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Roger Garaudy
L'AVENIR: MODE D'EMPLOI

La place de la foi dans la société

Ces prophètes, porteurs du message irréligieux de la foi, ont enseigné le sens même de la vie.

Cette foi, née avec l'homme en qui Dieu a insufflé de son esprit, comme dit le Coran, ou enseigné le sacrifice inconditionnel comme il le fit pour Abraham ou Jésus, ne peut être enfermée dans une synagogue, une église ou une mosquée, avec leurs servants commémoratifs d'une religion coutumière.

Cette foi ne peut être séparée de la vie, celle du village et des champs , dans les usines et les laboratoires des villes, dans les écoles et les centres de recherche,.... et même dans les synagogues, les églises, les mosquées et les temples.

Comme le dit Hassan El Tourabi: "Dieu est dans la vie quotidienne, dans la politique, l'école, dans l'art, dans l'économie, mais vous l'avez emprisonné dans vos tabernacles et vos églises... Tous nos prophètes ont affirmé les mêmes valeurs mais comme, au cours de l'histoire, les problèmes ont évolué, les prophètes ont renouvelé les formes d'expression." (Interview du 16 avril 1995).

Le père Pannikar dit la même chose dans son étude sur L'Avenir de la foi (Biblia y fe, 1988): "les problèmes de la faim, de l'inégalité, de l'exploitation de l'homme et de la terre, l'intolérance, les guerres, le néo-colonialisme, sont des problèmes religieux."

Yehudi Menuhin, partant de sa foi juive, me communiquant sa méditation sur la défense du sacré, cherche aussi, sans éclectisme, le dénominateur commun de cette Foi présente au coeur de tous les hommes et qui l'appelle à un dépassement, quelle que soit la forme culturelle dont les trois mondes l'ont revêtue: "La vie n'a pas été créée une fois pour toutes et pour toujours. Seuls les fondamentalistes peuvent croire cela... Nous avons besoin d'une nouvelle religion fondée sur la foi, sur les valeurs éternelles de la foi- sur l'idée d'unité totale... mais aussi adaptée à la connaissance et à l'expérience contemporaine."

Evoquant les croyances qui ont fait des dieux des souverains tout puissants, et des dirigeants des Oints de ce Seigneur, il ajoute: "Je suis convaincu que notre monde exige une nouvelle formulation des valeurs du sacré, une nouvelle conception de la religion, parfaitement compatible avec les principes d'adoration et de prière mais exprimés d'un manière nouvelle reconnaissant notre propre être, et aussi celui des autres, comme sacrés; nos responsabilités les uns envers les autres, notre pouvoir de créer un monde plus juste.. Dans notre nouvelle religion... le puissant, le riche, le savant ont la responsabilité, alors que le démuni a le droit... Tels sont la religion, l'économie, l'ordre social, la vie créatrice des arts et des techniques, de l'éducation, tout cela ne faisant qu'un pour guider notre pensée et notre action."

Quelle sera la place de cette foi dans la société? Elle sera centrale, motrice. Et nous devons ici éviter maints écueils:

La conception dite libérale, où l'Etat n'intervient pas dans la religion, ses rites et ses dogmes. Cette privatisation de la religion porte sur les croyances et non sur la foi. Or la croyance est une manière de pensée, la foi une manière d'agir. La tolérance sera donc totale en ce qui concerne la croyance, mais il est interdit à la foi d'agir sur les structures concrètes du monde, selon les intérêts des individus et des groupes. "Assistez à la messe" comme à une commémoration, "écoutez la lecture de la Thora" par votre rabbin, "prosternez-vous", derrière votre imam, mais, à la sortie, insérez-vous docilement dans le système.

Ayez toutes les idoles intellectuelles que vous voulez pourvu que vous n'interveniez pas, au sortir du temple, pour changer l'ordre établi par le libre jeu du monothéisme du marché, régissant, dans la pratique, toutes les relations humaines.

A l'inverse, le totalitarisme prétend régner à la fois sur les esprits et sur les corps, sur la foi et les actions qu'elle commande, soit en érigeant l'Etat en une religion, soit en faisant d'une religion particulière une religion d'Etat qui établira un nécessaire dualisme politique et social. Qu'il s'agisse d'un Etat juif, d'un Etat chrétien, ou d'un Etat islamique, celui qui n'appartient pas à la religion officielle est un citoyen de seconde classe.

De ce point de vue la prétention chrétienne d'être la religion universelle est une forme typique de colonialisme spirituel, inséparable du colonialisme tout court.

Quelle que soit la solution choisie la confusion de la croyance religieuse et de la foi vivante et agissante à l'intérieur de toutes les religions rend le problème insoluble par la résurgence des intégrismes, qui consistent à prétendre que tous les problèmes ont été résolus, et pour toujours, par leurs pères fondateurs.

Si Bouddha, Moïse, Jésus, Mohammed, ont apporté des réponses et des solutions aux interrogations et aux problèmes de leur temps, cela ne nous dispense en aucune manière de la responsabilité de résoudre, à partir de leurs principes, les problèmes de notre temps: aucun sutra bouddhiste, aucun verset de la Bible ou du Coran, ne nous permet de résoudre, sans une interprétation préalable, les problèmes posés par l'énergie atomique, les multinationales, la spéculation boursière, le colonialisme, ou autres, qui ne se posaient pas au temps des prophètes. Nous pouvons seulement, à partir des principes qu'ils ont apportés, prendre, à tout risque, la responsabilité de les appliquer dans des situations historiques radicalement nouvelles.

Ceci n'implique aucun relativisme, ni éclectisme, ni syncrétisme. Chaque religion a sécrété, autour des principes communs à toute acceptation de la transcendance, des valeurs absolues, des cultes avec leurs rites et leurs dogmes propres à chaque culture pour tenter une approche de l'absolu. Il se peut que cette liaison ou cette soumission à Dieu qui exige la participation entière de notre être, y compris de notre corps, donne une forme particulière à la prière et à l'adoration, qui vont ensuite informer notre action.

La tradition culturelle de chaque peuple peut ainsi s'exprimer par une attitude particulière du corps, celle du yoga (joug) soumission à Dieu, pour les uns, de la prosternation ou de l'agenouillement pour d'autres.

L'essentiel est que cette posture du corps facilite la communication avec Dieu ou avec la sagesse (de quelque nom qu'on les désigne), et ne se dégrade pas en une gymnastique sans âme.

La diversité des religions, par la fécondation réciproque des cultures qui les spécifie, est une richesse que l'on ne peut détruire en imposant à l'autre la forme d'expression dont nous sommes, avec notre culture, les héritiers.

Nous ne pouvons revendiquer le monopole des voies d'accès à la transcendance, que nous l'appelions salut, libération, moksha ou nirvana.

Nous pouvons seulement, avec le plus grand respect du comportement rituel des autres, et des symboles par lesquels ils expriment leur foi, leur sagesse ou leur Dieu, nous enrichir de leur expérience, gravissant, par des voies diverses, la même cime, inaccessible peut être, qui nous fait rechercher le sens de notre vie et de notre histoire, et les voies de son accomplissement.

En résumé, ce qu'il y a le plus précieux, ce n'est pas ce qu'un homme dit de sa foi, mais ce que cette foi fait de cet homme. Comment le libère-t-elle de ses aliénations?

C'est-à-dire de ses ambitions personnelles réalisées par l'écrasement des autres, de ses projets partiels, individuels ou nationaux, qui ne tendent pas à la création d'une communauté universelle, symphonique, fin suprême de la foi qui appelle toutes les religions à la transcendance, au dépassement de soi.

Une démystification spirituelle est d'abord nécessaire.

Il faut certes corriger l'erreur d'aiguillage commise à la Renaissance lorsque l'on appela raison la seule science des moyens, en la mutilant de son autre dimension fondamentale, seule capable d'en mettre les merveilleuses découvertes au service de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction: la sagesse, qui est réflexion sur les Fins.

Mais, au delà, il faut en finir avec la pire perversion de la pensée humaine: la notion tribale de peuple élu, divisant l'humanité entre élus et exclus, accordant aux premiers le pouvoir de droit divin de dominer, d'asservir ou même de massacrer tous les autres, quels que soient ceux qui s'attribuent ce privilège, qu'ils soient hébreux ou chrétiens d'Europe réclamant l'héritage de l'élection pour persécuter les juifs qui s'en croyaient détenteurs, puis les musulmans par les Croisades, puis le monde par le colonialisme, jusqu'à ce qu'ils soient dépossédés de ce mythique droit par le destin manifeste que se décernèrent les Etats-Unis au détriment des Indiens, des Noirs, puis du monde, sacralisant même la royauté du dollar en inscrivant, sur chaque billet vert, que sa toute puissance était d'essence divine: In God We Trust.

Il faut d'abord en finir avec les lectures intégristes de la Bible qui font d'elles la seule écriture sainte de l'humanité, alors que chaque peuple, dans le monde, a vécu la préhistoire de son humanité en créant les grands mythes qui balisent le parcours millénaire de l'humanisation divine de l'homme. Tous les peuples ont une histoire sainte: celle de l'homme à la recherche de Dieu.

Les conséquences de ces affabulations sur un peuple élu, sans autre fondement qu'un seul texte, sont aggravées par le fait qu'un certain christianisme s'est prétendu l'héritier de cette tradition, s'est approprié l'élection divine pour s'attribuer un droit divin de domination du monde, en exerçant sur les non -- élus ses dominations, ses spoliations et ses massacres, au nom de la même supériorité ontologique, théologique, sur les Indiens d'Amérique, les esclaves déportés d'Afrique, et une grande partie de l'Asie, de la guerre de l'opium à Hiroshima, des destructions massives du Viet Nam à celles de l'Irak.

* * *

Nous avons aujourd'hui plus besoin de prophètes que de politiciens, plus besoin de Bouddha, de Jésus ou de Gandhi que de César ou de Napoléon, car rien ne commence avec les lois et les empires: tout commence dans l'esprit des hommes, et d'abord dans la révision sévère des religions traditionnelles qui, par leur dégénérescence intégriste, se sont transformées en théologies de la domination. L'intégrisme, c'est cette prétention de toute hiérarchie religieuse comme de tout pouvoir politique (qui se sert de la première pour justifier sa pérennité) de réduire la foi à la forme culturelle ou institutionnelle qu'elle a pu revêtir à telle ou telle période antérieure de son histoire: pour nous en tenir aux religions dominantes des dominants, et aux religions dominantes des dominés: le christianisme ne peut plus être ce que le fit Constantin: l'héritier d'un empire centralisé à Rome, prétendant imposer son idéologie et ses hiérarchies à tout le reste du monde dont on ignore ou veut ignorer les spiritualités autochtones.

Une telle religion divise. Elle fut le prétexte de tant de guerres! Alors que la foi unit dans un effort solidaire de dépassement pour parvenir à cette certitude qui demeure toujours un risque et un postulat:

-- Aucun homme ne peut prétendre avoir la foi comme on possède un trésor. L'homme de foi est toujours en route vers un commencement.

-- Le monde n'est pas fait de choses mais de sources, de jaillissement du sens.

-- Dieu n'est pas un être (comme les choses) mais un acte (celui d'incessamment créer). C'est pourquoi il n'a pas besoin d'être visible pour exister: il est ce mouvement qui est en nous sans être à nous.

Ainsi, contre les prédicants d'une fin de l'histoire, l'histoire, comme les fleuves, n'a pas d'autre embouchure que l'Océan.

* * *

Préparer politiquement cette mutation spirituelle universaliste, c'est d'abord mettre fin à la prétendue mondialisation qui est le contraire de l'universalité: c'est une entreprise impériale de nivellement ou d'anéantissement de la culture et de la foi de tous les peuples pour leur imposer, avec les armes et les dollars des Etats-Unis, l'inculture et le non-sens d'une religion qui n'ose pas dire son nom: le monothéisme du marché qui ne serait pas seulement la fin de l'histoire mais la mort de l'homme et du Dieu qui est en lui.

* * *

En 1985, lors du voyage du pape au Pérou, les Indiens des Andes lui remirent cette lettre: "Nous, Indiens des Andes et de l'Amérique, voulons profiter de la visite de Jean Paul II pour lui rendre sa Bible car, en cinq siècles, elle ne nous a procuré ni amour, ni paix, ni justice... remettez-la à nos oppresseurs car ils ont davantage besoin de ces préceptes moraux que nous-mêmes. La Bible nous est arrivée comme partie intégrante du régime colonial imposé."

Le problème actuel, en effet, aujourd'hui, est non seulement de déjudaïser, mais de désoccidentaliser le christianisme, qui a toujours considéré les Eglises, de la Chine à l'Amérindie et à l'Afrique, comme "un appendice de l'histoire des missions", comme l'écrit Enrique Dussel dans son livre: Histoire et théologie de la libération (publié en 1972 et traduit en français aux Editions ouvrières en 1974). Il montrait, comme le fera Leonardo Boff en 1992 dans son livre: La nouvelle évangélisation (Ed. du Cerf), comment l'invasion de l'Amérique, depuis 1492, était non pas l'apport d'un christianisme universel (catholique) à des cultures autochtones en recherche de Dieu, mais l'importation d'une chrétienté méditerranéenne, romaine, et fourrière d'un système social où, sous le nom d'Evangélisation, est imposé le colonialisme capitaliste le plus inhumain.

Leonardo Boff écrit: "L'évangélisation s'est faite en Amérique latine sous le signe de la colonisation." (p.169). Le Requerimiento, sommation adressée aux Indiens en 1514 disait: "Nous vous prendrons, vous, vos femmes et vos fils, et vous deviendrez esclaves .. nous prendrons vos biens... comme à des vassaux rebelles qui se refusent à accueillir leur Seigneur."

C'est contre quoi protestaient en vain le père Montesinos, premier prophète des Amériques, les évêques, Bartholomé de Las Casas et quelques religieux, comme Pedro de Cordoba, haïs par les colons parce qu'ils refusaient d'identifier une Eglise, complice des conquérants, avec le Royaume de Dieu, et d'accepter la destruction des cultures précolombiennes.

Cette ignorance radicale de l'autre a fabriqué des mutilés de l'humanité, isolés dans le ritualisme et les dogmes de leur religion qu'ils croient la meilleure parce qu'ils ignorent celles de tous les autres. Elle n'aurait pas à se substituer à la leur, mais à l'enrichir par des expériences différentes de la transcendance. Un même absolu ne peut être accaparé par aucun de ceux qui se croient un peuple de Dieu (c'est à dire tous les nationalismes et tous les colonialismes). Comme l'écrivait déjà Jean Jacques Rousseau: "Un Dieu qui choisirait un peuple en lui donnant le privilège de spolier ou de détruire tous les autres, ne peut être le Père de tous les hommes."

Et maintenant?

Après ce parcours insolite et insolent, nul, je l'espère, n'attendra une conclusion, c'est à dire une occlusion, une fermeture. Une magistrale et dérisoire réponse.

Car ce qui oppose fondamentalement une philosophie de l'acte à une philosophie de l'être, c'est de n'être pas de l'ordre d'une réponse mais de l'ordre d'une question.

-- Le propre d'une philosophie de l'être c'est de "s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est". Que ce soit sous la forme du positivisme empiriste partant des données de nos sens (données une fois pour toutes) ou que ce soit sous la forme du dogmatisme prétendu rationnel d'idées éternelles, innées ou révélées, mais de toute manière indubitables comme des axiomes.
-- Le propre d'une philosophie de l'acte c'est au contraire d'avoir conscience de ses postulats et de leur inexorable remise en question, comme un dormeur s'arrachant à la quiétude de son oreiller et à la fascination de ses rêves pour s'éveiller dans un monde en fusion. L'homme couché devient l'homme debout, agressé par l'éveil et agressif pour le possible. Certains appellent cela la résurrection. Déjà le mot est enchanteur: il évoque l'acte de se lever. De se lever même d'entre les morts.

Ensemble, au courant de ces pages, nous nous sommes interrogés, nous nous sommes relativisés. Notre nature était peut être de nous résigner et de nous intégrer à une nature apparemment régnante et même universelle. Ce décollement, ou du moins cet effort de décollement, à l'égard de ce qu'on nous présente souvent comme la nature de l'homme, c'est la culture, c'est à dire tout ce que nous avons ajouté à la nature, et qui nous fait homme. Pas un animal supérieur. Mais autre chose qu'un animal: ce qui le transcende. Là encore, il existe, dans la coutume, un mot pour dire cela: Dieu, divin. Peut-être vaut-il mieux, au départ, ne pas l'employer: d'abord parce que Dieu est un substantif et cela incite à chercher derrière lui une substance, un être, fut-il l'Etre suprême. Ah! si Dieu était un Verbe! Un acte. Celui qui fait naître l'être. Divin, l'adjectif, trop souvent galvaudé, présente aussi des dangers: d'abord en suggérant qu'il serait imitation de ce sur-être, toujours défini mal, c'est à dire historiquement. Nous ne l'emploierons que lorsqu'il ne sera plus imitation littérale, mais création, à la manière de Jésus, ce poète par excellence de la vie.

Cette vision des choses, ou, plus modestement, cette visée, a introduit dans la méthode de l'exposé un désordre déroutant. Il ne s'agissait plus d'une histoire de la philosophie mise en sa perspective logique ou chronologique, par je ne sais quel "maître". Maître de l'absolu, comme un ersatz de Dieu. Le dernier qui s'y essaya, le dernier géant, Hegel, n'eut que des imitateurs atteints à la fois de nanisme et de suffisance professorale. Il n'est pas nécessaire d'en dire les noms.

Cet essai sur la philosophie de l'acte n'est pas écrit par un maître mais par un étudiant. Un étudiant monté en graine, c'est vrai, puisqu'il approche des 85 ans, mais qui demeure étudiant parce qu'il n'a pas fini de s'émerveiller. De s'émerveiller de ses propres naïvetés et des prétentions médiatisées des manipulateurs de vérités acquises, intouchables managers de la pensée unique, du politiquement correct, de l'orthodoxie religieuse, ou des variantes esthétiques de ce néant.

Il y a bien, dans ces pages, les ébauches d'une histoire de la philosophie, mais elle n'est pas construite selon l'ordre des raisons.

Trop prétentieusement peut-être, ou trop modestement, je ne sais, elle retrace, à tous risques, les étapes de mes enthousiasmes ou de mes déceptions. La rencontre (je n'ose pas dire la découverte) de limites et d'impostures, comme celles par exemple des pontifes millénaires de l'Occident, d'Aristote à saint Paul, ou de Descartes à Auguste Comte, ou, pour en donner une illustration mineure, l'attribution, l'appellation contrôlée du label de philosophes aux idéologues anglais du parti vénitien et de la Compagnie des Indes.

C'est déjà un travail qui dépasse les forces d'une seule vie que de dénoncer trois millénaires de postulats tenus pour des axiomes, ou d'avoir le recul et l'élan nécessaires pour franchir les traditionnelles limites.

J'aurais atteint une partie de mon objectif, si seulement j'avais communiqué à d'autres, et de plus jeunes, le désir de poursuivre cette tâche.

Mais il ne s'agit pas d'un programme seulement réflexif de remise en question. Ce serait déjà beaucoup d'avoir compris que toute philosophie qui ne prépare pas l'homme à rechercher le sens de sa vie, à se considérer comme membre responsable d'une communauté universelle, et à agir selon ces principes, ne mérite pas le nom de philosophie.

Mais cette prise de conscience exige un changement de style de vie et une action: seule une pensée consciente de ses postulats et procédant de façon créatrice par anticipation, qu'il s'agisse d'hypothèses scientifiques, d'actes de foi ou d'utopies sociales, nous permet d'agir sur le monde et de le transformer.

La première démarche rend la philosophie parente de ce que l'on appelle maladroitement théologie, comme si l'on pouvait parler de Dieu, et non, à tâtons, sans parole, essayer de discerner les exigences d'une vie habitée par la totalité de la vie.

Car telle est la culture: l'ensemble des rapports qu'un individu ou une communauté entretiennent avec la nature, les autres hommes, et la recherche de leurs fins dernières, que certains appellent Dieu et d'autres la sagesse

Dans cette recherche du sens de la vie, l'épopée, le roman, le poème, la mystique, ont plus apporté à notre désir: pour la tradition occidentale Eschyle, Sophocle ou Aristophane m'ont plus interpellé sur le sens de la vie que toute la philosophie grecque depuis qu'elle s'est séparée de la pensée orientale dont était imprégné, par exemple, le prince Héraclite, et avant que le questionnement de Socrate ne soit connu qu'à travers les dogmatismes de Platon.

Il fallut Kazantzakis pour faire renaître, avec son Odyssée, les plus hauts désirs de l'homme éternellement itinérant et voracement interrogateur.

Rome, avec ses soldats, ses maçons, et ses rhéteurs, ne m'a rien appris de vivant et de vivable.

De la France Rabelais et Pascal, puis Victor Hugo, Romain Rolland, Mauriac, Bernanos, Claudel ou Saint John Perse, m'ont obligé au réveil plus que n'importe quel philosophe professionnel d'aucun pays, à l'exception, peut être de Leibniz, de Kant et de Fichte comme du Faust et du Wilhelm Meister de Goethe.

Et puis les fous de Dieu qui furent les vrais sages: de Joachim de Flore au cardinal de Cues, de Maître Eckhart à saint Jean de La Croix, de Kierkegaard à Dostoïevski. Et à Nietzche, le plus grand des passeurs de frontières après Jésus.

Tous ceux-là ont vécu, comme les Pères de Cappadoce, en Asie, ou Clément d'Alexandrie en Afrique, de cette foi fondamentale et première, ou de cette sagesse unifiante, inséminée d'univers, qui naquit en Chine avec le Tao: "Etre UN avec le TOUT ", comme l'écrivait l'un des plus grands penseurs de tous les temps: Tchouang-Tseu.

Retrouver en soi le souffle de la vie créatrice, découvrir que ce qu'il y a de plus personnel en nous, c'est l'acte incessamment créateur de la vie universelle: " Tu es Cela ", des Védas et des Upanishads, du Ramayana et de la Baghavad Gita, de Çankara à Radhakrisnan.

Les poètes, les mystiques et les voyants de l'Islam, sont une merveilleuse introduction à cette foi universelle. Depuis les grands livres initiatiques de "l'homme total" (Insan Al Kamil), des "Récits de l'exil" ou de "l'Archange empourpré" d'Avicenne et de Sohrawardi, au "Langage des oiseaux", de Attar, du monumental "Mathnawi" de Roumi (ce que l'on a appelé parfois: Le Coran des Perses) aux poèmes ourdous de Kabir et à l'oeuvre géante d'Ibn Arabi en Espagne andalouse, frère spirituel, à trois siècles d'intervalle, de saint Jean de la Croix, nous conduisent à ce qu'il y a de plus intime et de plus spécifique dans l'Islam par rapport aux trois religions révélées: son esprit d'universalité, reconnaissant tous les prophètes, faisant d'Abraham "le Père des croyants" comme dit le Coran, et de Jésus "le sceau de la sainteté", comme écrit Ibn Arabi dans sa Sagesse des Prophètes qu'il accueille, tous, comme les messagers de Dieu.

* * *

La réflexion fondamentale sur la foi dans son universalité, se trouve dans les plus belles traditions abrahamiques depuis Le vivant fils du vigilant (Hayy Bin Yakzan) d'Ibn Thofayl de Cadix (1100-1185), au Traité théologico-politique de Spinoza (1632-1677), et à la Profession de foi du Vicaire Savoyard de Jean Jacques Rousseau (1712-1771), l'on trouve chez le musulman, le juif et le chrétien, la source commune de toute foi, communicable, comme l'écrivait le pasteur Bonhoeffer dans sa prison nazie, à un monde sans Dieu.

* * *

Les Woodstocks pontificaux ne signifient pas un réveil de la foi, pas plus que les Woodstocks des rockers ne signifient un réveil de la musique ou de la culture.

Ni les succès de la secte Moon. Ni les déferlements médiatiques des sermons télévisés des révérends américains maîtres de la business religion.

L'épidémie des quarante mille suicides d'adolescents qui sont, en France, (comme dans les pays développés, où l'on meurt non par absence de moyens, comme dans le tiers-monde, mais par absence de fins) la principale cause de mortalité pour les jeunes, ne sera pas enrayée par les psychologues, les saints bernards ou les terre-neuve sauveteurs d'égarés individuels. Ce qui manque à cette jeunesse, c'est un grand dessein qui vaille la peine de vivre, contre la désintégration du tissu social par le monothéisme du marché, son désert spirituel et ses évasions dans le décibel, la drogue ou la mort.

Hors d'Occident ce grand dessein est né. Pas seulement pour créer l'unité harmonique de l'unité du monde et donner à chaque porte-Dieu, quelle que soit son origine, les possibilités économiques, politiques, spirituelles, de déployer pleinement le Michel Ange ou le Kuo Hsi qu'il porte en lui, mais pour en finir avec les égoïsmes sacro-saints des individus qui ne peuvent s'élever que par l'abaissement de leur rival de jungle, ou des peuples élus pour asservir les autres.

Le grand dessein, c'est, contre l'individualisme insulaire et désert, la communauté où chacun est lié à la vie par le sens de sa responsabilité à l'égard de tous les autres.

Cette foi, qui s'exprime dans l'action, est celle de Jésus, en train de renaître là où les pauliniens de Rome voudraient la tuer: chez ceux qui tentèrent l'expérience divinement humaine des prêtres-ouvriers; dans les communautés de base des favelas du Brésil, qui furent et demeurent le terreau humain des théologies de la libération, chez ceux qui cherchent d'où cette foi peut naître au coeur de toutes les spiritualité vivantes et militantes du monde. Le père Monchanin en fut le précurseur dans son effort pour "repenser l'Inde en chrétien et le christianisme en indien " et qui a fait lever aujourd'hui des continuateurs comme Raimundo Pannikar en Espagne ou René Guénon en France, vivant l'Islam comme le Coran évoque Jésus, ou le père Hegba en Afrique, enracinant Jésus dans les plus profondes spiritualités du monde noir.

Cette queste fraternelle n'a rien à voir avec l'éclectisme ou le concordisme. Il est l'expression d'une foi véritable en la transcendance: si Dieu est sans commune mesure avec toute connaissance humaine qui prétendrait le définir, c'est à dire l'enfermer dans sa propre culture, nous avons besoin de l'expérience de tous ceux qui tentent la même approche à partir de leur propre culture. Ainsi seulement nous pourrons briser nos limites, enrichir notre foi, et en comprendre la spécificité par une communion intérieure profonde avec la culture et la foi des autres. Il est appauvrissant de croire que ma religion est la meilleure, simplement parce que j'ignore toutes les autres.

Telles sont les conséquences ultimes de l'opposition entre une philosophie de l'être et une philosophie de l'acte.

- La première, la philosophie de l'être postule l'existence d'une nature dont l'homme peut extraire des données et les combiner de manières diverses pour les commodités de ses classifications et de ses hiérarchies des êtres. A partir de là il peut même manipuler techniquement cette nature mais ne peut lui assigner d'autres fins que celles de son créateur primordial (ou de ses lois éternelles si l'on nie cette création faite une fois pour toutes). En d'autres termes l'homme a une nature qu'il ne saurait transcender.

-- La seconde, la philosophie de l'acte, repose, elle aussi, sur un postulat: celui du pouvoir de l'homme de transcender cette nature et de procéder au contraire à sa création continuée: l'homme n'a pas une nature, il a une histoire. Celle des créations de sa culture, qui le distingue de l'animal: les abeilles des Bucoliques de Virgile se comportent comme nos contemporaines, et, même à l'échelle paléontologique, l'évolution n'est pas une histoire: l'être biologique n'est pas son acteur.

Si l'homme avait, comme les animaux, une telle nature, il n'aurait même pas dépassé les limites que l'environnement impose à son entretien. Pour dépasser les quelques millions d'êtres humains qui ont peuplé la terre pendant des millions d'années, il a fallu que l'homme crée une agriculture pour son alimentation, une industrie pour la transformation de son milieu et pour sa protection, en un mot une culture qui déjà permette la multiplication de l'espèce.

Il a fallu pour cela qu'au delà des dérives immuables de son instinct, il ne se contente pas d'utiliser les matériaux dans cette autre nature qui l'entoure, le contient et le contraint, mais qu'un projet oriente son propre travail, en détermine l'organisation et celle de la société qu'il a constituée et à laquelle il assigne des fins et des structures qui ne sont pas inscrites dans les lois de l'instinct intérieur ou de l'environnement extérieur. Cette émergence du projet est ce qui sépare radicalement l'homme de l'animal.

Ainsi donc, tout empirisme organisateur, selon l'expression de Charles Maurras, le plus rigoureux théoricien du conservatisme, conduit à se conformer à l'ordre établi et à ses évolutions naturelles, linéaires, comme celles de la Providence de Bossuet, du Progrès de Condorcet et de la loi des trois états d'Auguste Comte, qui en sont des versions laïcisées.

Résignation ou révolte, collaboration ou résistance, dirions-nous selon une terminologie plus récente, tel est le choix vital, et toute philosophie qui ne nous aide pas à faire ce choix n'est qu'une idéologie de justification de ce qui est ou de ce qui devient sans nous, comme l'accroissement technique de la production et de la consommation.

Ce choix nous avons voulu le suggérer au cours de nos efforts d'interprétation des philosophies en fonction des exigences historiques des dominants ou des dominés. Les dominants justifiant leur domination au nom de l'empirisme ou d'une raison éternelle, les dominés ayant le choix entre l'acceptation de cette vision, et la révolte contre elle et du pari sur un avenir qui ne soit pas la simple résultante du passé, dessein d'une Providence ou dérives mécaniques d'un déterminisme laplacien.

Contre les capitulations du c'est ainsi, nous maintiendrons ce choix qui fut celui de Gracchus Babeuf lorsqu'à la veille de sa mort sur l'échafaud où l'avait envoyé le Directoire, le 28 mai 1797, il écrivait à son ami Felix Lepelletier: "Un jour, lorsque la persécution sera ralentie, lorsque peut être les hommes de bien respireront assez librement pour pouvoir jeter quelques fleurs sur notre tombe, lorsqu'on en sera venu à songer de nouveau aux moyens de procurer au genre humain le bonheur que nous lui proposions, tu pourras chercher, et présenter à tous, ces fragments qui contiennent tout ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves. "

le 20 mai 1998

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ANNEXES

I -- TRAJECTOIRES D'UN SIÈCLE ET D'UNE VIE

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1) -- Avoir vécu un siècle en feu

C'est peut-être une chance d'être né deux fois dans le feu:

Naître en 1913 à la veille de la première guerre mondiale.

Avoir vingt ans en 1933 quand déferle sur l'Europe la grande crise et qu'Hitler arrive au pouvoir.

Il nous a bien fallu trouver un art de vivre par temps d'orage. Dans la jungle de ce qu'on appelle pudiquement: liberté de marché, les affrontements des volontés de puissance, de croissance, de jouissance des individus, des groupes et des nations, la liberté c'est la possibilité laissée aux forts de dévorer les faibles.

Le problème était indivisiblement politique et religieux: religieux parce qu'il exigeait une décision de jouer sa vie sur le choix de ses fins dernières: et politique parce que ce n'était pas seulement notre salut personnel qui était en jeu, mais celui de la communauté entière des hommes et que c'était un impératif catégorique de prendre place dans le combat, de choisir son camp et de définir une méthodologie de l'initiative historique qui nous donne les moyens de surmonter les contradictions du chaos.

En cette première étape de mon cheminement le plus urgent me paraissait être, en fonction de la culture philosophique de mes vingt ans, de vivre à la fois Kierkegaard et Karl Marx. Kierkegaard parce que, dans ses méditations de Crainte et tremblement sur le sacrifice d'Abraham, il suggérait qu'au delà de nos petites logiques et de nos petites morales transitoires pouvaient surgir des exigences inconditionnelles. Je trouvais là l'antidote aux dérisoires individualismes, faisant de chacun le centre et la mesure de toutes choses, et nous conduisant à l'affrontement permanent, au niveau des individus comme des nations, entre les volontés de croissance et les volontés de puissance. Pour la première fois, je découvrais la nécessité vivante de valeurs absolues, d'un Dieu qui ne siègerait pas en dehors de moi, dans le ciel, ses étoiles et ses faux dieux, mais qui naitrait d'une exigence intérieure irrécusable: celle d'un postulat fondamental et premier qui seul pouvait donner à ma vie et à son action une cohérence, sinon encore, par la participation à un mouvement historique réel, une efficacité.

Chez Marx, que je lisais alors avec passion, mais, jusque là, avec une passion purement intellectuelle, je trouvais non pas une nouvelle conception du monde, ni religieuse, ni métaphysique, ni positiviste, mais une autre exigence: celle de ne pas prétendre résoudre seul, et seulement en pensée, les problèmes nés de ce désordre mondial, mais de rejoindre une force de résistance au chaos, de militer en elle, au risque d'en partager le manichéïsme, avec ses erreurs, ses excès, peut être ses crimes, dans un monde où le crime était universel.

C'est ainsi que je devins militant, pour quarante années, dans un Parti, celui qui, historiquement, se réclamait de la méthode de Marx que la situation historique vérifiait pleinement et qui, dans la pratique, de Munich à la Résistance, et à la lutte contre l'asservissement de l'Europe à ceux dont la guerre avait fait, avec le moins de frais, les maîtres du monde, me parut le moins mauvais, car de bon il n'en existait point.

Vivre en une seule vie Marx et Kierkegaard était, sans doute, problème d'époque car j'ai entendu Sartre lui-même dire que telle était son ambition. (il est vrai que nous en avons tiré des conclusions diamétralement opposées: Sartre, partant de ce dramatique face à face kierkegeardien de la subjectivité et de la transcendance, a essayé, intellectuellement, de rejoindre un marxisme, théorisé par lui-même, en lequel il voyait "la philosophie indépassable de notre temps".

Mon cheminement fut rigouresement inverse: ce qui me parut primordial était l'incarnation. L'on ne renverse pas le monde avec sa tête. Dût-on s'y salir les mains. Dans les irrécusables combats qui déchirent le monde, l'on ne peut siéger au plafond, et en chaque moment se contenter de proclamer le bien, mais prendre parti pour le moindre mal (qui est, en général, du côté de ceux qui n'ont pas).

Tout au plus, doit-on s'acharner à créer une ouverture de transcendance chez les combattants, à la manière dont le tentèrent les plus profondément humaines et divines expériences militantes de notre temps; celle des prêtres-ouvriers dont je fus l'ami, ou celle des théologiens de la libération, qui visent a reconcilier l'histoire et la transcendance.

Je ne sais si mon pari initial fut gagné, mais je ne regrette pas de l'avoir fait et tenu pendant quarante ans, dans un Parti dont je devins l'un des dirigeants. Je n'en ai jamais démissionné: j'en fus exclu (en 1970) pour avoir affirmé que l'Union soviétique ne pouvait plus être considérée comme un pays socialiste.

Le bilan de ces quarante ans de fidélité ne me paraît pas négatif.

Ce fut, il est vrai, à l'intérieur du parti, la lutte permanente contre toute interprétation positiviste de la notion de socialisme scientifique: le socialisme peut être scientifique dans ses moyens: analyse de l'économie capitaliste (car il n'y a de science économique que de l'homme aliéné par le système), stratégie correspondant à cette analyse, mais à condition de ne jamais faire abstraction, comme le soulignait Marx, de la possibilité permanente de rompre avec l'aliénation, si profonde soit-elle.

C'est ce qui m'a amené à la critique radicale de ce néo-positivisme marxiste, même lorsqu'il prenait, avec Althusser et ses disciples, la forme structuraliste: "l'homme est une marionette mise en scène par les structures", et qu'elle repoussait de décennie en décennie, comme le faisait Althusser, le moment de la rupture épistémologoque permettant à Marx de passer de l'idéologie à la science.

Sortir de ce chaos où chaque individu, chaque nation, se croit le centre et la mesure de toute chose, exige la foi en des valeurs absolues au delà de nos petites logiques et de nos petites morales: le sacrifice d'Abraham. Cette certitude, à 20 ans, m'a conduit à devenir chrétien. Et, du même mouvement, marxiste. Nulle contradiction, mais complémentarité: la foi est recherche des fins. Le marxisme non dogmatique est une méthodologie de l'initiative historique permettant d'analyser les contradictions d'une société, et, à partir de cette analyse, de découvrir le projet capable de les surmonter. Ce marxisme est recherche des moyens pour atteindre cette fin: donner à chaque enfant qui porte en lui le génie de Mozart ou de Van Gogh les moyens économiques, politiques ou culturels lui permettant de déployer pleinement son génie.

Dans cette voie, retracée dans mes Mémoires: Mon Tour du siècle en solitaire, la tâche majeure de ma vie fut d'en découvrir le sens et de l'accomplir en me situant au point où l'action politique, la foi, et la création artistique, ne font qu'un.

L'art est le plus court chemin d'un homme à un autre, et il n'est pas d'éducation plus révolutionnaire que d'enseigner à un enfant que le monde n'est pas une réalité donnée, toute faite, mais une oeuvre à créer.

La politique au sens noble, celle qui nous donne conscience que chacun de nous est responsable du destin de tous les autres, ne nous enferme pas dans ce dilemme: individualisme de jungle ou totalitarisme de termitière.

Dans une telle perspective, une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme, et notre époque a plus besoin de prophètes (pour rappeler les fins) que d'ordinanthropes nous donnant des moyens géants au service de n'importe quelle fin.

L'effort constant pour inclure pleinement le moment de la transcendance dans le marxisme m'a permis, lorsque j'ai créé et dirigé le Centre d'études et de recherches marxistes d'organiser, à l'échelle de l'Occident christianisé, (de l'Italie à l'Allemagne et du Canada aux Etats-Unis), le dialogue entre chrétiens et marxistes, où j'appris beaucoup, par fécondation réciproque, des plus grands théologiens chrétiens: en France du père Chenu et du père Dubarle, en Allemagne de catholiques comme Karl Rahner ou de protestants comme Jurgen Moltman, en Italié des pères Balducci et Girardi, en Tchékoslovaquie du pasteur Hromadka; en Angleterre de l'évêque Robinson, aux Etats-Unis du père Courtney Murray et du père Quentin Lauer ou de Harvey Cox, en Espagne du chanoine Gonzalez Ruiz et du père Caffarena.

A l'apogée de ce dialogue, à Salzbourg, le père Rahner (S.J.) l'un des principaux experts au Concile, posa la question ultime en réponse à mon questionnement: lui rappelant qu'en apportant une méthodologie de l'initiative historique (question de l'ordre des moyens) Marx avait néanmoins défini le socialisme d'abord par ses fins: créer pour chaque enfant qui porte en lui le génie de Raphaël ou de Mozart, les conditions économiques, politiques, culturelles, lui permettant d'épanouir en lui toutes ces possibilités, le père Rahner apporta ce qui était, à mon sens, la réponse à notre recherche commune, en me montrant (il l'a écrit ensuite dans sa Préface à la traduction allemande et anglaise de mon livre: De l'Anathème au dialogue. Un Marxiste s'adresse au Concile), que Marx, comme je tentais de le faire moi-même dans ce dialogue, ne définissait que des fins avant-dernières, alors que le christianisme était "la religion de l'avenir absolu". Pour ma part, j'acceptais volontiers sa thèse, me permettant seulement d'ajouter: travaillons ensemble, catholiques et marxistes, pour atteindre ces fins avant-dernières, et si, alors, nous, marxistes, nous avions la tentation de croire que nous avons atteint la fin de l'histoire, nous serons heureux de vous avoir à nos côtés, vous chrétiens, pour nous dire: il faut aller plus loin dans la création. Mais, de grâce, ne nous le dites pas trop tôt pour nous écarter de la voie militante vers des évasions pieuses!

Il me sembla alors que nous avions atteints ensemble l'objectif spirituel que nous nous étions fixés, mais il restait encore beaucoup à faire pour mettre vraiment en marche nos communautés respectives vers cet objectif.

Depuis lors d'ailleurs, le retour en arrière de l'Eglise catholique par rapport à la merveilleuse ouverture de Vatican-II, de même que l'involution des partis communistes, l'implosion de l'Union soviétique, et la cassure grandissante du monde entre le Nord et le Sud, et partout ailleurs, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, par le triomphe provisoire du monothéïsme du marché, le triomphe des nantis et l'écrasement des multitudes, montrent quel chemin il reste à parcourir pour incarner les vérités qu'ensemble nous avions entrevues.

Pour ma part, tirant les conséquences des résultats positifs obtenus sur le plan de la clarification théorique des problèmes, mais mesurant aussi l'ampleur des nouveaux périls du monde cassé entre le Nord et le Sud, je proposai, en 1974, au Conseil oecuménique des Eglises (en présence d'observateurs du Vatican, (un évêque hongrois et le père Cottier) d'étendre notre dialogue: chrétiens et marxistes, nous avions tous les mêmes références culturelles: judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Je proposais de passer du dialogue chrétiens-marxistes à un plus universel dialogue des civilisations avec l'Asie, l'Afrique, l'Amérindie.

Le projet fut alors reçu avec quelque froideur parce que je définis le dialogue comme un échange dans lequel chaque partenaire est convaincu, dès le départ, qu'il a quelque chose à apprendre de l'autre, c'est-à-dire qu'il est prêt à reconnaître qu'il peut manquer quelque chose à sa propre vérité, qu'il est donc prêt à se remettre en question.

Cette idée qu'il puisse y avoir des manques dans ce que l'on proclamait, depuis des siècles comme catholicité, c'est à dire comme universalité plénière, ne plut guère, notamment aux représentants catholiques. (Je dois dire que, plus tard, j'ai trouvé les mêmes réticences chez les ulémas musulmans, et pour des raisons analogues: la prétention de posséder la vérité absolue).

Des deux côtés je me heurtais, une fois encore, à une philosophie de l'être, d'un étalon absolu de la réalité et du bien, d'une création et d'un ordre fait une fois pour toute. Si cet Etre et son ordre ont été voulus par Dieu, il est sacrilège de prétendre le transformer; s'il existait une révélation ultime ou une prophétie dernière, il était sacrilège aussi d'en concevoir un renouvellement ou une innovation.

Venu vers l'Islam avec la Bible sous un bras et Marx sous l'autre, je m'efforce de faire revivre dans l'Islam, comme dans le marxisme, les dimensions d'intériorité, de transcendance et d'amour.

Contre tous les intégrismes d'enfermement et d'affrontement dans un monde devenu techniquement Un, l'Islam a besoin d'une théologie de la libération.

Le marxisme aussi.

Et l'Occident, tout entier, d'une pérestroïka.

Ce qui s'est passé à l'Est n'est nullement la faillite du marxisme mais de ses perversions et la faillite, pire encore, de toute restauration du capitalisme.

Plus grave, se dessine, pour l'avenir, le déchirement de la planète entre un Occident coalisé, du Pacifique à l'Oural, par delà les vieilles rivalités coloniales et les anciens équilibres de la terreur entre l'Est et l'Ouest, pour perpétuer l'hégémonie du Nord contre le Sud. Il ne s'agit plus de guerres mondiales, où les colonies n'étaient que des appendices de chair dans la machinerie d'acier des luttes des grands; il s'agit d'une guerre des deux mondes: celle d'un club des riches qui veulent garder le monopole et le contrôle de toutes les ressources de la planète contre le reste du monde voué à d'autres Hiroshima de la faim.

2) -- Les rencontres sur le chemin d'en haut

J'ai eu la chance de connaître le XXe siècle en quelque sorte du dedans, autrement que par des livres, grâce à des rapports personnels, parfois fraternels, parfois polémiques, avec la plupart de ceux qui ont fait ce siècle (sans parler de ceux que j'ai vus seulement de loin ou par leurs écrits).

Rapports personnels et entretiens avec Staline et les généraux de Stalingrad, avec Khroutchev et Gorbatchev, comme avec les papes Paul VI et Jean Paul II, avec le général de Gaulle à Alger comme avec Maurice Thorez, mon guide pendant trente années. Depuis les entretiens avec l'impératrice d'Iran Farah Diba qui créait à Téhéran, avec Hossein Nasr et Corbin, une branche nouvelle de mon Institut pour le dialogue des civilisations, jusqu'aux rencontres avec Khomeiny et les ayatollahs qui me sont devenus proches, comme ceux qui vinrent à Cordoue pour inaugurer notre Centre culturel andalou pour évoquer la présence de l'Islam en Occident.

En Afrique où nous avons créé, avec le président Senghor, en l'île symbolique de Gorée, une Université des Mutants, pour chercher des modes de développement endogènes. Jusqu'en Tanzanie où le président Nyerere m'en montrait une première réalisation.

Inoubliables rencontres politiques avec Hô Chi Minh comme avec Che Guevara et Fidel Castro, avec Ben Bella comme avec Erbakan, avec Nahum Goldmann, l'ancien président du Congrès juif mondial, qui m'invita chez lui à Jérusalem avec quelques uns des chefs historiques d'Israël, comme avec Nasser au Caire ou Hafez El Assad à Damas.

De quatorze années passées au Parlement comme député puis sénateur, président de la Commission de l'éducation nationale ou vice-président de l'Assemblée, peu de souvenirs et peu de visages, sinon celui de l'abbé Pierre, mon frère depuis près de soixante ans, depuis la première Constituante; celui de Marc Sangnier (que nous appelions L'oncle Marc).

Plus profonde fut l'influence de nos dialogues chrétiens-marxistes où je pus, grâce au Cardinal Koenig de Vienne, travailler avec les grands experts du Vatican-II, ceux qui furent les auteurs du plus hardi de ses textes: Gaudium et spes: le père Chenu, mon père spirituel, le père Congar qui m'envoya le plus réconfortant message lorsqu'il comprit la douleur de mon exclusion du Parti communiste, le père Rahner, Hans Kung.

Ces dialogues devaient en grande partie leur richesse à l'expérience vécue de Chennièvres, avec les Prêtres-ouvriers, si étroitement fraternels que le cardinal Suhard, alors archevêque de Paris, pouvait dire à l'un d'eux: "Si les prêtres-ouvriers ont besoin d'aumônier, ils pourraient en choisir un autre que Roger Garaudy!" Ce qui faisait rire son successeur, le cardinal Marty, lorsque, plus tard, il m'invita à sa table.

Puis ce fut l'ouverture décisive avec la plus grande espérance de notre temps: la Théologie de la Libération. La rencontre d'abord avec Dom Helder Camara, archevêque brésilien, mon frère depuis trente années. Ensuite, avec le père Guttierez, premier théoricien de la Théologie de la libération, le père Ellacuria qui participa à l'inauguration de notre centre de Cordoue, avant d'être assassiné par les escadrons de la mort; Leonardo Boff qui donne l'ébauche d'une conscience planétaire, et Ramon Pannikkar, qui de Bénarès à Santa Barbara, donne l'exemple, depuis son nid d'aigle de Tavertet en Catalogne, d'un oecuménisme généralisé par l'apport des spiritualités de l'Inde, comme, à Santa Barbara, nous l'avions évoqué avec Mircea Eliade.

Avec les protestants ce fut la rencontre, à Strasbourg, en 1937, de Karl Barth, qui ouvrait un nouveau chemin à la théologie, puis à Salzbourg, avec Jurgen Moltman et sa Théologie de l'espérance et, à Karlovy Vary, avec le pasteur Hromadka, héroïque porte-parole, à l'Est de l'Europe, de la foi chrétienne.

Une autre fécondation fut celle des écrivains qui pensaient leur temps et l'anticipaient parfois.

Des poètes, comme Pablo Neruda que je vis en exil à Mexico, ou le Turc Nazim Hikmet à Helsinki; Tzara, Eluard, Aragon, Saint-John Perse, qui m'illumina tout un jour en sa presqu'île de Giens; Césaire ou Senghor.

Des romanciers, comme Romain Rolland, dont une lettre fut, pour ma vie entière, un tison, et Jorge Amado, réveillant la conscience populaire de l'Amérique latine, Ilya Ehrenbourg qui m'initia à une connaissance critique de l'URSS, comme Han Suyin à celle de la Chine.

Il y eut les hommes du théâtre et du cinéma qui m'ont plus appris sur la conception tragique de la vie que les existentialistes abstraits: Jouvet, par exemple, qui accepta de diriger la section d'Histoire du Théâtre de l'Encyclopédie de la Renaissance française que je dirigeais, après la Libération, aux côtés de savants comme Paul Langevin et Joliot Curie.

Ce n'est pas, non plus une faible expérience, dans mon métier de professeur de la philosophie de l'art à l'Université, d'avoir vécu l'épopée de la peinture contemporaine: d'avoir été l'ami de Picasso qui n'a pas seulement renouvelé une façon de voir le monde autrement que dans la peinture classique depuis la Renaissance, mais qui a peint, avec Guernica, le blason des crimes d'un siècle.

D'avoir connu les rénovateurs du réalisme brésilien, lorsque, à Rio de Janeiro, j'habitais chez Portinari, ou lorsqu'à Mexico je vivais l'expérience du néo-réalisme mexicain dans l'amitié avec Diego Riveira et Siqueiros; le néo-réalisme italien en fraternité avec Guttuso, l'abstraction lyrique en synchronie avec le peintre Mathieu.

La danse, comme une dimension de la vie, me permit de rencontrer à la fois les maîtres de la danse moderne américaine comme Martha Graham, qui en fut, pour moi, la déesse, Alvin Nicholaïs, Merce Cuningham, en Union soviétique Maïa Plisetskaïa, en France Béjart, qui préfaça mon livre Danser sa vie, et Ludmilla Tcherina qui venait de composer son personnage de Saint-Sebastien à l'Opéra de Paris. Puis le plus grand danseur de l'Inde, Ram Gopal, qui me montra, à Londres, comment il avait réalisé la danse de Shiva, créateur et destructeur des mondes.

En philosophie, le travail de toute ma vie sur le passage d'une philosophie de l'Etre, qui conduit à l'acceptation de l'ordre établi à une philosophie de l'Acte, instrument pour le transformer, comme l'enseigna Karl Marx, j'eus la chance d'être invité à cette recherche par le catholique Maurice Blondel qui avait écrit sa thèse sur l'Action et par Gaston Berger qui passa de la phénoménologie de Husserl à la prospective qui ne visait pas à prédire ce qui sera, par extrapolations du présent et du passé, mais de nous dire quel éventail d'avenirs possibles ouvre chacune de nos décisions.

L'aide de mon patron de thèse, Gaston Bachelard, m'aida à faire la jonction entre les actes créateurs complémentaires de la poésie et de la science. Marcuse enfin qui devint un compagnon de combat en 1968.

Et tant d'amis encore qui me donnèrent l'exemple de ce qu'est une vie héroïque au service d'une seule passion; depuis le cinéaste d'Avoir vingt ans dans les Aurès, René Vauthier, jusqu'au navigateur sans peur et sans reproche que fut Bernard Moitessier. Ou ce géant de la musique, Yéhudi Menuhin, dont l'humanisme est plus grand encore que son art, et qui, dans sa défense du sacré comme dans nos rencontres à Cordoue, où à Vienne m'encouragea si puissament, par son exemple, dans la recherche de l'unité de la foi.

Tels sont quelques-uns des éléments de l'expérience vécue de mon siècle, qui me permettent aujourd'hui d'ébaucher des solutions d'avenir pour le XXIe siècle, mais que cherchent à bâillonner, à tout prix, ceux qui veulent maintenir le statu-quo, avec ses élus et ses exclus, et sa pensée unique.

Je jette donc, comme une bouteille à la mer, ce brûlot: L'avenir: mode d'emploi, espérant que des mains courageuses la porteront à tous les rivages, et que des esprits libérés et lucides en feront naître un siècle nouveau.

Ce livre n'est qu'un cri pour alerter les vivants. Et d'abord un cri de douleur, car le monde entier est mon corps: j'ai mal à la Palestine et au Sertao du Brésil. Ma tête brûle de révolte parce que la plupart de nos chefs politiques ou spirituels semblent n'en avoir plus, ou vide.

Un cri d'espérance aussi, car je sais que je ne suis pas seul. Je suis le fils de milliards de morts qui n'ont jamais su à quoi leur vie, leur travail, leur souffrance et leur mort ont pu servir. Mais leur espoir vivra mille ans dans la poitrine de nos fils.

De cet arbre je ne suis qu'un bourgeon. Une semence qui ne veut pas être indigne de ce qui va germer.

Nous combattrons jusqu'au dernier souffle ceux qui veulent nous imposer, à coup de missiles et de milliards, une histoire menteuse et un avenir dépourvu de sens, imposer le silence à nos partielles et tremblantes vérités.

L'homme est en péril: son espoir et son Dieu sont menacés de mort.

Il nous appartient à tous de défendre l'espoir de l'homme et l'honneur de Dieu.

3) -- 1968: Soyons raisonnables, demandons l'impossible.

Le tournant décisif de ma pensée, qui marquait une étape majeure dans l'élaboration de ma philosophie de l'acte par une rupture radicale avec la philosophie de l'être, s'opéra en 1968.

Bien que le mouvement de 1968 se soit terminé par une défaite, c'est-à-dire par le retour des sociétés occidentales à leurs vieilles ornières, il portait en lui l'espérance d'un retour à l'universel par delà l'hégémonie mondiale et coloniale de l'Occident, c'est-à-dire d'un modèle de développement dans lequel la croissance économique était identifiée au bonheur, et le libre échange à la liberté, la liberté des plus riches et des plus forts d'exploiter et de dévorer les plus faibles.

Ce qu'il y avait de plus nouveau, dans ce soulèvement, c'est qu'il ne survenait pas en un moment de crise: peu de chômage, pas d'inflation, un taux de croissance relativement élevé. Le système, apparemment, se portait bien.

Et voici qu'éclate le plus grand mouvement social que la France ait connu (même au temps du Front Populaire): dix millions de salariés en grève, les universités sous le contrôle des étudiants, des signes d'hésitation même dans les grands corps de l'Etat.

Un événement radicalement nouveau se produisait donc. D'ordinaire les grandes grèves, ou les explosions sociales de tout ordre, naissaient en des moments de crise économique ou sociale ou de blocage politique.

En 1968, rien de semblable ne se manifestait.

En quelques semaines les étudiants passent de la critique de l'université à la critique de la société et de sa conception cancéreuse de la croissance. Les cahiers de revendication ouvriers montrent que l'exigence de participation et même d'autogestion, prennent une place grandissante par rapport aux revendications salariales.

Une volonté générale se fait jour: participer activement à la détermination des fins et du sens du travail (manuel ou intellectuel) et de toutes les structures sociales.

En un mot, à un moment de relative stabilité et de succès du système, il y a une prise de conscience très générale que le système est plus dangereux, plus aliénant, par ses succès que par ses échecs.

Cela changeait le sens même d'une révolution. Jusque-là, être révolutionnaire c'était dégager les contradictions du système et les crises périodiques qu'elles engendrent: Karl Marx l'avait fait admirablement pour son temps et avait créé la méthodologie de l'initiative historique pour analyser ces contradictions et, à partir de leur analyse, découvrir le projet capable de les surmonter.

Désormais, sans renoncer à cette découverte fondamentale de Marx, l'accent était mis sur le projet, ce qui eût été historiquement prématuré, et, par conséquent, irréalisable à l'époque de Marx, où le capitalisme, même en Angleterre, n'avait pas atteint son plein épanouissement.

Il est remarquable que le mouvement fut universel en raison de la domination universelle du modèle occidental.

Le dénominateur commun de tous ces mouvements, malgré les différences de coloration, tenant aux conditions particulières de chaque pays, c'était, même sous des expressions chaotiques, confuses, anarchiques ou messianiques qui facilitèrent partout leur écrasement final, l'espérance de se libérer des aliénations d'un système qui ne donnait un autre sens à la vie qu'une augmentation quantitative de la production et de la consommation.

Dans mon cas personnel l'adhésion au principe de ce mouvement, et même ma participation à certaines de ses manifestations, me conduisirent à l'exclusion du Parti dont j'étais, jusque là, l'un des dirigeants. Etant alors professeur, mes étudiants m'avaient beaucoup appris. L'un disant: "Ce n'est pas une révolution. C'est une mutation!"

Tout vibrait et tourbillonnait dans mon esprit devant ce qui, apparemment, était une universelle conversion: le 6 avril, à Rome, je rendais visite à Mastroianni, qui semblait entrevoir, avec le rôle de prêtre-ouvrier que je venais lui proposer, un autre versant possible que la commercialisation imposée par les imprésarios: le versant poétique de l'annonciation d'un autre avenir

Le 9 avril, à Genève, au Conseil oecuménique des Eglises, (protestants et orthodoxes): colloque sur la croissance.

23 avril: débat à la Faculté de théologie catholique d'Angers sur "la signification spirituelle de la Révolution d'Octobre".

Le 7 mai, colloque de l'UNESCO sur le centième anniversaire de Marx: confrontation avec Marcuse sur les forces motrices d'une révolution future où s'opposaient deux réponses: celle du bloc historique que je proposais, l'évolution technologique intégrant à la classe ouvrière de nouvelles catégories de travailleurs, qu'il s'agisse de la mécanisation de l'agriculture transformant le paysan en ouvrier salarié, ou de l'informatisation et de la robotisation de l'industrie, développant de vastes composantes intellectuelles du bloc historique nouveau.

Marcuse misait surtout sur le Tiers-monde et les marginaux.

Je crois aujourd'hui qu'à cette opposition frontale il faudrait substituer une synthèse intégrant certains éléments de nos deux conceptions en tenant compte des changements intervenus, depuis trente ans, à la fois dans le bloc historique nouveau, dans le Tiers-monde, et dans leurs rapports mutuels possibles.

Ces réflexions sur l'originalité du mouvement ne plaisent pas aux autres membres de la direction du Parti: j'ai publié dans Démocratie Nouvelle un article: "Révolte et Révolution", m'efforçant de dégager "le lien interne et profond entre les aspirations des étudiants et les objectifs de la classe ouvrière. "

La revue sort le 12 mai. Le 15 mai le secrétariat du parti décide de la supprimer.

Je ne suis plus qu'un exclu en sursis.

L'on m'utilise pourtant, pendant plus d'un an, comme article d'exportation.

A la Faculté de théologie d'Heidelberg, sur le dialogue chrétiens -marxistes.

A Montréal sur mon livre: Marxisme du XXe siècle.

En Californie, à San Francisco, où le père Buckley m'invite à prendre la parole avec lui, à la messe, sur le Viêt-nam.

A Londres pour un débat avec le père Jeanières, jésuite, directeur de la revue: Projet.

A Bruxelles, avec les étudiants sur mon livre: Le problème chinois.

Rien, dans cette activité extérieure, ne risquait de polluer le Parti français.

Mais après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les soviétiques, en août 68, je reçois mon premier blâme public pour en avoir condamné les dirigeants.

Mon sursis va s'achever au Congrès suivant, en février 1971. Ayant déclaré que "l'Union qoviétique n'est pas un pays socialiste", je suis écarté de toutes mes fonctions, et, aussitôt après, exclu du Parti.

Ce n'est pas seulement un drame personnel, mais une occasion historique perdue: pour n'avoir pas compris le sens théorique du mouvement de 1968, et s'étant donc révélé incapable, dans la pratique, d'en prendre la direction, le Parti communiste français tombait désormais dans les bas côtés de l'histoire, pour devenir, par une lente décadence, un groupuscule phagocyté par le Parti socialiste, et s'intégrant, avec lui, à la pensée unique, celle de la croissance et de l'Europe, de la mondialisation, c'est à dire de l'acceptation de fait de l'hégémonie américaine et de son monothéisme du marché.

Il n'avait plus désormais de mission historique à remplir: la fonction tribunicienne. Il devenait un parti comme les autres, politiquement correct, c'est-à-dire ne proposant plus une alternative rompant avec le système régnant.

Je commençais dès lors à élaborer, en solitaire et à tâtons, cette autre voie, de L'alternative (en 1974) à L'Appel aux vivants de 1979.

Dans ce dernier, après avoir fondé à Genève, en 1974, L'Institut international pour le dialogue des civilisations, je commençais à entrevoir enfin, à la fois les causes de la décadence de l'Occident, les possibilités d'autres formes de vie qu'offraient les pays non-occidentaux s'ils n'avaient pas été arrêtés, dans leur développement endogène, par le colonialisme, depuis 5 siècles, et les perspectives d'unité du monde qui seules, aujourd'hui, pouvaient assurer la survie de la planète et une véritable résurrection de l'humanité.

* * *

4)- Philosophie de l'Etre et philosophie de l'acte

Si j'embrasse aujourd'hui d'un regard la totalité de ma vie, ce qui en fait l'unité, dans la diversité de ses recherches, c'est ce passage d'une philosophie de l'être à une philosophie de l'acte.

En politique, la longue lutte contre le déterminisme de ce qui est, contre toute philosophie linéaire de l'histoire lui assignant d'avance une fin, depuis les perversions du marxisme concevant le renversement de Hegel, comme la substitution d'une dialectique de la matière à une dialectique de l'esprit. Ce faux déterminisme historique faisait du socialisme une étape nécessaire, après d'autres et découlant d'elles. (Sous une forme caricaturale les aberrations de Fukuyama proclamant fin de l'histoire le triomphe du monothéisme du marché). L'histoire n'est pas faite de faits, mais de choix humains et de créations humaines. Il importe donc de retrouver l'inspiration de Marx, de comprendre avec lui que les hommes font leur propre histoire même s'ils ne la font pas arbitrairement, mais dans des situations conditionnées par le passé. Sinon l'on fabrique trop de révolutionnaires faisant du sens de l'histoire un destin, et voulant tout changer dans le monde, sauf eux-mêmes.

En esthétique, ce fut la longue polémique, au cours de ma vie, (et notamment dans mes Soixante oeuvres qui annoncèrent le futur, Danser sa vie et surtout D'un réalisme sans rivage) contre le réalisme de la mimésis d'Aristote, dégradé en imitation d'un monde déjà tout fait, méconnaissant l'annonciation, par les arts, d'un avenir à naître et d'un monde toujours en naissance.

En théologie, la recherche angoissante et passionnée de Dieu qui n'est pas un être mais un acte, l'acte qui fait être, et auquel nous sommes chaque jour appelés à participer. S'il existait un Dieu qui ait fait le monde une fois pour toutes, si tout ordre et toute autorité étaient également son oeuvre éternelle, ce serait une impiété de prétendre changer cet ordre et ces autorités. "Obéissez à ceux à qui Dieu a donné le pouvoir ", c'est le principe de base de toute théologie de la domination, chez Saint-Paul comme chez le musulman Hanbal et leurs disciples d'aujourd'hui.

Dieu, comme le rappelle le Coran, ne cesse de créer le monde et de le recréer, et il confie à l'homme (tous les hommes) la charge d'être son Calife sur la terre pour poursuivre cette création.


Ce texte est extrait du livre de Roger Garaudy intitulé L'Avenir: mode d'emploi, divisé ici en sept parties. Il est édité en 1998 par les éditions Vent du Large et se trouve en librairie (ISBN: 2-912341-15-9). On peut s'adresser, au choix, à l'éditeur, 1 av. Alphand, 75116, Paris, à la Librairie de l'Orient, 18 rue des Fossés Saint Bernard, 75005, Tel.: 01 40 51 85 33, Fax: 01 40 46 06 46 ou à l'Association Roger Garaudy pour le dialogue des civilisations, 69 rue de Sucy, 94430 Chennevières sur Marne.

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Roger Garaudy
L'AVENIR
MODE D'EMPLOI

Chapitres: | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 |
 

I -- D'où vient le danger de mort du XXIe siècle?

1) -- La planète est malade: un monde cassé

2) -- L'Occident est un accident: Il a cassé le monde par trois

3) -- Hitler a gagné la guerre.

-- La destruction de l'Union soviétique.

-- La vassalisation de l'Europe.

-- L'exclusion des races inférieures dans le monde.

II -- Comment construire l'unité humaine pour empêcher ce suicide planétaire

1) -- Par une mutation économique

A Un contre Bretton-Woods

B pour un nouveau Bandoeng

2) -- Par une mutation politique

- Qu'est- ce qu'une démocratie? (Le monothéisme du marché détruit l'homme et sa liberté.)
-- D'une Déclaration des droits à une Déclaration des devoirs
-- La télévision contre la société

3 -- Par une mutation de l'éducation

- qu'est-ce que l'éducation? (Lire des mots ou lire le monde?)

-- Mythologie ou histoire?

a -- La mystification de l'idée de nation.

b -- Le colonialisme culturel

c -- Le mythe et l'histoire en Israël

- Philosophie de l'être ou philosophie de l'acte?

4 -- Par une mutation de la foi

Et maintenant?

- ... Ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves.
 


ANNEXES
I -- Trajectoire d'un siècle et d'une vie

1 -- Avoir vécu un siècle en feu

2 -- Les rencontres sur le chemin d'en haut

3 -- 1968: Soyons raisonnables: demandons l'impossible

4 -- Philosophie de l'Etre et philosophie de l'Acte

II -- L'Occident est un accident (ses trois sécessions)

1re sécession: de Socrate à la Renaissance

2e sécession: les trois postulats de la mort:

a -- d'Adam Smith au monothéisme du marché. (De la philosophie anglaise.)

b -- de Descartes à l'ordinanthrope. (De la philosophie française)

c -- de Faust au monde du non-sens. (De la philosophie allemande)

3e sécession:

a) -- Les Etats-Unis, avant-garde de la décadence

b) -- Les Etats-Unis, colonie d'Israël

III -- Une autre voie était possible

a) -- Les précurseurs: de Joachim de Flore au cardinal de Cues.

b) -- Les occasions manquées: de Thomas More à Montaigne.

IV -- L'avenir a déjà commencé

Graines d'espoir:

-- Le réveil de l'Asie: la nouvelle route de la soie.

-- Le réveil de l'Amérique Latine: la civilisation des tropiques.

Bibliographie

 


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