dans le Sangkum, surmonteront ces obstacles.

Il mêle le français au khmer, bafouille, traduit ce qu'il vient de dire, le répète trois fois pour faire bonne mesure; sa voix grimpe dans les aigus, il assène à l'ennemi terrassé une dernière plaisanterie, un gros rire, une dernière insulte graveleuse. Il reprend son souffle, en surveillant l'effet de ses paroles. Le triple micro cesse de virevolter de façon menaçante. Il termine sur quelques bons conseils pour les jeunes et pour tous les auditeurs présents -- et lointains, car la radio est là. Ils n'ont tous qu'à suivre son exemple. Et l'on passe à la distribution. Il donne de ses mains, par dizaines, des coupons de tissu, des sacs de riz, des pelles, des objets de première nécessité. Les loyaux sujets se pressent en file indienne, défilent devant lui, se courbent jusqu'au sol en l'approchant, reçoivent leur don les mains jointes, en signe de respect.

Il apparaît ainsi aux humbles comme ce qu'il a toujours été: le roi, investi d'un pouvoir suprême et sacré. Il a dit que le pays se portait bien, qu'il fallait faire des efforts pour conserver l'eau des pluies. Il joue de son prestige de thaumaturge avec une maestria consommée, souriant, sautillant sans cesse, bavardant avec la familiarité des grands féodaux. Il aime le peuple, il en a besoin, c'est sa propriété privée qu'il aime ainsi à parcourir. Au passage, il aura inauguré une école ou un pont, une digue en terre ou une pagode, il aura alloué "sur la caisse de l'O. N. E., qu'il gère personnellement" une certaine somme pour tel ou tel projet local. Et d'une traite, l'hélicoptère le ramène à Phnom Penh. La fête est finie, les fleurs des arcs de triom[72]phe se fanent doucement dans la moiteur de la nuit calme. Mais le verbe n'était pas le seul outil de gouvernement. Dans le système politique cambodgien, la place centrale semblait occupée par le Sangkum. Après l'absorption des petits partis et le ralliement, non sans réticences, des démocrates, le Sangkum était devenu le parti unique de fait. Le Pracheachon avait été peu à peu contraint à la clandestinité. Son influence n'avait jamais été très grande.

A ses débuts, le Sangkum jouissait d'une très large audience. Le prestige de Sihanouk, grandi par le retour à l'indépendance, la nouveauté de son style politique -- plus direct et plus actif, habile à fouailler l'émotion populaire -- tout valait au mouvement la sympathie populaire. Mais au cours des années, ce capital politique s'est peu à peu dévalué en raison de l'étroitesse de la fonction assignée au Sangkum: être le cadre unique dans lequel la nation tout entière pouvait et devait exprimer sa fidélité à la personne du chef de l'Etat, au trône et à l'autel. Les parlementaires et les fonctionnaires responsables étaient obligatoirement membres du Sangkum, encore que cette obligation n'ait été qu'implicite, si même ils ne l'étaient pas ex officio. Une partie de la presse et la principale imprimerie appartenaient au Sangkum. Toutes les réalisations matérielles du régime étaient présentées comme étant celles du Sangkum. L'idéologie officielle prévoyait que les Cambodgiens étaient ou devaient être "sangkumiens". Un homme nouveau était né: "L'homme sangkumien." Les principes de la morale, la politique de la nation, le gouvernement lui-même, tout dérivait du Sangkum et de ses vagues principes de "socialisme bouddhique".

Tout était Sangkum, donc rien ne l'était plus. La platitude de l'idéologie officielle (saluée, sans ironie, par les journalistes réactionnaires de passage comme par les délégations soviétiques en visite), l'opportunisme des ralliements, l'absence de militants et de cadres, en un mot le fait que le Sangkum fût devenu indiscernable de l'appareil d'Etat ne pouvait, à la longue, qu'en faire une coquille vide, un mot creux, une formule magique pour séparer le bon [73] grain de l'ivraie, un engin de dissuasion contre d'éventuels contestataires.

Sihanouk, depuis son exil, n'y fait plus référence. Les nouveaux dirigeants de Phnom Penh ont semblé, au début, avoir eu l'intention de le faire revivre, comme si le Sangkum pouvait leur donner une légitimité supplémentaire. Le quinzième anniversaire de la fondation du Sangkum tombe le 23 mars 1970. A cette occasion, un congrès se réunit à Phnom Penh. M.In Tam, nouveau président de l'Assemblée nationale et gouverneur de Kompong Cham, est élu président du comité central. M. Trinh Hoanh, qui sera nommé huit jours plus tard ministre de l'Information, en est élu secrétaire général. Il est assisté de Douc Rasy, un autre représentant de l'extrême droite. La séance d'ouverture a été présidée par Cheng Heng, le nouveau chef de l'Etat. Mais malgré leur contrôle sur le Sangkum, les dirigeants du nouveau régime vont agir comme s'ils devaient y attacher de moins en moins d'importance. Ils reprochent à Sihanouk, comme Cheng Heng le dira dans son discours, de s'être détourné de la voie "sangkumienne" et d'avoir fait du mouvement "un instrument de son despotisme absolu". Il se peut qu'ils veuillent conserver la dépouille du Sangkum, fort propre en vérité à cacher éventuellement leurs dissensions internes. Mais on ne prendrait pas de gros risques à penser que cette défroque d'unanimité sera leur tunique de Nessus.



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Démesure et demi-mesures


Conscient, comme nous l'avons dit, du problème posé par l'arrivée de nouvelles générations qu'il fallait intégrer au système, et dont il fallait canaliser l'énergie pour assurer la sustentation du pouvoir, Sihanouk, tout en cherchant à séduire les "jeunes intellectuels", suscitait une organisation pour encadrer la jeunesse: la J. S. R. K. ou Jeunesse Socialiste Royale Khmère. Elle devait englober tous les jeunes mais ne s'étendait, pour des raisons pratiques, qu'à la jeunesse des écoles, ce qui représentait peut-être un million de recrues potentielles. De même que le Sangkum s'était identifié à l'Etat, la J. S. R. K. n'avait de structures que celles de l'enseignement public. Ainsi, tous les élèves étaient censés faire partie de la J. S. R. K. (il n'y avait pas d'inscription formelle ou individuelle), les professeurs faisant fonction de moniteurs, les proviseurs d'officiers, etc. Chaque élève, garçon ou fille, devait avoir un uniforme kaki, et le porter pour les grandes occasions, ainsi que chaque mois, le quinzième jour de la lune décroissante (jour faste). Les oublieux étaient sanctionnés par l'administration de l'école.

Chaque année, un stage d'une ou deux semaines, pris sur le temps scolaire, donnait à ces jeunes, élèves ou étudiants, un petit entraînement gymnastique et quelques conférences, allant de la façon de faire des noeuds avec une corde à des cours sur l'histoire du pays, sur la morale sang[75]kumienne et sur l'idéologie officielle. Dans l'ensemble, les élèves y voyaient une sorte de longue récréation, et les plus âgés n'étaient pas tout à fait dupes de ce façonnage grossier, entrepris par des maîtres dont on sentait parfois les réticences à s'identifier aussi étroitement au régime.

En fait, en dehors de ce rôle décoratif (distribution de bouquets de fleurs au prince au cours de ses visites), les grandes manoeuvres annuelles et les petits symbolismes routiniers permettaient de contrôler les élèves et les professeurs, et les uns par les autres, en décelant leur "tiédeur" éventuelle. Quand le prince décidait de faire mettre en vente des macarons à son effigie, le gros de la vente incombait à la J. S. R. K. Le dévouement relatif des uns et des autres à placer ces macarons et à les porter eux-mêmes étaient des signes dont les autorités tenaient soigneusement le compte. On les utilisait pour désigner parmi les élèves des "responsables" ou des "délégués" de la J. S. R. K. dans les classes. Cette hiérarchie parallèle à l'intérieur des écoles (au moins des lycées) permettait d'obtenir des informations sur les autres élèves et sur les professeurs. Les plus suspects étaient dénoncés par des lettres anonymes dont les effets étaient redoutés des enseignants qui ne savaient pas quelle était la hiérarchie la plus puissante, l'officielle ou l'officieuse. Les hauts responsables de la J. S. R. K. semblaient passer le plus clair de leur temps à rédiger des rapports d'atmosphère et à les faire parvenir à Chamcar Mon, la résidence princière. L'existence de cette structure quasi policière explique que la J. S. R. K. ait fourni les troupes des manifestations antiviêtnamiennes de mars 1970, qui ont préparé les esprits au coup d'Etat. Le nouveau régime a trouvé là, en état de marche, un appareil, d'une efficacité certes limitée, mais qui lui a permis de mobiliser élèves et étudiants, d'envoyer les plus hardis au front, et d'occuper les autres pour qu'ils ne s'agitent pas s'ils venaient à se rendre compte de l'écart entre les promesses du nouveau régime et ses réalités.

Au moment du remaniement ministériel d'août 1969 qui allait mettre le gouvernement de droite en place, celui qui quittait alors le ministère de l'Education nationale, Vann [76] Molyvann, disait en privé son soulagement: "Je préfère ne pas être là quand les jeunes demanderont des comptes." Pourtant, en surface, rien ne bougeait encore.

Ce contrôle organisé coïncidait avec l'étendue de la scolarisation. Un immense effort avait été fait. Le bilan de la colonisation dans ce domaine était particulièrement affligeant. Il avait fallu attendre les années trente pour que l'on ouvre un établissement secondaire au Cambodge, le lycée Sisowath, destiné à former sur place les enfants de l'aristocratie que l'on envoyait auparavant au lycée Chasseloup-Laubat de Saigon (d'où l'on avait retiré Sihanouk pour le mettre sur le trône).

Dans l'idéologie économique dominante, l'éducation est une des clefs principales du développement. L'idée n'est sans doute pas fausse, à la condition que cet enseignement ait une finalité qui soit en rapport avec les structures et les ressources de l'économie locale L'aspect encore embryonnaire des secteurs secondaire et tertiaire au Cambodge eût dû inspirer une certaine prudence aux responsables politiques. Mais on croyait trop, là comme ailleurs, que l'école est la seule panacée et que son développement entraîne à sa suite celui de l'industrie et du commerce. On ne disposait de plus, dans ce pays, que d'un seul modèle d'enseignement, le système français, dans sa version coloniale et néo-coloniale, et l'on a vu dans son extension le moyen de changer la société.

Certes, l'enseignement traditionnel n'était pas éteint. Certaines pagodes continuaient à entretenir des écoles où l'on apprenait au moins à lire et à écrire. Elles furent conservées, on y adjoignit quelques enseignements nouveaux et l'on baptisa le tout "école rénovée" Mais, bien qu'ils soient les dépositaires de la tradition écrite, ou plutôt récitée, les bikkhu, ou moines, n'en sont pas moins d'une ignorance rigide et d'une méfiance profonde envers le modernisme. Si l'on écarte les rituels dont ils sont les dépositaires fidèles, ils ne détiennent en fait de culture que celle de la masse paysanne qui les entoure et dont ils proviennent. On ne voit pas par quel miracle ils abandonneraient ces [77] solides traditions qui assoient leur pouvoir pour les illusions d'un savoir dont la laïcité seule leur paraît répugnante et barbare.

Leur obstination est pour beaucoup dans l'absence d'une véritable vie intellectuelle au Cambodge, car ils détiennent un pouvoir séculier presque absolu en ce qui concerne les opinions que les Khmers doivent se faire de leur propre culture. Ils font parfois rudement sentir ce pouvoir. C'est ainsi qu'ils firent expulser de la faculté des lettres M.Keng Vannsak, assurément l'un des plus brillants intellectuels cambodgiens, inventeur du clavier pour machine à écrire en khmer, qui avait eu l'audace non seulement de tenter une approche critique de la littérature khmère, mais aussi de proposer une réforme de l'alphabet, assez complexe, en usage au Cambodge. On l'accusa de vouloir infiltrer dans le khmer des idéogrammes chinois! Les bonzes de l'Université obtinrent sa mise en résidence surveillée.

Ils jouent certes un rôle encore utile dans les campagnes. On serait pourtant fondé à reconnaître dans leur action l'origine de la profonde passivité des Cambodgiens à l'égard du savoir: le clergé qui le détient n'entend le transmettre que par de longs et stériles exercices de mémorisation, que l'on retrouve à peine transposés dans les écoles publiques. Pour un jeune Cambodgien, savoir, c'est toujours savoir par coeur. Ces habitudes bien ancrées et largement répandues expliquent dans une grande mesure l'absence de sens critique, si caractéristique du Cambodge, y compris dans les milieux intellectuels.

L'effort quantitatif fut énorme. De 1953, date de l'indépendance, à 1968, le nombre d'écoles primaires est passé de 2 400 à 5 850 et le nombre d'élèves, de 243.000 à 1.025.000; des lycées et collèges, de 6 à 182; de leurs élèves, de 2.500 à 117.000; des étudiants, de 350 à 11.400; des élèves du technique, de 300 à 7.400. Certes ces chiffres15 doivent être accueillis avec une certaine prudence. Mais la courbe est nette. Assez régulière dans le primaire, elle ne prend son [78] essor dans le secondaire qu'en 1959, et dans le supérieur en 1964, quand 32 facultés furent "créées" d'un seul coup. Au demeurant, pour aussi impressionnants qu'ils soient, ces chiffres sont comparables à ceux que l'on trouve dans d'autres pays dits en voie de développement. Le Nepal, par exemple, revendique des chiffres de même grandeur.

Ces statistiques, qui faisaient la fierté du régime -- avec quel contentement n'étaient-elles pas répétées dans les discours princiers -- recouvraient pourtant de nombreux problèmes. Le contexte est donné par cet éditorial d'Etudes cambodgiennes sur "Le Sangkum et l'éducation nationale":

"Au Cambodge, comme dans tous les pays d'Asie, depuis des siècles l'obtention d'un diplôme quel qu'il soit est considérée comme assurant obligatoirement l'octroi d'un poste administratif. Le mandarinat -- institution très démocratique en elle-même -- reste au fond la suprême ambition d'un père pour son fils et celle de tout élève ou étudiant Il s'avère ainsi long et difficile de convaincre les uns et les autres que le service de l'Etat ne confère aucun privilège ou prestige particulier et que dans une société moderne de nombreux secteurs d'activités offrent des champs privilégiés pour un jeune ayant l'esprit d'entreprise [...].
"Les raisons du peu d'attrait de l'agriculture sur la jeunesse scolaire sont multiples. En premier lieu, au Cambodge comme dans tous les pays du monde, un paysan moyen (l'immense majorité des paysans khmers) envoie son fils au lycée pour lui assurer une situation autre. Et de leur côté les jeunes sont tout naturellement attirés par la vie urbaine. Il est donc certain que seuls des avantages considérables pourraient provoquer un retour à la terre de ces jeunes. Or les faibles rendements des terres cambodgiennes, le morcellement de la propriété, les cours mondiaux des produits agricoles, etc., ne sont pas de nature à encourager un tel mouvement. Le gouvernement royal a bien créé quelques grandes entreprises mécanisées sur les terres vierges et étudié la création de fermes d'élevage qui pourront ramener de nombreux jeunes à l'agriculture. Mais il s'agit d'une oeuvre de longue haleine qui exige d'énormes [79] investissements, aussi est-il inévitable qu'une grande partie de cette jeunesse scolaire ait, pendant plusieurs années, à réintégrer le secteur traditionnel de la production. Toutefois les connaissances acquises lui seront extrêmement précieuses pour améliorer les conditions existantes et surtout pour préparer le passage à un stade supérieur d'économie rurale 16..."

Cette dernière phrase n'est évidemment qu'un voeu pieux qui cache mal l'embarras des apprentis sorciers.

Ils ont ouvert la boîte de Pandore. Des dizaines de milliers de jeunes gens, d'origine rurale, très fiers de la position où les a mis l'acquisition d'un vernis culturel, cherchent dorénavant à s'employer. Ils se heurtent à cette loi d'airain d'une économie pré-capitaliste: le marché du travail s'ouvre à qui peut acheter son poste ou son travail, soit auprès de supérieurs prévaricateurs, soit en disposant de relations puissantes. Les études secondaires elles-mêmes donnent lieu à de vastes mais souterraines entreprises commerciales où l'on achète les places de lycées, les professeurs et les diplômes. Or la majorité des élèves n'ont pas les moyens, si même leur simple entretien n'est pas déjà pour les familles une très lourde charge.

Pour l'opinion publique, en créant une école gratuite, le gouvernement s'engageait à assurer ensuite la carrière de ceux qu'il prenait en charge. La tradition mandarinale est assez forte au Cambodge pour que l'opinion comprenne qu'il soit possible et normal que les examens, conçus comme des concours, entraînent des échecs (et des rancoeurs chez les intéressés). Mais si après le succès aucun gain matériel immédiat ne vient sanctionner cette extraordinaire réussite, alors le paysan commence à penser que quelque chose ne va pas. Il connaît, par son expérience du marché local, la loi de l'offre et de la demande. Mais comment pourrait-il l'étendre à ce qui fait l'émotion de sa fierté paternelle, au respect qu'il se découvre pour ce fils, devenu un peu étranger, auréolé par le savoir? Les anciens temps, dira-t-il sans doute, savaient mieux reconnaître la valeur. [80] Ceux que leurs riches familles ont pu envoyer étudier en France et qui reviennent nantis de diplômes, dont le prestige local est extraordinaire, que se voient-ils proposer? Parfois rien, souvent des postes subalternes car la valeur doit attendre le nombre des années La gérontocratie régnante, dont le savoir s'est vieilli, n'entend pas du tout restreindre l'étendue de son pouvoir et le laisser menacer par des godelureaux. Qui ne se souvient, à Phnom Penh, de ces deux jeunes médecins français, coopérants, qui, pendant une année, partagèrent leur temps entre la piscine et le tennis, parce que les patrons khmers des services hospitaliers où ils avaient été affectés n'avaient pas voulu de leur collaboration, par crainte de paraître publiquement ignorants des pratiques modernes? Et cet ingénieur cambodgien qui, rentré chez lui après dix ans d'absence, se voit confier un poste sans travail réel, une table branlante dans un bureau vide et décrépit, pour un salaire de quatre cents francs par mois, à charge pour lui de trouver à monnayer sa position. Et quelle force d'âme lui fallait-il pour repousser des habitudes que lui seul dans le service condamnait?

Il ne faut voir là que le reflet d'une disposition très générale de la société cambodgienne (et d'autres sociétés asiatiques) où l'autorité est identifiée à la séniorité et où la compétence n'est pas une norme acceptable ou suffisante de hiérarchisation. L'attitude ambiguë de Sihanouk le révélait assez. Il était résolument modernisateur, il appelait la jeunesse à prendre une plus grande part de responsabilité en même temps qu'il se défiait justement des jeunes qui faisaient montre d'initiative, et qu'il maintenait la vieille garde contre vents et marées. Elle détenait une autorité naturelle que les jeunes n'auraient su qu'usurper. Au moment où Sihanouk faisait appel, depuis Pékin, à la jeunesse pour qu'elle prenne la relève, il mettait à la tête de son gouvernement en exil son vieux maître Penn Nouth, l'un des plus anciens personnages de l'Etat, déjà haut fonctionnaire avant la Seconde Guerre mondiale, premier ministre des moments difficiles. Il avait pris sa [81] retraite en 1962, mais il a fallu l'en sortir encore malgré une santé déficiente. C'est Télémaque confiant à Nestor la conduite des affaires.

Le deuxième problème posé par l'inflation scolaire est celui de la qualité réelle d'un enseignement si brutalement gonflé. Des milliers de maîtres hâtivement formés, n'ayant pour tout bagage que quelques années de lycée, ou parfois le baccalauréat, ont été envoyés dans les villages dispenser des connaissances souvent mal assimilées et toujours mal adaptées au milieu.

Car l'enseignement secondaire est presque entièrement copié sur l'enseignement qui avait cours en France vers 1960 avant les réformes des dernières années. A partir de la quatrième, les cours se font presque uniquement en français. Mais les élèves ont commencé à apprendre le français dans les petites classes avec des enseignants qui n'avaient de cette langue qu'une connaissance très sommaire et une pratique à peu près nulle. Ainsi les jeunes Cambodgiens utilisent à l'école un langage hybride, fait de constructions khmères réalisées avec des mots français. Ce frambodgien est parlé couramment par les professeurs; mais assez mal entendu par les élèves qui ne le pratiquent jamais oralement. Ils mémorisent des textes et les récitent.

Il leur faut pourtant, avec cet outil linguistique rigide et artificiel, avaler Cinna, La Fontaine, la géographie des Alpes, le siècle de Louis XIV, la gravitation universelle, les paramécies, Clemenceau et le behaviourisme. De ce point de vue, Louis XI n'est pas très différent de Napoléon et la France est une vaste étendue de rizières, avec ses buffles et ses paillotes.

Il n'y a rien à comprendre dans ce magma inintelligible qu'est le contenu de l'enseignement français, déballé en vrac à des jeunes gens à qui rien ne laissait croire jusque-là que le monde pouvait ne pas ressembler à l'horizon de leurs villages. L'opacité du médium linguistique achève de tout uniformiser dans une absence générale de pertinence. Quelques figures émergent, comme Louis XI justement; quand, sans doute, sa description morale le fait ressembler [82] à quelque personnage du folklore populaire. Les plus chanceux, les plus riches, les plus "bourgeois" arriveront à passer le baccalauréat. Les autres font de la graine de chômeur, de ces "semi-intellectuels" dont le prince a depuis longtemps dénoncé le danger: ne seraient-ils pas sensibles aux murmures de la subversion? Classes oisives, classes subversi ves17.

Cette culture terroriste se retrouve d'ailleurs dans les cours de civilisation khmère. On applique les mêmes principes. Les mots archaïques ou techniques sont empruntés au sanscrit, pour des raisons historiques mais non linguistiques. Les pauvres élèves ne s'y retrouvent pas mieux. Pour eux, l'histoire et la géographie du Cambodge sont finalement aussi confuses que celles de la France...

Les ravages de l'enseignement colonisé, le scandale hypocrite et doucereux de la coopération culturelle, ce sont là des prolongements de l'enseignement que l'on ne songe guère, en France, à remettre en cause puisque l'effet ne s'en fait sentir qu'à l'étranger et, en somme, par un effet d'extension. Mais sa fonction est claire.

Plus encore que dans les pays industrialisés, il s'agit d'entretenir une différenciation sociale. La participation active des professeurs étrangers garantit que seuls les éléments possédant réellement cette culture étrangère ont des chances de franchir les barrages. Or il est évident que seule la bourgeoisie urbaine et riche possède les moyens de s'approprier cette culture. Les fils de paysans, à moins de qualités très exceptionnelles, se voient interdire l'approche du prestige. Système doublement mandarinal donc, puisqu'il introduit cette épreuve supplémentaire de l'aptitude à parler le français. On a certes songé à khmériser l'enseignement, mais de timides réformes n'ont été que mollement appliquées. Il n'y a pas de manuels, dit-on, et les professeurs ne peuvent pas se reconvertir du jour au [83] lendemain. C'est un peu la même chanson qu'à Saigon. Dans les deux cas, les couches dirigeantes ne veulent pas en vérité abandonner ce fantastique monopole qui ouvre la voie du pouvoir, la maîtrise de la langue et de la culture occidentale. On allègue d'insurmontables difficultés techniques. Pourtant, au Viêt-Nam du Nord, l'enseignement se fait depuis longtemps entièrement en viêtnamien, avec des résultats probants.

Si l'enseignement reste donc colonisé, il est (ou était) de surcroît "sihanoukisé". Le modèle général des relations d'autorité s'y reproduit très crûment: hiérarchie immuable (sauf par décret princier), privilège des gérontes, nationalisme chauvin, alignement inconditionnel et immédiat sur la ligne politique définie par le prince, encadrement policier. Une enseignante de la faculté des lettres écrivait en 1969: "Le Cambodge a été doté par les bons soins du prince, de la vérité. L'histoire, la géographie, le journalisme, le cinéma, la littérature et la médecine, la science et les arts doivent s'inspirer des critères qu'il a définis. Un jour le Cambodge fut, c'était en 1953, et il fut sihanoukiste. A partir de là, une gigantesque entreprise de falsification historique et politique se développe et s'accompagne d'une lente strangulation de tous les chercheurs, enseignants, intellectuels, étudiants et lycéens qui cherchent le comment et le pourquoi de toutes choses.

"A quoi bon dès lors lire et réfléchir et rechercher la vérité, s'il faut s'en défendre dans le même moment? Rien ne pousse ou n'incite le lycéen ou l'étudiant au travail et à la réflexion personnelle, ni la tradition ni le régime. La presse, la radio, les films contribuent à cette immense entreprise de nivellement et de chloroformisation; lire devient presque un acte extra-ordinaire.
"Historiquement brimés depuis des siècles, encore mal remis de la gloire d'Angkor, le Cambodge et sa jeunesse cherchent à se manifester, à s'exprimer par-delà les ambiguïtés et le passéisme. On décèle, à bien prêter l'oreille, l'impatience du jugement qui se révolte, la lassitude derrière l'extraordinaire gentillesse quotidienne, et la peur [84] aussi, malgré le sourire khmer, si justement célèbre. Et si la servilité qui règne dans les labyrinthes de la hiérarchie semble affirmer tranquillement que chacun est bien à la place que lui a accordée le Sangkum, il faut envisager de voir un jour ces génuflexions se redresser avec violence." (Nelcya Delanoë)

Un autre enseignant, encore en poste à Phnom Penh, décrit ainsi la vie universitaire:

"Au-delà du bureau en formica du professeur commence le vide: les bibliothèques sont très maigrement pourvues puisque la pénurie est elle-même divisée en de très nombreux établissements; les dotations initiales ne sont pas complétées par des achats réguliers, même modestes. [...] On devine à cet émiettement que le nombre impressionnant d'établissement d'enseignement supérieur, loin de représenter une réussite, constitue une faiblesse. Multiplier les administrations (et les postes de doyens, de recteurs, de trésoriers...) c'est diviser les moyens et les crédits. Cet éparpillement géographique facilite bien entendu la tâche de surveillance: de petits groupes d'étudiants sont mieux contrôlés par des fonctionnaires inoccupés qui rôdent dans les couloirs à l'affût de paroles subversives. L'orientation résolue vers un enseignement original n'est pas amorcée, sauf en khmer. On étudie peu les pays de l'Asie du sud-est. On connaît mal les réalités cambodgiennes. (Des études objectives conduiraient à contredire les discours officiels.) On préfère par crainte, étudier des problèmes lointains, pour éviter les ennuis.
"La vie étudiante n'existe pas Il n'y a pas de foyer, pas d'activité culturelle. A peine le cours terminé, l'étudiant, et à plus forte raison l'étudiante (fortement surveillée par sa famille qui envoie l'automobile à la sortie du cours) s'en vont chez eux, se replier sur la cellule familiale et son confort. L'association des étudiants en lettres est dirigée par la fille du chef de l'armée, le général Tioulong." (Juin 1969.)

Le tableau est clair. En fait, la soudaine multiplication des facultés en 1964 correspondait à un but précis: dis[85]suader les bacheliers d'aller étudier à l'extérieur. Les autorités avaient bien remarqué qu'une forte proportion des étudiants qui rentraient avait tendance à remettre en cause les fondements du régime, soit en critiquant le népotisme et la corruption, soit même au nom d'idées politiques plus "subversives". Garder les étudiants de ces "dangers", les maintenir coupés du monde extérieur et donc de références sociales et politiques qui les auraient amenés à s'opposer au régime, les avoir sous la main, atomisés en petits groupes sans cohérence, pour les "sangkumiser" afin qu'ils restent "nationaux", tels étaient les objectifs avoués de ce bond en avant. L'intendance ne pouvait pas suivre. L'appel aux enseignants étrangers (français, soviétiques, allemands) contribuait au renforcement de la barrière culturelle qui protégeait la bourgeoisie, et mettant ainsi une grande partie des enseignants en dehors du jeu politique proprement cambodgien, facilitait les promotions et la création ex nihilo d'une élite universitaire d'autant plus cramponnée à ses dérisoires privilèges que sa compétence réelle était, dans la plupart des cas, très limitée. Car beaucoup d'intellectuels cambodgiens préféraient, dans ces conditions, demeurer à l'étranger, surtout en France. Ce système n'empêchait pas, bien sûr, les enfants des familles riches d'aller étudier en France, à leurs frais, ou en "achetant" les bourses offertes par les gouvernements étrangers.

Le résultat le plus clair de cette politique, que certains n'hésitent pas à qualifier de totalitaire, est l'absence d'une véritable intelligentsia khmère. En ne prenant pour référence que le Sud-Est asiatique, Phnom Penh apparaissait comme une ville singulièrement pauvre et léthargique sur le plan de la vie culturelle. Bangkok ou Kuala Lumpur semblaient par contraste des villes riches et animées, sans parler de Djakarta et des splendeurs de la culture javanaise. On peut comprendre, certes, la méfiance du prince, lui-même autodidacte, à l'égard des "intellectuels", parfois frondeurs. Mais la suppression systématique de toute entreprise d'allure culturelle et son remplacement [86] par des simulacres engoncés dans le formalisme officiel ne créaient que le silence. Ce silence cachait une opposition sourde, d'autant moins apte à s'exprimer que les cadres conceptuels d'une opposition véritablement politique étaient absents de la tradition ou trop éloignés dans l'espace. L'absence de vie culturelle était ainsi étroitement liée à l'absence de vie politique. C'était là le but recherché. La situation créée par le coup d'Etat du 18 mars a brutalement révélé la contradiction. Il ne fut donc pas surprenant de voir les "intellectuels" se ranger massivement du côté hostile à Sihanouk. Choix d'abord négatif, mais essentiel pour eux, et dont ils ne développeront les conséquences que lentement et plus tard. Il leur faut prendre d'abord une leçon de choses politiques.

[87]

8

L'administration orientale


Malgré ce système complexe et robuste, les événements ont amplement prouvé ce qui déjà était perceptible, à savoir l'échec de l'intégration des jeunes couches montantes. Il y a à cela des raisons économiques, que nous verrons plus loin et des raisons sociologiques dont la première est que la jeunesse ne forme pas une classe distincte dont les intérêts seraient séparés. L'inachèvement du processus de nation-building, de construction de l'entité nationale au sens moderne et non plus médiéval du terme, entité capable de susciter un pouvoir qui l'englobe tout entière, cet inachèvement donc montre l'absence d'un véritable facteur d'unification, absence imputable au très bas niveau de développement des forces productives. On aura voulu y suppléer par l'omniprésence d'un pouvoir logomachique, par l'influence, partout étendue, d'un système centralisé de pouvoir et de répression. Le sort fait à la jeunesse scolaire est révélateur à cet égard.

La colonne vertébrale de cette ossature ne pouvait être que l'administration; il n'est que de rappeler comment le Sangkum s'y était vite identifié. Le statut de cette administration n'est pas sans intérêt. Elle est le produit historique de l'administration de type mandarinal, léguée par l'ancienne monarchie, sur laquelle se greffa le surgeon colonial; le tout fut peu à peu remodelé, après l'indépendance en fonction des besoins idéologiques et pratiques de l'inté[88]gration nationale et de son manque de moyens concrets. De son origine lointaine, maintenue en vie avec soin par une administration coloniale indirecte, heureuse d'en respecter les archaïsmes, l'administration a conservé l'idée générale qu'elle est un ensemble d'offices. L'idée de service public est tout à fait étrangère à des fonctionnaires qui, dans la pratique, doivent acheter leur "charge" et la conçoivent donc comme un capital qu'il faut faire fructifier. "La concussion, dont la plupart des Cambodgiens n'aperçoivent pas le caractère délictueux, est héritée du système du mandarinat. Autrefois, les mandarins ne recevaient pas d'émoluments officiels et, tels les collecteurs d'impôts de l'ancienne France, ils vivaient et s'enrichissaient avec les "dons" versés par les habitants18."

La comparaison est particulièrement bien venue, et si la vénalité des charges fut abolie par la Révolution et les réformes napoléoniennes, nous en connaissons encore des vestiges.

Or l'abolition de principe de cette vénalité au Cambodge ne résultait nullement d'une évolution interne mais de l'application brutale du juridisme occidental, à bien des égards irrationnel et incompréhensible aux yeux des populations locales. C'est pourquoi l'abolition formelle de cette pratique ne pouvait pas la supprimer; elle est devenue discrète, cachée. Et d'ailleurs, l'exemple donné par le haut ne pouvait que maintenir les fonctionnaires dans l'idée que le bien du public, c'est d'abord le leur propre.

Ainsi, tout se paie, une signature sur un document officiel (il en faut toujours plusieurs, parfois une quinzaine pour un document douanier), un poste dans la fonction publique, une "protection" pour une affaire, l'entrée à l'hôpital, au lycée, etc.19. Le fonctionnaire ne demande [89 rien, mais il ne fait rien avant qu'une gratification conventionnelle ne lui ait été glissée. Sinon, les dossiers se perdent, ou restent indéfiniment dans les tiroirs. Une gratification supplémentaire peut même accélérer le mouvement et supprimer tous les obstacles. Bien que le montant en soit à peu près standardisé, ces gratifications s'adaptent à l'état de richesse du contribuable. Les plus riches paient plus cher, à moins qu'ils ne puissent pratiquer avec les responsables à l'échelon supérieur un échange de bons services. On donnera, par exemple, gratuitement un visa de sortie (vers l'étranger) à un fonctionnaire de l'Education nationale qui pourra "faciliter" la réussite scolaire des enfants de certains policiers, et ainsi de suite.

Mais ces gratifications ne sont pas entièrement personnelles. Elles sont redistribuées d'abord parmi les pairs que leurs fonctions ne mettent pas en position d'exploiter directement le public. Ensuite, une portion importante va à l'échelon immédiatement supérieur, qui redistribue à son tour. Ce qui est rétribué là est l'engagement du fonctionnaire. Puisque c'est lui qui a été choisi et non un autre, il a été l'objet d'une faveur dont il convient qu'il s'acquitte ponctuellement. Il en va de même pour son supérieur qui ne doit sa place qu'à la faveur de quelqu'un de mieux placé. En somme, l'argent extrait du "client" de l'administration circule en sens inverse du salaire. Il faut dire que ce dernier est en général très bas, et qu'il ne suffirait pas à assurer le train de vie auquel le détenteur de ladite fonction publique croit pouvoir prétendre.

Chaque secteur de l'administration publique est ainsi une pyramide de quémandeurs dont la vénalité s'accroît à proportion de leur autorité. Cette double circulation assure à la fois l'enrichissement, à un taux progressif, de la couche dirigeante, et la loyauté des fonctionnaires à l'égard de cette même couche. Elle est un véritable principe de gouvernement20. Les scandales retentissants [90] qui éclatent de temps à autre ne mettent pas ce principe en cause. Ils le réaffirment au contraire en exposant la turpitude de ceux qui ne l'ont pas respecté, en refusant de redistribuer l'argent. La concussion a des règles aussi strictes que la moralité, et qu'on ne saurait transgresser sans que l'injustice ainsi commise ne se retourne contre ses bénéficiaires.

La corruption possède cet "avantage" qu'elle s'exerce aussi bien aux dépens des trafiquants que des honnêtes gens. Les importations frauduleuses, les opérations de contrebande, les détournements de fonds ou de matériel, les spéculations illicites sont taxées de la même façon que les fonctionnaires chargés de les réprimer.

De cette masse monétaire qui circule ainsi sous le manteau, le pouvoir prélève deux parts. La première va directement dans les caisses des clans qui se partagent la gestion des affaires de l'Etat. L'argent transite par Hong Kong ou Singapour, où il s'échange contre des devises convertibles, puis il va s'investir en Europe, souvent en France (la dévaluation d'août 1969 fut un coup dur), parfois même aux Etats-Unis.

On peut ainsi déceler l'existence de plusieurs clans politico-financiers, celui des princes de la branche Sisowath, celui des anciens Démocrates, dont le prince Sirik Matak est un beau fleuron, celui des grosses fortunes chinoises, celui des militaires auquel est lié le général Lon Nol, celui des gestionnaires des entreprises nationalisées qui, pour se défendre contre les autres clans, lancèrent en 1969 un quotidien de langue française, Le Courrier phnompenhois. Le plus important, jusqu'au coup d'Etat, était celui de la belle-famille du prince. Autour de Monique Sihanouk, la femme actuelle du prince, à qui la famille royale reprochait son origine roturière, s'était concentrée une puissance considérable. Des membres de ce clan, Oum Mannorine et Sosthène Fernandez, contrôlaient l'ensemble des services [91] de police. Ils avaient également la haute main sur les grands circuits de la corruption: nomination des gouverneurs de province, contrebande avec le Viêt-Nam, approvisionnement du F. N. L., trafic des pierres précieuses de Païlin, trafic de l'or, etc. Lorsqu'ils n'organisaient pas le trafic eux-mêmes, ils prélevaient une dîme.

Cela n'allait pas sans provoquer des mécontentements et des jalousies. Car à cette prééminence d'ordre financier, la belle-famille joignait une influence politique certaine, qui s'exerçait sur le prince lui-même, à tel point qu'il lui est arrivé, dans certains discours de la dénoncer à mots couverts. Les fluctuations de l'actualité étaient parfois attribuées à des brouilles passagères ou à des rapprochements entre le prince et sa belle-famille, regroupée autour de Neak Moneang Monique, sa femme. Bien qu'il n'en profitât guère personnellement, le prince était parfaitement au courant de tout ce qui se passait, des agissements des uns et des autres. Le cas échéant, il les protégeait, non pas pour en extraire un profit financier, mais pour s'appuyer sur la puissance politique de tel ou tel groupe. Il est très symptomatique, par exemple, que la préparation politique du coup d'Etat de mars se soit faite par une série d'accusations, lancées par le gouvernement devant l'Assemblée, contre Oum Mannorine, l'un des principaux chefs de la sécurité. Celui-ci en appela à Sihanouk, alors en France, qui intervint par lettre pour défendre le demi-frère de sa propre femme. Mais la partie était déjà jouée à Phnom Penh et l'intervention du prince resta lettre morte. Elle n'eut pour effet que de stimuler les violentes attaques que la presse lança au lendemain du coup contre Monique et sa famille.

Elle était loin d'être populaire. A une époque où personne n'aurait songé à s'en prendre au prince lui-même, de jeunes Khmers, professeurs ou petits fonctionnaires la comparaient à Mme Nhu, la belle-soeur du dictateur sud-viêtnamien Ngô Dinh Diêm, elle aussi à la tête d'un clan qui mettait le pays en coupe réglée. Certes, ce qui était terreur au Viêt-Nam n'était que crainte au Cambodge; les rapines s'effectuaient sur une échelle plus modeste. Mais le fait que la compa[92]raison était spontanément faite au Cambodge indiquait assez que sans attaquer le régime lui-même, une partie de l'opinion publique, au moins à Phnom Penh, attribuait aux proches du pouvoir l'origine des maux qui accablaient le peuple.

On s'en rendait tellement compte en haut lieu qu'il fut décidé de "blanchir" l'image de la femme du chef de l'Etat. On donna une nouvelle et vive impulsion à la Croix-Rouge cambodgienne; Mme Monique en fut nommée présidente et ses bienfaits hautement proclamés. Désormais, régulièrement, la presse énumérait les dons individuels ou collectifs effectués par la Croix-Rouge aux victimes d'accidents, d'opérations américano-sud-viêtnamiennes ou contre les rebelles "rouges". On mentionnait les visites de Neak Moneang et l'activité des dames volontaires. Mais, et de façon typiquement sihanoukiste, on publiait également la liste des donataires et les nouvelles adhésions. Il devint vite clair qu'il ne pouvait être question pour quiconque de ne pas répondre aux sollicitations. L'opération, d'ailleurs, ne visait sans doute aucun profit direct, mais plutôt le gain d'un prestige qui pût contrebalancer une réputation déjà ternie.

A vrai dire, la famille du prince lui-même n'était pas à l'abri des rumeurs. Il y a quelques années un journaliste avait écrit dans Newsweek que la reine mère Kossomak prélevait un pourcentage sur les maisons de tolérance de la capitale. Les journalistes américains furent interdits de séjour, mais les bruits continuaient à courir parmi les Cambodgiens. En 1969, le prince évoquait publiquement les rumeurs selon lesquelles sa mère et d'autres princes ou princesses avaient des intérêts directs dans les tripots clandestins. Il le disait pour le démentir, sans pour autant convaincre l'homme de la rue.

En fait, une lutte véritable contre la corruption était impossible dans la mesure où la quasi-totalité des dirigeants en étaient les bénéficiaires directs. On le vit bien au moment de l'affaire du Casino. Vers la fin de 1968, les caisses de l'Etat n'étaient guère remplies, et Sihanouk lança plusieurs [93] attaques contre les salles de jeux clandestines, leur reprochant de drainer d'importantes sommes d'argent qui auraient dû rester dans le circuit économique. Il menaça de les faire fermer car elles étaient bien connues. Des instructions spéciales furent données à la police, fort embarrassée car elle "protégeait" les lieux.

Elle s'acquitta de cette tâche avec une ardeur dont témoigne, par exemple, ce compte rendu de Sosthène Fernandez, secrétaire d'Etat à la Sécurité nationale:

"Le 18 novembre 1968 à 10 heures, j'ai convoqué à mon cabinet les tenanciers des douze tripots de jeux d'argent connus dans la capitale et en présence de Sahachivin, Directeur des Bureaux, Sahachivin Chef de la Police Spéciale, Sahachivin Chef de la Police Judiciaire de mon Département, le Commissaire Central de la Police Municipale et le représentant du Secrétariat d'Etat à la Défense en Surface, j'ai lancé un avertissement ferme en leur demandant de cesser immédiatement leurs activités délictueuses à partir de ce jour.
"Par ailleurs, un Comité mixte de contrôle et de répression dirigé par un inspecteur de la Police Judiciaire et composé des éléments de la Police Nationale, de la Police Municipale et de la Défense en Surface a été mis sur pied également à partir de ce jour.
"Le résultat de cette mesure préconisée par vous [le Président du Conseil] sera informé incessamment.21"

C'était demander au voleur de s'attraper lui-même. Cet "avertissement ferme" n'était qu'un leurre, la présence des autres hauts fonctionnaires de la police une réunion de larrons pour se partager le butin. Il était impossible, en fait, de rien faire, puisque les véritables protecteurs de ces tripots étaient des altesses royales ou de très hauts personnages Ils en assumaient la protection contre une ristourne versée par les véritables propriétaires, de riches trafiquants chinois La clientèle était d'ailleurs surtout chinoise.

Sihanouk le savait bien et ses promesses de prime n'ayant [94] pas séduit les policiers, il décida que puisque jeux il y avait, jeux il y aurait, mais officiellement. Cet argent, il fallait "qu'il aille dans la poche de l'Etat", dit-il. Et le besoin d'argent frais se faisait cruellement sentir. On ouvrit donc un casino dans la capitale et un autre à Sihanoukville. Les tables de jeux furent adjugées aux plus offrants; le total devait rapporter à l'Etat quinze mille francs par jour. Un heureux hasard fit que les heureux adjudicataires étaient précisément ceux qui possédaient les tripots clandestins, et l'on vit même des altesses royales devenir tenancières.

Ce fut indescriptible. Dès le premier jour, on s'y rua. Des milliers de personnes, commerçants, fonctionnaires, lycéens, paysans, se précipitèrent pour aller perdre leurs petites économies sur les tables de jeux chinois. Le casino était ouvert jour et nuit, la ville semblait saisie par la fièvre. Du jour au lendemain, les abords du casino, près du fleuve, se couvrirent de boutiques de prêteurs sur gages. Il fallait des chaussures pour entrer. On en loua aux porteurs de sandales. Certains vendirent leurs voitures sur-le-champ, d'autres se suicidèrent, une circulaire interdit aux fonctionnaires ayant des responsabilités financières d'entrer au casino, les vols augmentèrent, les lycéens désertèrent les salles de classe. Une sorte de folie générale saisit tous les Chinois, mais aussi bon nombre de Khmers, de Viêtnamiens et d'Européens. L'orgie était très rentable, et au début au moins, les profits furent énormes. Mais le mécontentement n'en était pas moins grand. Beaucoup de gens y virent un moyen de gouvernement peu moral et se plaignirent de la malhonnêteté envahissante. Une sorte de sentiment d'instabilité s'établit qui n'était pas particulièrement favorable aux autorités en place.

Nous avons dit plus haut que le produit de la corruption se divise en deux et qu'une partie de ces profits se réfugie à l'étranger. L'autre partie, de beaucoup la moindre, est remise en circulation par les plus gros prébendiers sous forme de "contributions volontaires" à la caisse privée de bienfaisance du prince, l'O. N. E., l'oeuvre nationale d'Entraide. Il s'agit d'une sorte d'impôt sur les bénéfices, [95] légaux et illégaux, dont le montant est déterminé par les contribuables eux-mêmes, et il n'était pas dans leur intérêt de trop le sous-estimer. Le prince puisait très libéralement dans cette caisse pour octroyer, lors de ses tournées en province, de multiples dons aux spectateurs, aux pagodes et aux villages. C'étaient des coupons de "tissu Sangkum", du riz, des outils, de l'argent. Ces libéralités n'apportaient qu'un mieux-être dérisoire.

Les contributions à l'O. N. E. mettaient les commerçants et les directeurs des entreprises nationalisées à l'abri des tracasseries administratives. Ces sommes qui atteignaient parfois cent mille francs pour les grandes entreprises nationalisées, entraînaient des détaxes. Les listes de donataires étaient publiées dans la presse, précieuse sauvegarde dans un système qui veut que les bilans comptables soient faits sur mesure. Pour le prince, l'avantage était immense: il pouvait ignorer le parlement ou les restrictions du Trésor public. Puisant également dans la caisse du Sangkum, il apparaissait ainsi à la foule comme le donateur universel et le responsable personnel de tous les travaux qui incombent ordinairement à l'Etat. Mais ces largesses n'étaient pas sans coûter cher et, les derniers temps, les fonds de l'O. N. E., subissant l'évolution générale, semblaient s'être quelque peu raréfiés.

Ce système ne pouvait fonctionner, c'est-à-dire collecter l'argent sur une base permanente, que grâce à l'existence d'une police relativement bien organisée en laquelle le prince semblait avoir confiance. Divisée en nombreux services, contrôlée par le clan de la belle-famille, la police, dans son ensemble, et malgré la nonchalance extrême qui prévalait dans tous les services publics, paraissait relativement bien informée.

Si on le compare à d'autres à qui l'adjectif s'applique, il est certain que le Cambodge du Sangkum n'était pas un Etat policier. Cependant, il existait (et il existe encore) une police politique, fort mal connue, qui arrêtait des suspects et les maintenait en détention pour de longues périodes, sans jugement. Il y a, dans les locaux de la sécurité, une [96] grande salle commune, que les détenus appellent la "grille" et où l'on entassait toutes sortes de gens: petits voleurs, Viêtnamiens déserteurs de l'armée gouvernementale, Viêtcong, professeurs khmers, anciens politiciens, fonctionnaires accusés de corruption. Certains y restaient quelques jours, d'autres, plusieurs mois. Leur caractéristique commune était de n'être pas inculpés. Chaque soir, vers sept heures, des détenus étaient emmenés, et longuement battus ou torturés dans une pièce voisine.

On pouvait, bien sûr, soudoyer les gardiens pour obtenir un traitement plus décent, et une nourriture autre que l'infâme brouet quotidien. Mais la meilleure façon d'en sortir était encore de rédiger une belle supplique au prince à laquelle sa clémence pouvait être sensible. Plusieurs détenus subalternes se libérèrent ainsi. D'autres, moins chanceux ou moins riches, disparurent sans laisser de trace.

Parmi les détenus politiques aussi, il y a eu des disparitions. Ils étaient plusieurs centaines à être détenus en cellules. Opposants de droite, de gauche, simples suspects, ils étaient un peu oubliés du monde. Personne, à l'étranger, ne les revendiquaient. A Phnom Penh, on n'en parlait pas, et d'ailleurs on ne savait pas toujours ce qui arrivait à ceux que la police arrêtait.

Après le coup d'Etat, quatre cent quatre-vingt-six prisonniers politiques furent libérés et au cours de la cérémonie, le 2 avril, M. Trinh Hoanh, secrétaire général du "Comité national de sauvetage" exprima l'espoir de voir ces anciens détenus se faire les propagandistes du nouveau régime. Il se garda de mentionner que d'autres personnalités, liées au précédent régime, venaient d'être arrêtées.

La répression politique n'est qu'un des aspects de l'activité policière, qui prenait d'autres formes dans la vie quotidienne du royaume. La plus courante était celle du racket des transports. La chose était tellement institutionnalisée que personne, jamais, ne songeait à s'y soustraire. Les transports en commun devaient s'y soumettre. Les voitures particulières étaient en général exemptées, car leurs propriétaires étaient sans doute riches, donc puissants. En [97] ville même. les policiers arrêtaient au hasard cyclopousses, vélos, scooters et motos; leurs conducteurs acquittaient cet étrange péage sans récriminer. A quoi bon? Bien évidemment, les commerçants payaient aussi. Le salaire mensuel d'un agent de police ne dépassait guère, il est vrai, cent cinquante à deux cents francs par mois et il lui fallait engraisser ses supérieurs.

Les sommes demandées aux chauffeurs étaient modestes d'ailleurs: de deux à cinq francs selon les véhicules. Mais à vrai dire, cette collecte représentait l'essentiel de l'activité des agents de police. Les gradés ne s'en mêlaient que pour les gros transports illicites, comme ceux qui se pratiquaient entre Phnom Penh et Bavet, un gros marché à cheval sur la frontière sud-viêtnamienne. Là, les voitures individuelles étaient lourdement taxées, mais plus encore les camions chargés de produits américains, achetés à bas prix du côté viêtnamien. C'est pourquoi, il n'était pas, de l'avis même des hauts fonctionnaires, de meilleur poste que ceux de gouverneurs de Takèo ou de Svay Riêng. Ils étaient coûteux à obtenir, mais six mois suffisaient à y faire amplement fortune, et de fait, les gouverneurs changeaient assez souvent.

L'armée, elle aussi, participait à cet enrichissement général de la fonction publique. Il vaudrait mieux dire les officiers. Tel capitaine, par exemple, a pu acheter à bon marché, grâce à ses protections, un terrain dans les nouveaux lotissements de Tuol Kork, récemment regagnés sur le marais. L'intendance lui a fourni du ciment donné au titre de l'aide par la R. D. V. N., ainsi que différents matériaux; quelques soldats ont fait fonction de maçons; les meubles provenaient des magasins militaires. La maison terminée sera louée à quelque expert étranger, doté d'un salaire "international".

Dans de telles conditions, l'investissement est amorti en un an à peine. Quelle entreprise serait plus rentable? Lors du rejet de l'aide américaine, en 1963, les loyers des villas s'étaient effondrés de moitié. Le nouveau tour des événements va certainement faire doubler les prix, comme [98] à Saigon en 1965. Et en faisant payer d'avance aux Américains six mois ou un an de loyer, le propriétaire récupère un capital suffisant pour mettre en chantier une nouvelle construction.

Ce n'était pas, sans doute, un monopole des militaires, mais ils dominaient le marché de l'immobilier. Ils y réinvestissaient les profits réalisés dans la contrebande avec les Viêtnamiens, Saigon et le F. N. L. Le riz, le bétail, le tissu partaient ainsi en quantités importantes vers la capitale sud-viêtnamienne ou vers les bases de la guérilla. Les échanges se faisaient en riels, en dollars américains ou en dollars Hong Kong. A l'occasion de l'arrestation par la police de trois trafiquants, en 1969, chez qui furent saisies quinze mille coques de grenade, on apprit que du matériel militaire était fabriqué ou vendu sous la discrète égide de l'armée royale, opération fructueuse à laquelle les officiers n'avaient pas cru bon d'associer leurs collègues de la police. C'était là un tort impardonnable.

Dans l'édifice de l'administration orientale, coiffé de sa "bureaucratie" terrestre, la clé de voûte reste apparemment le prince. La légalité, c'est ce qui se passe avec son approbation expresse. Les affaires plus ténébreuses, il les couvre discrètement. Nul n'est censé ignorer les règles du jeu. Il décide de tout, dans les plus médiocres détails. On ne fait rien dans le pays qui n'ait fait l'objet d'un joli dossier sur lequel se détache: "Examen de Monseigneur." Le moindre sous-fifre d'une province éloignée rend compte de ses décisions à Chamcar Mon, en faisant un rapport à "Sahachivin chef de cabinet de Samdech, chef de l'Etat", même s'il s'agit de creuser une canalisation, du niveau des pluies, ou du bilan d'un magasin d'Etat.

La fuite devant les responsabilités, au sein de la bureaucratie, est ici encore plus poussée qu'ailleurs. Il n'est pas de domaine, si trivial soit-il, qui ne relève de la compétence du chef de l'Etat. On aura donc tendance à tous les échelons à renvoyer les décisions vers le haut. Les ministres sont ainsi surchargés par les détails de décisions que ne veulent pas prendre les bureaux. Les ministres eux-mêmes, réduits [99] à l'état de scribes-contrôleurs renvoient les décisions à prendre devant le conseil des ministres. Le résultat en est "une centralisation paralysante au sein du gouvernement". Le conseil des ministres "n'a plus le temps de s'occuper des grandes affaires politiques et se contente d'une mission administrative subordonnée22.

L'exercice du pouvoir était donc marqué par un double phénomène: concentration croissante dans les mains du prince, dilution dans les détails et le contrôle de l'exécution. De façon assez fréquente, mais aussi désordonnée, le chef de l'exécutif était donc contraint à des tâches qui, dans une bureaucratie "normale" ou simplement relativement rationnelle, auraient été celles d'un chef de service dans un département ministériel. Il ne s'agissait point tant d'un empiétement volontaire et systématique du prince que d'un système très hiérarchisé de clientèle où chacun évite les responsabilités, attitude pleinement justifiée par deux facteurs: l'idéologie générale du service public comme une fonction de rapport lucratif et l'arbitraire d'un dirigeant dont les actes sont incontrôlables et même imprévisibles.

On comprend mieux, dès lors, les continuels tiraillements qui marquaient les relations du prince avec le parlement. Maintenue en vie, mais vidée de toute représentativité réelle, l'Assemblée était censée débattre de questions dont la décision ne lui appartenait pas. Elle n'exerçait, en fait, qu'un pouvoir de remontrance, enveloppée d'ailleurs dans une flatteuse rhétorique, mais dont l'effet le plus sûr était d'agacer le prince. Il a toujours ressenti le parlement comme une institution antagoniste de son pouvoir, même quand il truffait la chambre de notables plus ou moins à sa dévotion. Ce n'est pas sans raison que Norodom Sihanouk se disait gaulliste et voyait même parfois le général comme le réalisateur d'une politique qu'il avait luimême préconisée depuis longtemps. Certains parlaient à l'époque d'"hypergaullisme".

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Comment qualifier ce pouvoir? Il serait insuffisant de le dire seulement charismatique. Très centralisé et personnalisé, bureaucratique et isolé, confus dans les détails, inefficace dans l'exécution, corrompu de bas en haut, il fonctionnait à sens unique. Le Congrès national lui servait d'assemblée consultative, avec ses séances de brain-storming, quand elles ne s'enlisaient pas dans les règlements de compte personnels.

Certes, le prince critiquait assez souvent, et publiquement, les défauts de fonctionnement du système qu'il gérait. Mais rien ne venait ôter à ces dénonciations leur caractère platonique. Toute réforme profonde aurait d'abord mis en cause les fondements, religieux et sociaux, du pouvoir: l'absence de corps intermédiaires audessus de l'horizon des villages. Entre la théocratie et le modernisme occidental, le choix restait à faire, et il était sans doute impossible dans la situation où la puissance coloniale avait laissé un Etat khmer, soumis, par surcroît, aux violentes pressions de l'étranger. Les ambiguïtés de l'orientation du régime étaient encore plus sensibles dans trois domaines essentiels: la gestion économique, la répression contre les rebelles et la politique étrangère, c'est-à-dire surtout le problème viêtnamien.


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