Kevin MacDonald : Culture De La
Critique – Les Juifs Et La Gauche (6)
Conclusion
Il n’est pas inintéressant de se demander quel a été le sort du
judaïsme dans une société organisée suivant les lignes d’une
idéologie politique radicalement universaliste. En Union
Soviétique, les Juifs « jouaient un rôle important, si ce n’est
décisif, à la direction des trois principaux partis socialistes,
bolcheviks compris » (Pinkus,The
Jews of the Soviet Union : A History of a National Minority,
p. 42).
Les Juifs, affirme Rapoport, « dominaient » le premier Politburo
de Lénine (Stalin’s
War against the Jews : The Doctor’s Plot and the Soviet Solution,
p. 30). Lénine lui-même avait une grand-mère juive. On rapporte
qu’il avait dit qu’ « un Russe intelligent est presque toujours
un Juif ou quelqu’un qui a du sang juif dans les veines » (inPipes,The
Russian Revolution, p. 352). Il y avait en proportion moins
de Juifs chez les bolcheviks que dans les autres partis
révolutionnaires.
De fait, on trouve des preuves d’une opposition entre Juifs et
Gentils dans le schisme entre bolcheviks et mencheviks, lesquels
étaient d’esprit plus internationaliste et comptaient en
proportion beaucoup plus de Juifs. (Souvenons-nous de
l’internationalisme propre aux bolcheviks, cf.supra).
Les Juifs étaient malgré cela très largement représentés à la
direction bolchevik, même si dans ce mouvement « la seule
mention du nombre absolu de Juifs ou de leur proportion ne
permet pas de saisir certains facteurs-clés, quoique
non-quantifiables, comme l’audace des bolcheviks juifs, leurs
qualités oratoires souvent éclatantes, leur énergie et leur
force de persuasion » (Lindemann,Esau’s
Tears : Modern Anti-Semitism and the Rise of the Jews, p.
429).
Les bolcheviks juifs étaient plus instruits que leurs homologues
non-juifs et plus susceptibles de parler d’autres langues que le
russe. Comme nous l’avons remarqué au1er
chapitre, les Juifs de la gauche radicale américaine étaient
supérieurement intelligents, travailleurs, dévoués et mobiles –
traits de caractère qui ont incontestablement contribué au
succès de leurs organisations. Quatre des sept membres du
Politburo de Lénine étaient ethniquement juifs, sans le compter
lui qui était juif au quart et qui, comme le fait remarquer
Lindemann, était assez juif pour avoir été soupçonné sous le
Troisième Reich ; Lénine était communément vu comme un Juif et
environ un tiers des cinquante plus hauts dirigeants étaient
juifs.
Qui plus est, de hauts dirigeants non-juifs du mouvement
bolchevik, Lénine compris, pourraient être qualifiés de
non-juifs enjuivés : « ce terme, débarrassé de ses vilaines
connotations, pourrait servir à souligner un point souvent
négligé : même en Russie, il y avait quelques non-Juifs,
bolcheviks ou pas, qui respectaient les Juifs, chantaient leurs
louanges, prenaient exemple sur eux, se souciaient de leur
bien-être et entretenaient avec eux des amitiés ou des liaisons
intimes » (Lindemann,op.cit.p.
433). Lénine, par exemple,
vantait ouvertement et régulièrement le rôle des Juifs dans
le mouvement révolutionnaire. Dans le parti, c’était l’un
des plus tranchants et des plus rigoureux quand il
s’agissait de dénoncer les pogroms et l’antisémitisme en
général. Après la révolution, il revint sur sa réticence
initiale à l’égard du nationalisme juif, acceptant l’idée
d’une nationalité juive légitime sous le pouvoir soviétique.
Sur son lit de mort, Lénine eut des paroles amicales pour le
menchevik juif Julius Martov, auquel il portait une
affection toute spéciale malgré leurs grands désaccords
idéologiques.
S’appuyant sur l’important ouvrage de Paul Johnson, Lindemann
met en évidence le rôle « éminent » de Trotski dans la
planification et la direction du soulèvement bolchevik et son
rôle de « chef militaire brillant » qui mit sur pied l’armée
rouge. Quantité de traits de caractère chez Trotski sont
typiquement juifs.
À supposer que l’antisémitisme dérive de l’anxiété et de la
peur et non pas du mépris, alors on peut prendre la mesure
des inquiétudes vis-à-vis de Trotski chez les antisémites.
Les mots de Johnson sont significatifs. Il parle du «
pouvoir démonique » de Trotski et emploie le même terme pour
décrire la force oratoire de Zinoviev ou le caractère
impitoyable d’Uritsky. Son absolue confiance en soi, son
arrogance bien connue et son complexe de supériorité étaient
chez Trotski des traits de caractère qu’on rattachait
souvent aux Juifs. Il y avait des fantasmes à son sujet et
au sujet d’autres bolcheviks, mais aussi des faits sur le
terrain desquels poussaient ces fantasmes. (ibidem,
p. 448)
Vaksberg présente la chose de façon intéressante. Il remarque
par exemple que sur un montage photographique représentant la
direction soviétique en 1920, 22 dirigeants sur 61 étaient
juifs, « mais sur l’image sont absents Kaganovitch, Piatnitski,
Golochekine et bien d’autres membres du cercle dirigeant dont la
présence sur l’image aurait fait monter en flèche le pourcentage
de Juifs (op.
cit.p. 20). En plus de la très forte
sur-représentation de Juifs à ces échelons, on trouvait aussi «
pléthore d’épouses juives » aux côtés des dirigeants non-juifs,
ce qui dut encore renforcer l’atmosphère juive aux étages
supérieurs du pouvoir, étant donné que tous, et Staline le
premier, étaient fort conscients du fait ethnique. Staline eut
fort à faire pour dissuader sa fille de se marier avec un Juif
et désapprouva d’autres mariages entre Juifs et Gentils. De leur
côté, les antisémites accusaient les Juifs d’avoir «implanté
leurs congénères en qualité d’épouses et d’époux pour gagner de
l’influence et du pouvoir» (in Kostyrchenko,op.
cit., souligné dans le texte, p. 272). Ce point s’accorde
bien à l’idée d’un « enjuivement » des bolcheviks non-juifs.
Dans la gentilité russe, une idée répandue voulait que « tout le
monde sortait perdant de la révolution, mais que les Juifs, et
eux seuls, en tiraient bénéfice » (Pipes,Russia
under the Bolchevik Regime, p. 101), comme le montrent, par
exemple, les efforts mis en œuvre par le gouvernement pour
combattre l’antisémitisme. À l’image de ce qui eut lieu en
Pologne après la Deuxième Guerre mondiale, le régime soviétique
considérait les Juifs comme des soutiens fiables, à cause des
changements considérables que la révolution avait apportés dans
leur statut. Par conséquent, la période qui suivit immédiatement
la révolution connut un antisémitisme intense, marqué par de
nombreux pogroms menés par les Armées Blanches. Toutefois,
Staline « décida de briser le mythe du rôle décisif joué par les
Juifs dans la planification, l’organisation et la réalisation de
la révolution » et mit l’accent sur le rôle des Russes
(Vaksberg,op.
cit.p. 82). À l’instar des apologètes juifs
d’aujourd’hui mais pour d’autres raisons, Staline trouvait
avantageux de faire passer au second plan l’action des Juifs
dans la révolution.
Les Juifs étaient fortement sur-représentés au sein des élites
politiques et culturelles de l’Union Soviétique dans les années
1920, situation maintenue jusqu’aux purges des années 1950 qui
touchèrent les hautes sphères économiques et culturelles. Voici
la thèse de Vaksberg sur Staline, telle que je la comprends. Il
aurait été antisémite dès le départ, mais, à cause de la
puissance des Juifs aux plus hauts échelons de l’État et de la
société et pour ne pas froisser les gouvernements occidentaux,
il n’aurait pu déloger que lentement les Juifs des échelons
suprêmes du pouvoir et fut forcé de pratiquer la tromperie tous
azimuts.
Il aurait donc mêlé ses mesures anti-juives de professions de
foi philosémites et pris quelques Juifs à son bord pour masquer
son orientation anti-juive. Par exemple, juste avant une série
de procès où 11 accusés sur 16 étaient juifs, on mit en scène en
grandes pompes le procès de deux non-Juifs accusés
d’antisémitisme. Lors du procès des Juifs, on ne fit nulle
mention de leur judéité et, sauf une seule fois, on n’employa
pour les désigner que leurs pseudonymes du parti à consonance
non-juive, jamais leurs véritables noms juifs. Pendant les
années 1930, Staline continuait à honorer et à récompenser les
artistes juifs tandis qu’il écartait les dirigeants politiques
juifs et les remplaçait par des Gentils.
Le complot des blouses blanches en URSS – 1953
La campagne d’éviction des Juifs de leurs positions dans le
gouvernement et le monde culturel commença en 1942, mais
s’accompagnait toujours de prix et de récompenses accordées aux
savants et aux artistes juifs, afin de ne pas prêter le flanc
aux accusations d’antisémitisme. Un antisémitisme d’État plein
et entier émergea dans la période de l’après-guerre, les quotas
d’admission de Juifs dans les universités étant même plus durs
qu’à l’époque tsariste. Toutefois, l’antisémitisme personnel de
Staline n’était pas seul en cause ; l’antisémitisme tirait sa
source de préoccupations fort traditionnelles touchant à leur
loyauté et à leur domination économique et culturelle.
Kostyrchenko montre que la volonté des Russes ethniques de
déloger les Juifs de leurs positions de pouvoir exerçait une
forte pression sur Staline. On purgea donc les élites, où
l’importance des Juifs étaient disproportionnée, dans les
domaines du journalisme, des Beaux-Arts, des sciences
historiques, pédagogiques, philosophiques, économiques,
médicales et psychiatriques, que ce soit à l’université ou dans
les instituts de recherche, dans toutes les branches des
sciences de la nature. Il y eut aussi de grandes purges de Juifs
dans le domaine économique, aux échelons supérieurs du monde des
cadres et des ingénieurs. Les intellectuels juifs furent
qualifiés de « cosmopolites déracinés » qui manquaient de
sympathie à l’endroit de la culture nationale russe. Ils étaient
considérés comme déloyaux à cause de leurs expressions
d’enthousiasme pour l’Israël et de leurs liens étroits avec les
Juifs américains.
Les Juifs étaient également sur-représentés dans les
gouvernements communistes d’Europe de l’Est et dans les
mouvement révolutionnaires communistes d’Allemagne et d’Autriche
de 1918-1923. Dans le gouvernement communiste hongrois de 1919
qui dura très peu de temps, 95 % des personnages importants du
gouvernement de Bela Kun étaient juifs. Ce gouvernement liquida
avec énergie les contre-révolutionnaires, non-juifs dans leur
écrasante majorité, puis la lutte menée par l’amiral Horthy
donna lieu à l’exécution de la plupart des têtes juives du
gouvernement communiste – lutte à coloration clairement
anti-juive. Par ailleurs, dans les partis communistes des pays
occidentaux, l’action des agents juifs qui travaillaient pour le
compte de l’Union Soviétique était une chose remarquable et
remarquée.
Même dans les premiers partis et factions communistes
d’Occident, qui se combattaient âprement, le thème des
‘Juifs étrangers qui prennent leurs ordres à Moscou’ était
une patate chaude. Il était presque tabou dans les rangs
socialistes de désigner les agents de Moscou comme juifs,
mais le sous-entendu était que ces Juifs étrangers
détruisaient le socialisme occidental. (Lindemann,op.
cit.p.435-436)
Les Juifs avaient pu s’assurer des positions de pouvoir dans ces
cercles dès les commencements, mais en cours de route,
l’antisémitisme en Union Soviétique et dans les autres pays
d’Europe de l’Est se fit connaître assez largement et devint une
source d’inquiétude politique chez les Juifs américains. Comme
nous l’avons vu, Staline a réduit le pouvoir des Juifs en URSS
et l’antisémitisme fut un facteur notable du déclin des Juifs à
la direction des gouvernements communistes d’Europe de l’Est.
Les cas de la Pologne et de la Hongrie sont particulièrement
intéressants. Étant donné le rôle des communistes juifs dans la
Pologne de l’après-guerre, il n’était pas étonnant qu’un
mouvement antisémite y apparût et finît par déboulonnerla
génération.Après le discours de Khrouchtchev
de 1956 sur la déstalinisation, le parti se scinda en une
faction juive et une faction anti-juive, qui se plaignait du
trop grand nombre de Juifs à la direction. Pour le dire dans les
mots d’un dirigeant de la faction anti-juive, la prépondérance
des Juifs « faisait que les gens prenaient en haine les Juifs et
se méfiaient du parti. Les Juifs éloignent les gens du parti et
de l’Union Soviétique ; les sentiments nationaux ont été blessés
et il est du devoir du parti de se conformer à l’exigence que ce
soient des Polonais, non des Juifs, qui tiennent les rênes du
pays » (inShatz,op.
cit.p. 268). Khrouchtchev lui-même soutint
cette nouvelle ligne politique en faisant remarquer que « vous
avez déjà trop d’Abramovitch » (ibidem,
p. 272). Dans cette première phase de purges anti-juives, le
public se manifesta par des incidents antisémites et exigea que
les communistes juifs qui avaient changé de nom pour ne pas trop
se faire remarquer dans le parti, se révélassent enfin. Ensuite
de quoi, plus de la moitié de la juiverie polonaise émigra en
Israël entre 1956 et 1959.
L’antisémitisme monta en flèche à la fin des années 1960. Les
Juifs connurent un déclassement progressif et les communistes
juifs étaient accusés d’être les responsables des maux de la
Pologne. LesProtocoles
des Sages de Sioncirculaient largement parmi les militants
du parti, les étudiants et les militaires. Les services de
sécurité, anciennement dominés par les Juifs et dirigés contre
le nationalisme polonais, étaient désormais tenus par des
Polonais qui considéraient que les Juifs formaient un « groupe
qui devait être maintenu sous la plus étroite et constante
surveillance » (ibid.p.
290). Les Juifs furent délogés de leurs hautes positions au
gouvernement, dans l’armée et dans les médias. Des dossiers
élaborés étaient tenus sur les Juifs, y compris les crypto-Juifs
qui avaient changé de nom et adopté en façade une identité
non-juive. Comme les Juifs l’avaient fait auparavant, le groupe
anti-juif mit sur pied des réseaux pour promouvoir les siens
dans l’administration et les médias. Les Juifs devenaient des
dissidents et des déserteurs, là où autrefois ils dominaient les
forces étatiques de l’orthodoxie.
Le « tremblement de terre » éclata en 1968, quand une campagne
antisémite se déclencha après les déchaînements de joie des
Juifs qui fêtaient la victoire israélienne dans la Guerre des
Six Jours, se détachant sur le fond du soutien soviétique aux
Arabes. Le président Gomulka condamna la « cinquième colonne »
juive en Pologne. De grandes purges de Juifs eurent lieu dans le
pays et les expressions de la vie juive laïque (par exemple les
revues en yiddish, les écoles et les camps d’été juifs) furent
pratiquement démantelées. Cette haine contre les Juifs provenait
clairement du rôle qu’ils avaient tenu dans l’après-guerre.
Selon les mots d’un intellectuel, « les problèmes de la Pologne
venaient au fond d’un conflit ethnique entre Polonais et Juifs,
les Juifs étant les alliés des Russes. Les problèmes venaient de
l’arrivée dans notre pays de certains politiciens habillés en
tenue d’officier qui supposaient qu’eux et eux seuls – les
Zambrowski, les Radkiewicz, les Berman – avaient droit au
pouvoir et au monopole dans les décisions portant sur le bien de
la nation polonaise ». Les problèmes se résoudraient quand « la
composition ethnique anormale » de la société serait corrigée. (inSchatz,op.
cit.p. 306-307)
Les Juifs restants « furent, à la fois collectivement et
individuellement […] pointés du doigt, moqués, ostracisés,
dégradés, menacés et intimidés avec une violence incroyable et
avec de la… malfaisance » (ibidem,
p. 308). La plupart quittèrent la Pologne pour l’Israël et ils
durent renoncer à leur nationalité polonaise. Ils ne laissèrent
derrière eux que quelque centaines de Juifs, des vieillards en
général.
Le cas de la Hongrie est tout à fait semblable à celui de la
Pologne, pour ce qui est des origines du triomphe des
communistes juifs et de leur défaite subséquente face à un
mouvement antisémite. Malgré certaines preuves de
l’antisémitisme de Staline, il a placé au pouvoir des
communistes juifs en tant qu’instruments de sa volonté de
dominer la Hongrie après la Deuxième Guerre mondiale. Le
gouvernement était « complètement dominé » par les Juifs
(Rothman & Lichter,op.
cit.p. 89), et les Hongrois le savaient bien.
« A Budapest, la blague courait qu’il y avait un seul Gentil à
la direction du parti parce qu’il fallait bien quelqu’un pour
allumer la lumière le samedi » (ibidem,
p. 89). Le Parti Communiste de Hongrie, soutenu par l’Armée
Rouge, tortura, emprisonna et exécuta les dirigeants de
l’opposition et d’autres dissidents tout en attelant solidement
l’économie hongroise au char soviétique. Les choses se passèrent
comme en Pologne : les Juifs furent installés par leurs maîtres
soviétiques dans une position d’intermédiaire idéal entre une
élite étrangère et exploiteuse et une population indigène
assujettie. Les Juifs étaient vus comme ceux qui avaient
manigancé la révolution communiste et qui en avaient profité le
plus. Les Juifs constituaient quasiment tout l’effectif de
l’élite du parti et ils étaient au sommet de la hiérarchie des
forces de sécurité et des entreprises.
Non seulement les Juifs fonctionnaires du Parti Communiste et
cadres des entreprises étaient dominants du point de vue
économique, mais il semble qu’ils bénéficiaient aussi d’un accès
pour ainsi dire libre aux Gentilles qui étaient sous leurs
ordres – en partie à cause de la grande pauvreté dans laquelle
vivait la majeure partie de la population et en partie à cause
de la ligne politique du pouvoir qui cherchait à saper les mœurs
sexuelles traditionnelles, par exemple en payant les femmes pour
qu’elles fassent des enfants illégitimes. La domination de la
bureaucratie communiste juive hongroise semblait posséder cette
coloration de domination sexuelle et reproductive sur les
Gentils, les Juifs ayant un accès disproportionné aux Gentilles.
Un étudiant fit cette remarque qui montre bien le fossé qui
existait entre dirigeants et dirigés en Hongrie :
Prenez la Hongrie : qui était l’ennemi ? Pour Rakösi [le
chef juif du Parti Communiste hongrois] et sa bande,
l’ennemi, c’était nous, le peuple hongrois. Ils pensaient
que les Hongrois étaient intrinsèquement fascistes. C’était
l’attitude des communistes juifs, du groupe de Moscou. Ils
n’éprouvaient rien que du mépris pour le peuple (inIrving,Uprising
!p. 111).
Cette remarque illustre le thème de la loyauté que nous avons
traité dansSeparation
and its Discontents(chap. 2) : la déloyauté
des Juifs vis-à-vis du peuple chez qui ils ont vécu est souvent
exacerbée par l’antisémitisme, lequel provient aussi d’autres
sources. De plus, le fait ethnique demeura un facteur très
important dans la période post-révolutionnaire, contrairement à
son statut dans la théorie [marxiste-léniniste, NdT]. Quand des
fonctionnaires juifs voulaient punir un fermier qui n’avait pas
fourni ses quotas, ils envoyaient des Gitans pour lui reprendre
sa ferme, parce que les gens du cru n’auraient pas accepté de
participer à la destruction de l’un des leurs (cf. Irving,ibidem,
p. 132).
Ces fonctionnaires du parti tiraient avantage du même principe
que Staline et d’autres dirigeants étrangers avaient reconnu au
moment d’employer les Juifs en tant que couche intermédiaire
exploiteuse entre eux et les indigènes assujettis. Les étrangers
ethniques sont relativement enclins à exploiter d’autres
groupes. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que le
soulèvement hongrois du 1956 ait comporté des aspects de pogrom
antisémite traditionnel, comme l’indiquaient à l’époque les
attitudes anti-juives des réfugiés. Et sous cet aspect, il ne
diffère pas beaucoup des nombreux pogroms antisémites qui eurent
lieu dans les sociétés traditionnelles précisément au moment où
diminuait le pouvoir de l’élite étrangère qui soutenait les
Juifs [l’auteur fait référence à la crise qu’a représenté la
déstalinisation en 1956, NdT].
Comme dans toutes les autres expérimentations, l’idéologie et
les structures politiques gauchistes universalistes peuvent ne
pas produire les résultats désirés par ses instigateurs juifs.
Sur la base des données ici présentées, nous pouvons conclure
que le radicalisme politique a échoué à garantir les intérêts
juifs, ce qui a poussé les Juifs à abandonner les mouvements de
gauche radicale ou à tâcher de coupler ce radicalisme à une
identité juive affichée et à une implication active au service
des intérêts juifs. En fin de compte, il semble que les
idéologies de l’universalisme associées à une perpétuation de
l’identité et de la cohésion du groupe ne soient pas un
mécanisme efficace pour combattre l’antisémitisme.
À la lumière de l’expérience passée, on peut dire que la
promotion par les Juifs des structures sociales hautement
collectivistes, comme dans le socialisme et le communisme, a été
une mauvaise orientation pour le judaïsme en tant que stratégie
évolutionnaire de groupe. D’un côté, le judaïsme et le
socialisme étatique et bureaucratique ne sont évidemment pas
incompatibles et nous avons remarqué que les Juifs réussirent à
se forger une position politique et culturelle dominante dans
les sociétés socialistes tout comme ils l’ont fait dans des
sociétés plus individualistes. Mais d’un autre côté, la
structure fortement collectiviste et autoritaire des sociétés en
question produisent une institutionnalisation très efficace de
l’antisémitisme au moment où la prépondérance juive dans ces
sociétés, malgré une bonne dose de camouflage [« crypsis »],
vient à être mal vue.
Affiche de 1975
Qui plus est, la tendance de ces société à produire une
monoculture politique implique que le judaïsme ne peut survivre
qu’au prix d’un semi-camouflage. Comme le fait remarquer
Horowitz :
La vie juive est diminuée quand l’opposition créative du
sacré et du profane, de l’église et de l’État, est perçue
comme devant s’incliner devant un système de valeurs
politiques plus élevées. Les Juifs souffrent, leur nombre
décline et l’immigration devient le remède pour survivre
lorsque l’État exige l’intégration dans un moule national
unique, dans un universel religieux défini par une religion
d’État ou une quasi-religion d’État.
En dernière analyse, l’individualisme radical parmi les Gentils
et la fragmentation de leur culture offre au judaïsme en tant
que stratégie évolutionnaire de groupe un environnement de
meilleure qualité. De fait, il s’agit d’une voie largement
empruntée par les intellectuels et praticiens politiques juifs
de nos jours.
À ce titre, il est intéressant de remarquer qu’aux États-Unis
aujourd’hui, beaucoup d’intellectuels juifs néo-conservateurs
rejettent les idéologies étatistes et corporatistes car ils ont
reconnu que ces idéologies avaient favorisé un antisémitisme
d’État. De fait, les débuts du néo-conservatisme remontent aux
années 1930 et aux procès de Moscou, où nombre de vieux
bolcheviks juifs, dont Trotski, avaient été condamnés pour
trahison. En conséquence de quoi apparurent lesNew
York Intellectuals, mouvement gauchiste anti-stalinien, dont
une partie a abouti graduellement au néo-conservatisme (voir le
chap. 6).
Le mouvement néo-conservateur a été d’un anti-communisme fervent
et s’est opposé aux quotas ethniques et aux politiques de
discrimination positive aux États-Unis – politiques qui devaient
empêcher la libre concurrence entre Juifs et Gentils. Pour une
part, les intellectuels juifs étaient attirés par le
néo-conservatisme à cause de sa compatibilité avec le soutien à
l’Israël dans un temps où les pays du tiers-monde, soutenus par
la plupart des gauchistes américains, étaient très
anti-sionistes. Quantité d’intellectuels néo-conservateurs
avaient été d’ardents gauchistes et la scission entre anciens
alliés donna lieu à une guerre intestine des plus intenses.
On vit pareillement en Espagne se développer une tendance
libertaire et individualiste chez les intellectuels
judéo-convers, conséquence de l’antisémitisme d’État à l’époque
de l’Inquisition. Castro insiste sur les aspects libertaires,
anarchistes, individualistes et anti-organicistes de la pensée
des judéo-convers, qu’il attribue à l’oppression qu’ils
subissaient de la part d’un État anti-libertaire et organiciste.
Ces intellectuels, opprimés par les lois sur la pureté du sang
et par l’Inquisition elle-même, soutenaient que « Dieu ne
faisait pas de différence entre un chrétien et un autre »
(Castro,The
Spaniards : An Introduction to Their History, p. 333).
Lorsqu’une expérimentation dans le domaine de l’idéologie ou de
la politique échoue, une nouvelle est lancée. Depuis l’époque
des Lumières, le judaïsme n’a pas été un mouvement monolithique
et unifié. Le judaïsme est une série d’expérimentations, et
depuis les Lumières, il y en a eu beaucoup. Quantité de
querelles ont éclaté entre Juifs sur le sujet de savoir comment
servir au mieux leurs intérêts, et il est certain que les
intérêts des Juifs de la gauche radicale pouvaient parfois
entrer en conflit avec ceux des Juifs riches (souvent, leurs
employeurs).
La nature contractuelle de l’association entre Juifs depuis
l’époque des Lumières a produit un certain fractionnement du
judaïsme, les Juifs individuels expérimentant leur judéité en
empruntant diverses voies. En ce sens, le radicalisme de gauche
juif doit être considéré comme une des solutions pour développer
un judaïsme viable dans le monde contemporain, à coté du
sionisme, de la néo-orthodoxie, du judaïsme conservateur, du
judaïsme réformé, du néo-conservatisme et du judaïsme en tant
que religion civile. Dans le chapitre suivant, nous allons voir
que la psychanalyse a joué le même genre de rôle pour un grand
nombre d’intellectuels juifs.
"Si j'étais un leader arabe, je ne signerais jamais un accord
avec Israël. C'est normal; nous avons pris leur pays. [...] Ils ne voient qu'une seule chose : nous sommes venus et nous
avons volé leurs terres. Pourquoi devraient-ils accepter cela ?"
- David Ben-Gourion, premier ministre israélien, cité par Nahum Goldmann dans
"Le Paradoxe Juif", page 121.